La version live et hollywoodienne d’un immense classique de l’animation japonaise. Récupération cérébrale réussie.
La semaine dernière, on parlait de La Belle et la Bête, la dernière production Disney transfusant en prises de vues réelles son hit nineties d’animation. Avant, il y avait eu Le Livre de la jungle ; il y aura bientôt Aladdin, Mulan et Dumbo. Ce qui avait été dessiné une première fois se doit maintenant d’être filmé.
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Il serait trompeur de voir dans cette vogue une simple revanche de l’enregistrement photographique sur la figuration animée. Il faut plutôt y voir le signe d’une péremption définitive de la forme dessinée du cinéma d’animation, trop raide, trop abstraite, aussi caduque que du latin classique pour les spectateurs de la génération Z.
Le cinéma sera hybride
Elle est désormais enterrée par un cinéma hybride où l’animation numérique ne se vivrait plus comme une alternative déréalisée à la prise de vues réelle mais l’aurait, au contraire, infiltrée par tous les bouts. La vieille dichotomie entre animation et live est appelée à disparaître ; tout film sera, un jour très prochain, un mixte de l’un et de l’autre ; comme tout corps vivant sera à la fois biologique et technologique, humain et machine.
Adapté d’un manga illustre de Masamune Shirow, qui a donné lieu en 1995 à un chef-d’œuvre du cinéma d’animation japonais, le film culte de Mamoru Oshii, Ghost in the Shell est donc la version adulte et arty de l’entreprise de transfusion en cinéma néo-enregistré de Disney. Mais avec pour bonus théorique de faire de cette entreprise d’updatage technologique le véritable sujet du film.
Ce cinéma augmenté relate justement l’odyssée chaotique d’une humanité augmentée
Ce cinéma augmenté, où la photographie est incessamment boostée par la CGI (computer-generated imagery), relate justement l’odyssée chaotique d’une humanité augmentée, où un foie synthétique permet à un grand gars alcoolique de continuer à picoler, où de petites lunettes infrarouge sont greffées à la place des yeux d’un grand brûlé, où la prothèse robotique devient l’enchâssement naturel du corps biologique.
Les images les plus troublantes du film sont celles qui travaillent sur cette double hybridation : une geisha mutique déploie d’un coup des pattes de tarentule métallique, une efflorescence de câbles flexibles en tous sens permet à des mains humaines de taper à toute vitesse sur les touches d’un clavier informatique, une paire d’yeux qu’on pensait tout ce qu’il y a de plus organique se soulève comme un couvercle pour laisser place à une prise qui permet au personnage de se logger.
Scarlett, zadiste du futur
Scarlett Johansson est comme un poisson cloné dans l’eau dans ce cybermonde. L’actrice construit depuis des années une filmographie passionnante de cohérence, qui lui fait méthodiquement incarner toutes les facettes d’une humanité augmentée. On l’avait pourtant découverte indolente, visage potelé, en lolita alanguie (Lost in Translation), bimbo tragique (Match Point), modèle de Vermeer (La Jeune Fille à la perle), en tout cas figure toujours très terrestre.
Et puis tout a changé. Aspirée par Marvel, elle a muté Veuve noire (Iron Man 2, Avengers, les deux derniers Captain America…) ; Luc Besson lui a permis de mobiliser la totalité de ses capacités cérébrales (Lucy) ; ce qui l’a conduite logiquement à se dématérialiser en pure intelligence artificielle chez Spike Jonze (elle est la voix décorporéisée de Her). Et si elle récupère une enveloppe charnelle humaine, c’est un travestissement d’alien (Under the Skin de Jonathan Glazer).
Nul mieux que Scarlett ne pouvait donc incarner cette zadiste du futur, arrachée à sa vie par un complexe militaro-industriel et qui devient autre chose qu’une femme, autre chose qu’une humaine, mais aussi autre chose qu’une machine. A cette transhumanité, Scarlett Johansson donne un visage fermé et triste ; et quelque chose dans sa physionomie obtuse, sa robustesse, sa détermination ferme et belliqueuse matche parfaitement avec l’univers du manga.
Son ghost, le film d’origine
Le film de Rupert Sanders (qui a aussi réalisé Blanche-Neige et le chasseur, avec Kristen Stewart) entretient un rapport d’une grande piété avec son modèle – dans la geekosphère, Ghost in the Shell est une religion. Mais une piété ambivalente. Le récit rejoue les grandes étapes dramatiques de l’original, mais en simplifie les enjeux, modifie des personnages et surtout atrophie sa vertigineuse résolution par une fin beaucoup plus dans les clous.
Si le film affirme une certaine autonomie dans la narration, il est au contraire d’une fidélité fervente à l’univers plastique de Oshii, la verticalité dédaléenne de la ville, ses visions enluminées. Même le découpage du film (respectant by the book l’enchaînement des plans de certaines séquences), sa relative lenteur, une forme de statisme assez à rebours de l’environnement visuel contemporain travaillent à restituer l’empreinte sensorielle de Ghost in the Shell 95.
C’est ce qui fascine dans ce film à la beauté étrange : son ghost, c’est évidemment le film d’origine, classique absolu, vénéré par des fans prêts à hurler au sacrilège, auquel il se confronte avec solennité (comme s’il était sous surveillance). Sa coquille, bénéficiant d’une direction artistique soignée et de tous les atouts de la technologie hollywoodienne contemporaine, est rutilante. Mais elle ne serait rien sans ce ghost dont on vient vérifier la présence. Il parvient avec succès à infecter, de ses germes mélancoliques et mortifères, sa belle et neuve carapace.
Ghost in the Shell de Rupert Sanders (E.-U., 2017, 1 h 45)
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