Bien qu’ayant atteint depuis longtemps un âge où les chamailleries de cours de récré ne devraient plus être de mise, Mick Jagger et Paul McCartney éprouvent encore une joie enfantine à prolonger plus que de raison la guerre antédiluvienne entre les Beatles et les Stones.
En octobre dernier dans le New Yorker, à l’aube d’une nouvelle tournée pharaonique des Stones, c’est Paul qui taquinait avec morgue ses rivaux du Swinging London : “Les Stones sont surtout un groupe de reprises de blues. Notre champ de références était quand même plus vaste.” À de telles petites piques, Mick Jagger n’a pas manqué de répondre de façon définitive : “La vraie différence entre les Stones et les Beatles, c’est que l’un d’entre eux a la chance incroyable de jouer encore dans des stades pleins alors que l’autre n’existe plus depuis cinquante ans.” Game over ?
La mise en ligne ces derniers jours de Get Back, la colossale série documentaire de Peter Jackson sur la préparation de leur concert sur le toit d’Apple, tonne comme un nouveau coup de dés relançant la partie. Parmi les victoires des Stones sur les Beatles, il y avait celle d’avoir la gestation d’un tube sacré, Sympathy for the Devil, immortalisée par un des plus grands génies cinématographiques du XXe siècle, Jean-Luc Godard. Entre deux saynètes où s’échauffent des Black Panthers, des hippies gauchistes et des néonazis, One + One montre la fabrication progressive, nappe après nappe, du morceau de légende. Dans une captation à jamais saisissante, la splendeur plastique pop du Godard de l’époque devient l’écrin le plus valorisant du monde du génie en action des Stones.
Paul McCartney avait-il vu tout récemment One + One (sorti à Londres en décembre 1968) lorsque, en janvier 1969, les caméras du réalisateur Michael Lindsay-Hogg pénétrèrent dans le studio de répétition du concert Apple pour les filmer en intégralité ? Au bout d’une heure et deux minutes (la série en dure huit), McCartney gratte quelques accords nerveux et répétitifs, grommelle quelques borborygmes. Peu à peu, de cette bouillie, émerge comme un diamant la mélodie du tube Get Back et les prémices de ses paroles. Alors l’effet sidérant d’assister en direct à un événement d’art majeur et au miracle de la création est au moins équivalent aux plus belles scènes de One + One.
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Comme le raconte Thierry Jousse dans sa critique de la série, ces images constituaient la matière de Let It Be, le long métrage documentaire d’une heure vingt de Michael Lindsay-Hogg que les Beatles aimaient peu, devenu invisible depuis 40 ans. L’idée très forte de Peter Jackson, lorsqu’il a eu accès à ces documents, était de ne pas les monter dans un format de long métrage standard, mais d’imaginer une forme un peu monstrueuse, anti-narrative, où la durée hors norme devient l’outil le plus performant pour comprendre ce qui s’est joué (entre les quatre musiciens au bord du délitement), mais aussi comment ils jouaient (les séances de travail sont vraiment captivantes).
S’il y a donc du Godard dans cette inspection du travail, cette scrupuleuse observation de la fabrication de l’art, la force de Get Back est de lui adjoindre aussi beaucoup de Rivette. Celui de L’Amour fou (réalisé la même année, en 1969, description sur quatre heures des répétitions d’un spectacle de théâtre) ou plus encore d’Out 1 (tourné en 1970, divagations balzaciennes de plus de douze heures, où l’on voyait aussi une troupe de théâtre expérimental répéter sous la houlette de Michael Lonsdale). En retrouvant ces images de 1969, Peter Jackson a eu l’intuition très sûre qu’il lui fallait retrouver aussi le plus fort l’avant-garde esthétique de ces années-là, et la croyance dans les vertus d’une matière qui ne cesse de déborder, d’un temps qui se déploie au-delà même des limites humaines de la perception.
Cinquante ans après les Stones, les Beatles ont donc eu un peu leur One + One. Mais avec en bonus un peu aussi d’Out 1. Un point pour Paul. La balle à Mick.
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