A la demande de Miossec, le journaliste revient sur les films qui, au cours de sa carrière de critique, l’ont le plus agacé. Du vitriol pour dégonfler les boursouflures et se pencher sur la culture du navet.
Pendant plus de trente ans de critiques de cinéma à Libération et maintenant, de temps à autre, aux Inrockuptibles, mon mot d’ordre non dit est de tendre la main aux films “fragiles” et de tataner les puissants plus ou moins écrabouilleurs. Question de principe, politique, esthétique et moral. Si tous les films, pas du tout libres et égaux le mercredi de leur sortie, prennent le risque un peu zinzin de s’exposer, ils prennent aussi le risque parfois douloureux de s’exposer aux critiques et aux publics. Qui les uns et les autres ont le pouvoir regardeur et regardant d’admirer ou de haïr.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sans remonter jusqu’à Baudelaire, mais il y a pire référence, si l’art de critiquer est celui d’aimer, il est aussi celui de détester. En précisant qu’il est souvent plus difficile d’aimer un film, et de l’écrire à en perdre la raison, que de le déglinguer, si possible en suffoquant de rire quand la bêtise pointe son groin.
De mémorables soirées de karaoké ciné-dingue
Bref rappel historique. Au fil du temps je me souviens, au hasard, des films de Claude Berri qui fut sans doute un bon acteur (notamment dans L’Homme blessé de Patrice Chéreau ou dans Stan the Flasher de Serge Gainsbourg) et un puissant producteur, mais aussi, dans les années 1980, un piètre réalisateur. Manon des sources, Jean de Florette… Et vous trouvez ça drôle ?
Pas vraiment. Ou plutôt si ! Car il faut porter au crédit de ces deux boursouflures sponsorisées par le shampoing à la farigoulette d’avoir inspiré quelques mémorables soirées de karaoké ciné-dingue où l’imitation de l’accent surjoué de Yves Montand (as le Papet), le disputait à la parodie du grimaçant Ugolin, sans conteste le plus mauvais rôle de Daniel Auteuil.
Et du même Berri, le très douteux Uranus sur lequel Serge Daney écrivit dans Libé un article extra où il détectait dans le film des relents collaborationnistes. Et Daney de lancer à cette occasion un avertissement qui tient toujours : “Tant que le bon peuple cinéphile et les braves gens préféreront la planque dorée des Enfants du paradis de Marcel Carné à l’exposé de La Règle du jeu de Jean Renoir, on pourra être sûr qu’une occupation, quelque part, continue.”
Libération, date tristement historique car elle fit jurisprudence, fut condamné par les tribunaux pour cette critique au motif de la diffamation et le quotidien fut obligé de publier un droit de réponse de Claude Berri qui ne brillait pas par son élégance, se terminant par ces mots d’une belle vulgarité : “Salut ma poule.”
« Chronique d’une merde annoncée »
Rebelote avec le même, tonnant d’une rage étrange devant les caméras de Canal+ (“Achtung ! Si le film ne marche pas, j’attaque !”) quand il me vint de douter de L’Amant, le chef-d’œuvre décrété indiscutable de Jean-Jacques Annaud, que Berri avait produit, dans un article de haute déconne prestement titré “Blaireau chinois mon amour”.
Il faut rappeler qu’en ces temps, Libération, et pas seulement pour le cinéma, était un atelier à titres plus ou moins en folie qui firent beaucoup pour sa notoriété (lire l’interview de Gérard Lefort). Et c’est ainsi qu’un jour du Festival de Cannes 1987, pour titrer Chronique d’une mort annoncée de Francesco Rosi, film exténuant d’académisme, sortit tout chaud tout beau de ce même atelier “Chronique d’une merde annoncée”, trouvaille qui, hélas, n’était pas de moi mais d’un éditeur inspiré, et qui fit l’unanimité dans la Libé-team.
Maman chérie ! Un violent orage s’abattit alors sur nos têtes et même si Serge Daney servit de paratonnerre, la Croisette ne parlait plus que de ça entre le drapé outré et la menace de contacter la Camorra pour me régler mon compte. Trois ans auparavant, le même Rosi, à la sortie de sa version pépère de Carmen, s’était pris dans les tibias à propos de l’actrice-cantatrice Julia Migenes-Johnson dans le rôle-titre : “La cuisse qui chante.”
Cette même année 1987, le journal Libération éditait un hors-série intitulé “Pourquoi filmez-vous ?” sur le modèle du fameux “Pourquoi écrivez-vous ?” publié en 1919 par la revue Littérature, dirigée par Aragon, Breton et Soupault. Pour en faire la publicité, un petit avion survolait à heure fixe le Festival, tractant une banderole où était inscrit “Pourquoi filmez-vous ?”. Beaucoup de cinéastes présents à Cannes, va savoir pourquoi ?, prirent cette question pour un reproche, voire une injonction à tout arrêter, là, maintenant.
“Vous êtes certains de vouloir voir ça ?”
Dix ans plus tard, autre réminiscence plaisante, Le Jour et la Nuit, coproduit, scénarisé et réalisé par Bernard-Henri Lévy. Pour cette œuvre, que son auteur devait situer à équidistance d’Orson Welles et de Carl Dreyer, la projection presse ultra top secrète fut organisée pour un critique de Libération (moi en l’occurrence), accompagné d’une collègue journaliste, Annette Lévy-Willard, plus ou moins amie de BHL.
L’absence de l’attaché de presse à l’entrée de la salle, puis l’apostrophe du projectionniste (“Vous êtes certains de vouloir voir ça ?”) auraient dû nous alerter. Dix minutes de film plus tard, l’affaire était entendue. Un gros machin trop gras de tout : intrigue (les affres d’un écrivain pénible), acteurs (Alain Delon en roue plus que libre, Lauren Bacall en incertaine citation hollywoodienne, Arielle Dombasle et son importante collection de paréos), paysages mexicains en montgolfière (sorte de Mon cul vu du ciel à la marge d’un Yann Arthus-Bertrand).
S’ensuivit une critique titrée “BHL pédale dans le guacamole”. Bernard-Henri Lévy n’entama pas de procès en diffamation mais fit donner l’artillerie du spécial copinage notamment à Françoise Giroud qui hurla au chef-d’œuvre. Plus lucide, Claude Chabrol qui, par ailleurs, fut le meilleur expert de ses propres navets, n’y alla pas de main morte : “BHL a fait le film le plus con de l’année. Le plus grave c’est que tout le monde le lui a dit mais il refuse de le croire. Il pense qu’il est en avance.” Mais là encore il faut admettre que, même sans joints, la vision entre amis du Jour et la Nuit est la garantie d’une soirée de riritte suraiguë.
Bill Chernaud, l’hydre à huit têtes
Puisqu’il est question d’ami.e.s, cette courte histoire de la ciné-déglingue ne peut faire l’économie d’une évocation de l’immarcescible Bill Chernaud. A la fin des années 1980, chaque mercredi, jour des sorties cinéma et en l’occurrence d’une sorte de “par ici la sortie”, Bill chroniquait dans les colonnes de Libé les “bien vus mais mal pris” de la semaine.
Sa notoriété devint telle que Christophe Dechavanne, alors star de la télé, voulut l’inviter dans une de ses émissions. Il lui fut répondu que c’était impossible, Bill Chernaud ayant décidé, tel au minimum Gilles Deleuze, qu’il ne viendrait jamais faire le zouave à la télé. Il aurait sans doute été plus simple d’expliquer que Bill Chernaud était le prête-nom d’une coopérative critique où, plutôt que de s’épuiser à rendre compte des épouvantes du moment, tout un.e chacun.e y allait de ses dégoûts et agacements à grands coups de notulettes désinvoltes, en mode “on n’est pas là pour souffrir”.
Ce bon vieux Bill s’est depuis retiré du monde et comme il y a prescription, on peut aujourd’hui donner les noms de ceux qui abreuvèrent sa chronique hebdomadaire : Marie Colmant, Olivier Séguret, Didier Péron, Philippe Vecchi, Mathieu Lindon, Elisabeth Lebovici, Louis Skorecki et…Serge Daney, pas le dernier dans la production de jeux de mots tuants et qui fut co-inventeur du pseudo-collectif Bill Chernaud (Tchernobyl en verlan).
On pourrait aussi évoquer le très révisionniste Milou en mai de Louis Malle, relecture petite-bourgeoise de Mai 68, le discutable La Liste de Schindler de Spielberg et ses effets publicitaires sur la Shoah, ou Fort Saganne d’Alain Corneau et Indochine de Régis Wargnier, au rayon des pensums vaguement postcoloniaux.
Se pencher sur ce passé où le vitriol était une arme de défense contre la médiocrité massive et la bassesse dominante, ce n’est pas œuvrer dans la nostalgie larmoyante, mais se souvenir d’un temps guilleret où insolence, impertinence et mauvaise foi n’étaient pas encore devenues, dans la presse comme à la télévision ou à la radio, des poses “commerciales” obligées.
{"type":"Banniere-Basse"}