Pour Raoul Ruiz, les films constituent autant de repères dans les dédales de la mémoire. Un titre suffit pour qu’il se souvienne du lieu de la projection, de l’ambiance et de ses émois d’alors. Comme dans son dernier film, Généalogies d’un crime, ces digressions d’un cinéphile chilien semblent partir dans toutes les directions pour toujours retomber sur leurs pieds. Si Buñuel, Cocteau ou Hitchcock restent les balises de Ruiz, ils sont aussi de parfaits prétextes pour évoquer les bordels de Santiago, l’importance des « gestes psychologiques » ou le terrorisme des hitchcockiens « trotskistes ».
Le Voyage dans la lune, Georges Méliès, 1902
Le tout premier Méliès que j’ai vu, un Méliès avant la lettre, c’est un numéro de fête foraine qui s’appelle Le Papillon enchanté : un jeu de miroirs qui permet de voir sur une table la tête d’une femme, avec rien en dessous. C’est un classique de la magie, venu du Théâtre Robert Houdin, et encore avant d’Athanasius Kircher et son théâtre des miroirs à Venise au xviième siècle, voire de Descartes et la grande polémique autour du miroir d’Archimède. Le théâtre des miroirs, c’est l’ancêtre des effets spéciaux et des fantasmagories de Robertson. Ce qui me plaît chez Méliès, c’est le mélange d’enfantin et de problèmes de logique, voire de topologie. En Amérique latine, les querelles théoriques sont toujours prioritaires, même en ce qui concerne le cinéma et il fallait choisir entre Méliès et Lumière, comme plus tard entre Rossellini et De Sica. Moi, je préférais Méliès d’un côté et Rossellini de l’autre.Les Vampires, Louis Feuillade, 1915-16
Mes premiers vampires, c’était dans les films de la Hammer (compagnie de production anglaise, spécialisée dans le fantastique). Ceux de Feuillade ne m’ont pas beaucoup frappé. Je préfère les monstres plus théoriques, comme Frankenstein : comment les meilleures parties d’un corps donnent un monstre quand on les assemble. Le vampirisme, qui consiste à boire le sang des autres, a été très tôt démythifié par les histoires chiliennes, dans lesquelles il y a des vampires de toutes sortes. Par exemple, il y a le vampire sans corps, appelé picuchen : juste une tête, et les oreilles sont les ailes. Il peut paralyser juste par le regard et suce le sang à distance. Au Chili, j’ai surtout vu les serials américains de première partie de programme qui ont ensuite servi de base à tous les personnages de La Guerre des étoiles, avec les monstres et les princesses. Je me souviens aussi des séries antinazis. Là, les vampires étaient des nazis.
Le Docteur Mabuse, Fritz Lang, 1922
Ici, en bas de l’immeuble, il y a le docteur Tabuse et c’est mon médecin. Mais Fritz Lang, c’est déjà la Cinémathèque, à Paris. Ces films, je les ai découverts très tardivement, quand je me suis intéressé à tous les effets « démodés » : les enchaînés, le travail avec des filtres, tous les éléments de l’expressionnisme. Je les ai vus avec l’oeil d’un voleur. Dans Généalogies d’un crime, le personnage de Piccoli est un Mabuse charmant, qui fait toutes sortes de calculs mais qui est privé de mémoire. C’est un Mabuse amnésique et finalement assez sympathique.
La Maison du Dr Edwards, Alfred Hitchcock, 1945
Je l’ai visionné pour la première fois il y a trois semaines. De toute façon, je l’aurais sûrement détesté si je l’avais vu plus tôt parce qu’au Chili, les hitchcockiens formaient un groupe surnommé « les trotskistes », qui se sont d’ailleurs avérés vraiment trotskistes, et qui sifflaient Orson Welles, les films italiens et tous les films latino-américains. Donc, à cause d’eux, Hitchcock était naturellement détesté par la plupart des cinéphiles raisonnables. C’était une ambiance de film culte avant la lettre, ils chantaient la musique, connaissaient les dialogues par coeur. Là, Hitchcock tentait d’expliquer honnêtement ce qu’est la psychanalyse, il y a une volonté didactique qui me fait un peu penser à la programmation de La 5ème. Et on voit bien que le cinéma ne sert pas à expliquer les choses. Finalement, les images vont dans un autre sens et restent parfaitement énigmatiques, comme le pistolet de la fin qui se retourne vers le spectateur.
Le Secret derrière la porte, Fritz Lang, 1948
Je l’ai découvert en pleine Unité populaire, quelques semaines avant le coup d’Etat. Mais je suis sûr de l’avoir vu plus petit, ça passait comme un film normal. Ce film m’évoque la phrase de Lampedusa dans Le Guépard : « Un palais dont on connaîtrait toutes les pièces ne mérite pas d’être habité. » J’ai fait l’expérience dans mon appartement de directeur de la Maison de la culture du Havre. Il y avait une pièce en plus qu’ici (en désignant son appartement) et je n’étais pas habitué. Je n’arrivais pas à entrer dans cette pièce. Un jour, pour me forcer, j’y ai lancé mon pantalon mais j’ai été incapable d’aller le récupérer. J’ai demandé à Jean-François Stévenin de le faire pour moi. Lui est entré sans problème. La fascination de ce film, c’est l’idée de l’espace secret qu’on n’arrive pas à pénétrer.
Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958
Pour moi, c’est capital. On fait une exposition, on développe et ce développement va vers le sens du rationnel puis on réexpose et on tombe dans le fantastique : les deux versants sont aussi valables l’un que l’autre. Pour Généalogies, je me suis un peu démarqué de Vertigo en prenant la structure de la triple fugue, c’est très chic. Il y a un thème, le neveu avec la tante, qui génère deux contre-thèmes : une avocate qui défend un criminel découvre ses propres tendances homicides, premier contre-thème, et c’est une histoire immortelle qui prend possession d’un groupe de gens, comme un virus. Ce second contre-thème devenant en fait le thème central. En plus, j’ai triché avec toutes ces histoires de théâtralisation du crime, inspirées à la fois de Belphégor et de Klossowski. Sinon, Vertigo, c’est l’époque où je suivais Kim Novak de film en film, en acceptant ses défauts évidents. Elle jouait dans Picnic et dans L’Homme au bras d’or, avec Sinatra. C’était une projection où il y avait plein de filles et elles criaient des obscénités à chaque fois que Sinatra apparaissait. Ça m’a empêché d’apprécier le film. Dans Picnic, il y avait aussi Susan Strasberg qui avait à peu près mon âge, 13-14 ans, et je la préférais à Kim Novak car j’ai toujours eu un imaginaire pratique et je savais que Kim Novak et moi, ça ne marcherait jamais, même dans l’imaginaire. C’était plus réaliste, c’est mon côté Rossellini.
Le Voyeur, Michael Powell, 1960
Je me rappelle surtout le personnage car le casting était une vraie trouvaille : prendre Karl Heinz Böhm pour incarner ce criminel alors qu’il jouait l’empereur d’Autriche dans Sissi que passait le cinéma d’à côté ! Et puis, il correspondait tellement à ce côté mélancolique des Allemands que nous connaissions bien au Chili, à cause de tous les immigrés allemands. Avec les films qu’on a vus il y a longtemps, on fait des anamorphoses : les scènes que l’on croyait très importantes ne le sont pas. La scène avec l’aveugle et son ombre, j’ai dû l’assimiler et la reproduire sans m’en rendre compte dans au moins une dizaine de mes films. Il y a beaucoup d’aveugles dans mes films et souvent, ils jouent avec leurs propres ombres. Dans la scène de la projection du Voyeur, il y a une espèce de sommet dans la réflexion sur le cinéma. C’est une des meilleures méta-images sur le cinéma.
Le Grand sommeil, Howard Hawks, 1946
Sans mauvais jeu de mots, la première fois je me suis endormi. C’était à San Francisco et la salle était pleine de hippies qui fumaient de l’herbe. J’ai respiré l’odeur et je suis tombé raide je ne me suis réveillé qu’à la fin. Et puis, en anglais, je ne pouvais pas comprendre tous les doubles sens obscènes, qui sont paraît-il fantastiques. Mais il y a plein d’autres films américains de cette époque qui ont un mode de narration un peu tourmenté. Regardez Détour d’Ulmer. Maintenant, ça passerait pour un film d’avant-garde, avec cette façon de mettre le film entre guillemets pour faire du manque de moyens un atout. Je crois que la fameuse efficacité hollywoodienne était une efficacité très large, c’était un peu la pagaille. Aujourd’hui, c’est devenu plus rigide.
Un Chien andalou & L’Age d’or, Luis Buñuel, 1928 & 1930
Avant même de les voir, je savais qu’il ne fallait pas faire ça. Le Chili des années 60, c’est l’école réaliste-marxiste, avec l’influence de Kracauer, le théoricien de la prise de l’image directement par la caméra, sans intervention de l’homme, et Bazin dans le meilleur des cas. Mais en fait, si on le lit vraiment, on s’aperçoit que Kracauer ne s’intéresse au contraire qu’à la manipulation de l’image. Donc, à cause de Kracauer, je savais que Buñuel était un très mauvais cinéaste, c’était sa réputation au Chili. Son seul film intéressant datait du muet et de sa collaboration avec Dali. Après, plus rien. On disait la même chose de Rossellini et Zavattini, par exemple, ou de Carné et Prévert. Tous les intellectuels qui s’intéressaient au cinéma étaient communistes. Leur avis sur Buñuel n’a changé qu’au moment de Nazarin, Viridiana et L’Ange exterminateur. Mais pour les voir, il fallait aller en Argentine, trois heures d’avion. Ma vraie découverte de Buñuel s’est faite aux Etats-Unis, quand j’ai compris ses autres films mexicains. Belle de jour, ça a été un choc érotique. Quand j’ai raconté ce choc à Sacha Vierny, qui était le chef-opérateur du film, il m’a dit que c’était grâce à lui, qu’il avait insisté auprès de Buñuel pour qu’on devine les fesses de Catherine Deneuve sous ses voiles noirs dans la scène chez le nécrophile. Buñuel était très prude, il avait horreur de ce genre de choses. Bref, j’ai dû sortir à la moitié du film, car je ne tenais plus, et me précipiter au bordel. A l’époque, le bordel n’était pas cher car, quand on était étudiant en droit comme moi, on pouvait payer en laissant le code civil. Ces dames étaient très conscientes qu’elles auraient forcément affaire un jour avec la justice. Un futur avocat avait donc ses entrées. Ce retour à la réalité m’a calmé et je suis retourné voir la fin du film le lendemain. La première fois que j’ai vu Un Chien andalou, je n’ai rien compris, exactement comme je n’ai rien compris la première fois au Sang d’un poète de Cocteau. L’Age d’or, je l’ai visionné plus tard et me suis beaucoup amusé. C’est curieux parce que j’ai fini par tomber dans ce genre de choses bien plus tard, à partir de La Ville des pirates. A l’époque, c’était des objets hors norme, réductibles à aucune des lignes politiques… et pourtant, il y avait beaucoup de lignes différentes ! En plus, les Chiliens sont de grands collectionneurs de Chiliens. Or, dans L’Age d’or, je suis persuadé qu’il y a un Chilien ! C’est un tic national : chaque fois qu’on voit un film, on cherche un Chilien ! Hier, j’ai regardé un morceau de Vacances romaines et il y a un Chilien ! C’est le type qui danse avec la princesse et qui s’avère finalement être de la police ! Bien sûr, c’est un grand collectionneur de Chiliens qui me l’avait signalé auparavant. C’est comme dans les comédies musicales américaines : il y a toujours une Chilienne qui danse au fond à gauche, toujours.
La Belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946
Celui-là, j’avais 9 ou 10 ans, l’âge qu’il fallait. Et j’ai été terrifié ! Du début jusqu’à la fin, je n’ai pas cru du tout à la transfiguration du prince et c’est resté pour moi une histoire d’amour fou et de bestialité, au sens littéral. Surtout parce que le type de découpage était très déroutant pour quelqu’un qui n’était pas habitué aux films européens : les gens apparaissaient dans les miroirs. Là, j’ai eu vraiment peur, beaucoup plus qu’avec Frankenstein. Après, je l’ai étudié pour faire L’Hypothèse du tableau volé. J’avais demandé à Sacha Vierny, le chef-opérateur, de reproduire exactement la même lumière. A l’époque, je croyais qu’Henri Alekan était mort depuis longtemps. Après, j’ai travaillé avec lui sur les conseils de Vierny et il m’a fait découvrir ses méthodes pour la lumière, lointainement héritées de Méliès.
La Féline, Jacques Tourneur, 1942
Tourneur, c’est l’art de l’ellipse. C’est curieux, je l’ai toujours considéré comme un cinéaste purement français, comme un Bresson qui n’aurait pas eu de fortune personnelle et qui aurait été obligé de tourner des séries B à Hollywood, pour gagner sa vie. Et dans Vaudou, c’est encore Bresson, le côté contenu, plus Glauber Rocha, quand l’histoire qu’on est en train de voir est racontée par un chanteur. Là, par l’utilisation du folklore populaire, on retrouve les éléments que Brecht avait eu tellement de mal à inventer pour créer une « distance critique » et qui, en fait, ont servi exactement au contraire ! J’ai revu ces films, comme ceux de Joseph H. Lewis Gun crazy ou The Big combo , quand ils sont ressortis à Paris et je les ai reconnus ! Comme j’ai reconnu les films d’Ed Wood, qui étaient au Chili l’équivalent des films pornos ici. Ses films passaient dans un cinéma en sous-sol, avec des séances séparées pour les hommes et les femmes. En revoyant tous ces films à Paris, le charme était le même. Comme avec ceux qui m’avaient ennuyé quand j’étais petit ils m’ennuient toujours exactement aux mêmes moments, rien n’a changé. Ce qui est fantastique, c’est qu’à travers tous ces films, on peut reconstituer toute son enfance puisqu’à l’époque, on allait au cinéma au moins trois fois par semaine. Là, je viens d’acheter en vidéo The Jolson story : la vie du chanteur Al Jolson, celui du Chanteur de jazz, avec Larry Parks, un martyr du maccarthysme. C’était une série de films pour les familles. Comme le premier avait eu un succès énorme, ils en ont fait un second, toujours avec Larry Parks, dans lequel on tourne un film sur lui, qui n’est autre que le premier de la série ! Donc, on assiste à la première du film et Larry Parks dit bonsoir à Al Jolson, interprété par ce même Larry Parks ! Et ainsi de suite, c’est un système d’emboîtement, on retrouve un fragment de film dans l’autre, c’est très fascinant. Comme dans La Ville des pirates, il y avait déjà un enfant assassin le même que dans Généalogies : c’était déjà Melvil Poupaud, je m’en aperçois maintenant !
Laura, Otto Preminger, 1944
Celui-là je l’avais oublié et je m’en suis souvenu quand j’ai lu le roman de Vera Caspary. C’était publié dans une collection un peu intellectuelle, mais pour les dames. Après, on comparait avec les films et la grande question était « C’est mieux ou c’est pire ? » La vacherie, ici, était de faire raconter l’histoire par l’assassin. Normalement, c’est interdit puisque ça empêche de deviner qui est l’assassin. C’est aussi le premier exemple clair de la technique de Tchekhov pas Anton mais Michael, son neveu, un disciple dissident de Stanislavski. Il a créé une école à New York, une sorte d’anti-Actor’s Studio, où il prêchait la retenue dans le jeu plutôt que l’expression, et où il travaille les « gestes psychologiques ». Dans Laura, ça donne le personnage de Dana Andrews, qui tente de contrôler ses mains quand il est nerveux. Et dans Généalogies, il y a un paquet de ces « gestes psychologiques », qui sont en fait purement mécaniques et qui servent à expliquer un aspect de la personnalité du personnage. Bogart faisait la même chose dans Ouragan sur le Caine.
Paris nous appartient, Jacques Rivette, 1961
Voilà un film mythique, dont j’avais tellement entendu parler au Chili que je ne l’ai pas reconnu quand je l’ai vu. Mais j’ai beaucoup aimé. Il fait partie de ces films qui m’excitent tellement qu’il faut que je sorte de la salle ! Ça me coûte une fortune de les voir sur trois ou quatre séances. Rivette est un très bon lecteur du cinéma américain. Il prend les choses que les Américains considèrent comme des erreurs ou des dérapages et qui sont en fait les plus importantes. Dans le film de Don Siegel, L’Invasion des profanateurs de sépultures, il prend l’idée de la contamination et laisse tomber le reste. Car le reste n’a pas grande importance : on sait bien que les Terriens vont gagner puisqu’on est en train de voir le film !
Frontière chinoise, John Ford, 1966
J’en ai un souvenir très vague. Je me rappelle mieux les Deux cavaliers, surtout de la scène de la boîte à musique, quand l’enfant blanc capturé par les Indiens poignarde sa mère avant d’entendre la musique et d’être lynché. Il faudrait refaire cette scène en mettant la musique avant et qu’il la tue quand même, ce serait encore plus tragique ! Au Chili, il y a eu des histoires de nonnes capturées par les Indiens. Elles n’ont jamais voulu revenir. Il y a chez les Indiens un élément primitif très fort et complètement irrésistible. Comme dans le film de Delmer Daves, La Flèche brisée, quand James Stewart doit apprendre à parler l’apache pour faire la paix avec Cochise. J’aurais bien aimé que le film s’arrête, comme chez Rossellini, et qu’on voie pendant une demi-heure James Stewart apprendre à parler l’apache. Juste pour voir ce que ça fait !
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}