[Gaspard Ulliel est décédé ce mercredi 19 janvier victime d’un accident de ski. À cette occasion, nous vous proposons de relire cette interview de 2014.] Cela fait dix ans qu’on le connaît, mais c’est avec son jeu inouï en Saint Laurent que Gaspard Ulliel explose. Rencontre.
Gaspard Ulliel idéal Saint Laurent, ce fut d’abord la prémonition d’un autre cinéaste que Bertrand Bonello. Alors qu’il dînait chez Davé, le restaurant vietnamien préféré des people chic, Gus Van Sant vit au mur un portrait d’Yves Saint Laurent jeune. Le cinéaste venait de tourner pour le film collectif Paris, je t’aime un court avec Gaspard Ulliel. Aussitôt, il envoya un message à son jeune comédien pour lui parler de cette évidence : lui en Saint Laurent.
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A l’époque, le jeune homme commença à lire Beautiful People, la story par Alicia Drake des années YSL/Lagerfeld/Jacques de Bascher. Puis le projet, assez vague, se perdit dans les limbes. Mais certaines bonnes idées ne veulent pas mourir.
“Bertrand (Bonello – ndlr) ne m’a pas fait de proposition ferme tout de suite. Il m’a parlé du projet, m’a prévenu qu’il discutait en parallèle avec plusieurs comédiens et m’a proposé une séance de travail. Elle consistait à répéter une interview télévisée de Saint Laurent trouvée sur le site de l’INA. Ce qui importait le plus à Bertrand était de trouver la voix. Un premier temps de mon travail a donc été d’imiter, de reproduire l’intonation et le débit si particulier de cette voix. Mais dans un second temps, Bertrand voulait que je m’en éloigne, que je trouve quelque chose de plus personnel. J’ai laissé infuser. J’ai cherché une voix qui puisse évoquer Saint Laurent, en laissant assez de souplesse pour pouvoir la tenir sur tout le tournage et surtout y injecter l’émotion de chaque scène.”
De fait, quelque chose à l’écran a pris forme qui n’est ni l’acteur ni le modèle, une créature hybride et autonome, un grand personnage de fiction qui a absorbé l’un et l’autre. Lorsqu’on demande à Gaspard Ulliel s’il se sent plus proche d’une idée du jeu qui valorise plutôt la composition, ou si au contraire il aime les acteurs qui ingèrent le personnage plus qu’ils ne le projettent, sa réponse est médiane.
Le cinéma “par hasard”
“J’avais envie en tout cas de faire quelque chose entre les deux. Comme spectateur, je peux aimer ces deux écoles, les compositions à l’américaine et aussi le jeu un peu neutre post-Nouvelle Vague. En France, il y a une culture du jeu qui n’encourage pas à marquer les choses. Quand on fait une proposition à un cinéaste, on a vite peur d’être lourd. Hannibal Lecter – Les Origines du mal (thriller hollywoodien où il jouait Hannibal Lecter jeune – ndlr) a été une expérience assez joyeuse de ce point de vue. Tout à coup, on m’autorisait à en faire beaucoup, à appuyer, et ça peut être très jouissif. Par exemple, quand je regarde Cate Blanchett dans Blue Jasmine de Woody Allen, je vois les coutures mais ça ne me dérange pas. Au contraire, je la trouve géniale. La conscience du jeu devient jouissive.”
Le cinéma est venu dans sa vie “par hasard”. A 12 ans, il fréquente un petit théâtre de quartier, “mais sans rien en attendre, comme une activité parascolaire”. Une amie de sa mère monte une agence de comédiens et a l’idée de faire passer des castings au petit. “J’ai accepté par curiosité. C’était marrant de voir l’envers du décor.” Les castings marchent bien, il multiplie les apparitions dans les téléfilms.
Mais si cela l’amuse beaucoup, ce fils de styliste (son père travaillait pour la marque Dorotennis) rêve de devenir architecte. Peu à peu, le cinéma le happe et, passé le bac, il s’inscrit en fac de cinéma, avec pour optique de devenir peut-être un jour metteur en scène. “J’ai surtout suivi un enseignement théorique. J’ai fait de l’analyse de films, me suis plongé dans Murnau, Lang, Bresson… Je me suis pris de passion pour Johan van der Keuken aussi.”
Trois nominations aux César
Mais le succès d’acteur le détourne subitement de ses études : entre 2002 et 2004, il enchaîne Embrassez qui vous voudrez de Michel Blanc, Les Egarés d’André Téchiné et Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet. Trois nominations successives au César de l’espoir masculin (remporté pour le Jeunet), deux gros succès publics et un grand film d’auteur.
“C’est vrai que j’ai longtemps pensé que le film d’André Téchiné était ce que j’avais fait de plus accompli artistiquement. De plus formateur aussi. Avec Saint Laurent, je pense avoir passé un nouveau cap. Et appris autant de choses que sur Les Egarés.”
Cet accomplissement d’acteur intervient après une période qu’il qualifie de plus incertaine, “un moment de flottement, où je me suis cherché dans ma vie personnelle”. Dans les années qui ont suivi sa mise en orbite, on l’a vu dans de très gros films pas très convaincants (Hannibal Lecter à Hollywood donc, Jacquou le Croquant de Laurent Boutonnat), puis une adaptation de Duras par Rithy Panh, Un barrage contre le Pacifique, avec Isabelle Huppert (2008). A la fin des années 2000, la maison Chanel l’engage pour promouvoir son parfum Bleu de Chanel et Martin Scorsese réalise le premier film publicitaire. “Ce contrat a un peu modifié mon rapport aux propositions d’acteur qu’on me faisait. Tout à coup, j’ai eu un confort financier qui m’a permis de choisir, d’attendre, de ne pas inonder les écrans. Et puis j’ai rencontré Scorsese.”
Très prochainement, il tournera un nouveau film pour Bleu de Chanel avec un autre cinéaste américain important mais il n’a pas encore le droit de dire de qui il s’agit. Il voit entre deux et trois films par semaine au cinéma. “Je suis un vrai geek, j’ai tout ce qu’il faut à la maison, rétroprojecteur, 5.1, etc. mais je préfère la salle.” Il déclare une affinité particulière pour le cinéma coréen : “J’ai rencontré le diable m’a beaucoup marqué, ainsi que The Host. J’aime aussi les films d’Hong Sangsoo et le cinéma japonais, classique bien sûr, mais aussi contemporain comme les films de Kore-eda ou Tokyo Sonata, le très beau film de Kiyoshi Kurosawa.”
Dans le cinéma américain, il loue la justesse de Blue Ruin, “un film indépendant qui m’a soufflé”. De façon plus générale, il se dit sensible avant tout aux cinéastes qui privilégient la recherche formelle. En France, outre Bertrand Bonello, il suit particulièrement le travail de Leos Carax, Olivier Assayas, Pascale Ferran, Bruno Dumont, Gaspar Noé, Pierre Schoeller “qu’à mon avis on ne cite pas assez souvent et dont les films ne valent pas seulement pour leur sujet mais aussi pour le soin apporté à la mise en scène”.
Rêve de musique
Lui qui a surtout tourné avec des cinéastes assez installés se dit aussi très désireux de rencontrer des cinéastes de son âge, Mia Hansen-Løve, Rebecca Zlotowski, Céline Sciamma. Mais ce qui l’a impressionné plus que tout ces dernières années, c’est le tour expérimental emprunté par l’œuvre de Francis Ford Coppola. “Ses trois derniers films sont d’une audace et d’une modernité renversantes. Il définit pour moi l’attitude exemplaire d’un cinéaste qui n’arrête pas d’avancer, de tout remettre en question et ne vise que le renouveau. Twixt est un des films qui m’a le plus marqué.”
Aujourd’hui, il confesse que son métier rêvé serait d’être musicien. “L’art le plus direct, le plus organique, c’est la musique. L’émotion est plus immédiate qu’en littérature ou qu’au cinéma. Ça parle directement au corps. La musique nous transperce.” Il a écouté beaucoup de jazz, ne s’est mis au rock qu’après – grâce à un hors-série de Télérama sur les 100 plus grands albums de tous les temps. “J’achetais les CD à la Fnac un par un : le Velvet, Bowie, le sublime Astral Weeks de Van Morrison, Nick Drake…”
Aujourd’hui, il attend avec impatience le nouveau Alt-J – “J’avais adoré le premier”. Quand il était enfant, il voulait jouer de la trompette, mais on l’en a dissuadé (trop difficile). Plus tard, il s’est mis au saxo mais ses voisins ont protesté. Depuis trois ans, il prend des cours de piano. “Je progresse doucement, mais je tiens une discipline. Je joue régulièrement. Mon rêve serait d’être un grand pianiste.”
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