Un grand film d’aventures entre Ford et Corto Maltese, version Sharunas Bartas. Scénario tenant en deux lignes, plans intensément contemplatifs, personnages minéraux : c’est Freedom, un brûlant chant du monde où cinéma et cinéaste finissent consumés par l’appel du désert. On se souvient tous de ces jeux d’enfants où, avec deux ou trois accessoires très […]
Un grand film d’aventures entre Ford et Corto Maltese, version Sharunas Bartas. Scénario tenant en deux lignes, plans intensément contemplatifs, personnages minéraux : c’est Freedom, un brûlant chant du monde où cinéma et cinéaste finissent consumés par l’appel du désert.
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On se souvient tous de ces jeux d’enfants où, avec deux ou trois accessoires très prosaïques, on imaginait les aventures les plus palpitantes et les plus exotiques. Sharunas Bartas procède un peu de la même façon. Dans Freedom, il lui suffit d’un embryon de récit, de deux ou trois personnages à peine esquissés, de quelques bateaux et d’une jeep de police, d’une tente de Bédouins, et quand même, reconnaissons que ça aide, de l’immensité splendide du Maroc, pour faire naître un film à trois francs six sous, où passent le souffle épique de l’aventure, les fantômes romanesques des grandes fictions de notre enfance, les ombres bienveillantes de The Searchers et de Moonfleet, le parfum enivrant du Crabe aux pinces d’or ou de Corto Maltese.
Tout commence dans un petit port fortifié de la côte marocaine (Essaouira ?). Deux hommes et une jeune femme embarquent sur un chalutier. A peine les amarres larguées, ils sont arraisonnés par une vedette de gardes-côtes et contraints de rebrousser chemin sous la fusillade. Les deux hommes et la femme semblent prendre la fuite on écrit « semblent » parce qu’ils n’ont pas l’air spécialement affolés ou pressés , s’enfoncent à pied dans le désert, disparaissent derrière une dune comme avalés par la nature, digérés par le fond du plan. Raconté comme ça, Freedom ressemble effectivement à un film d’action lambda. Mais nous sommes chez Bartas, c’est-à-dire que ces quelques menus événements durent bien un quart d’heure, ou une demi-heure, on ne sait plus, tellement Bartas s’y entend pour abolir la notion de temps. C’est dire aussi que ses personnages sont mutiques, qu’on ne sait rien d’eux, de leurs circonstances et de leurs motivations…
Notre cher Cobain lituanien n’a que faire des codes de récit et des ficelles scénaristiques mille fois utilisés que sont la psychologie, l’identification à un personnage, l’histoire, les liens de cause à effet deux traits lui suffisent à remplir le tableau et à suggérer le reste. En revanche, regarder ce qu’il voit, et montrer ce qu’il regarde, ça le passionne : et de filmer avec une intensité qui brûle les yeux les barques du port, le miroitement de l’eau, la lumière du sud marocain, les visages et les corps des humains, mais aussi un vol de mouettes, un goéland qui picore un crabe. Ecouter l’intéresse aussi bougrement, et le faire entendre au spectateur/auditeur itou : le caquetage des oiseaux, le chuintement du vent, le grondement de l’océan sont omniprésents et remplacent la parole. Bartas donne à voir et à entendre un somptueux chant de la terre, un concerto des éléments, une symphonie du monde propre à combler tous les contemplatifs invétérés.
Mais retrouvons nos piétons errants où nous les avions laissés, derrière une dune, au pays de la soif. Ils dorment sur le sable brûlant.
Ils reprennent leur marche. Ils déjeunent de quelques quignons de pain. Ils font halte chez des Bédouins, près d’un fort en ruines. Une jeep arrive, en descendent trois militaires visiblement à leur recherche. Le plan d’après, une chaîne de montagnes rocailleuses et les silhouettes minuscules de nos trois « héros » en pleine escalade. On comprend qu’ils ont pris la fuite à temps. Et toujours le silence des humains, la rumeur incessante du vent et de l’océan. Soudain, une bagarre entre les deux hommes : deux coups de poings échangés, c’est tout, c’est une scène d’action à la Bartas, c’est-à-dire soumise au même régime à l’os que ses récits et ses personnages. Après, ils ne sont plus que deux à poursuivre l’errance : l’homme buriné demande son nom à la jeune fille ; elle ne répond pas, puis elle prie, demande à Dieu le pardon pour ses mauvaises actions. On n’en saura pas plus.
Et pourtant, on ne s’ennuie pas une seconde ou si on s’ennuie, c’est un ennui plaisant, fécond, pas du tout ennuyeux. C’est que les plans sont tous plus beaux les uns que les autres, que les durées forment ici une épaisse matière qui nous absorbe, nous dissout. De temps à autre, Bartas consacre son temps et son regard aux bestioles du désert : une poignée de crabes qui s’éparpillent de guingois, un lézard qui traverse le cadre (grande scène de suspens), un envol de flamants roses. Bartas filme des humains minéraux, des paysages frémissants, des animaux personnages, les trois avec la même intensité. Chez lui, les hommes sont réduits à leur plus simple essence, à leur plus essentiel noyau : un visage, un corps, parfois un mot. Ce sont des hommes hors du temps, peut-être des néo-primitifs d’avant l’Histoire ou, au contraire, les survivants aphasiques d’une indécidable catastrophe, comme chez Aoyama, en tout état de cause des « figures », comme disait Godard. Au spectateur, si ça lui chante, de faire le reste du boulot, de nourrir ces esquisses humaines d’un passé, d’une histoire, d’une famille, d’un vécu, d’un avenir.
Nos deux voyageurs perdus arrivent à nouveau chez des Bédouins. Un homme, une femme, une grand-mère, un enfant, quelques chèvres, une tente : une famille, un embryon de civilisation, un endroit habitable… Tel John Wayne ramenant Natalie Wood chez elle dans La Prisonnière du désert, l’homme buriné va-t-il déposer la jeune fille à destination ? L’exercice a-t-il été profitable ? Vont-ils enfin tranquillement déguster un thé au Sahara ? On ne répondra pas pour ménager un peu de suspens. Mais on peut dire que là où Bertolucci avait accouché d’un nanard international et dispendieux en adaptant Bowles, Bartas délivre un objet unique et puissant qui a dû coûter à peine plus qu’une poignée de dattes.
La mystique du désert, Bartas n’en fait pas un discours ni une virée touristique, il la vit et, accompagnant ses figures et son film, finit avec eux consumé et dévoré par la lumière et les paysages du Sahara, comme il l’était avant par les frimas de la Lituanie. Freedom est une expérience physique, une sorte de caisson sensoriel qui nous coupe un temps de l’agitation ambiante. A moins que ce ne soit le contraire, que l’urbanité contemporaine, la net-époque et l’ultralibéralisme ne soient en train de déconnecter l’homme des réalités de sa planète et de l’isoler au milieu de multiples « écrans » factices : dans cette hypothèse, le film de Bartas ne nous isole pas, mais au contraire nous rend le monde.
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