« Cinéaste dont on parle », François Ozon nous avait jusqu’à présent régulièrement déçus, et c’est au moment où l’on n’attendait plus rien de lui qu’il signe son meilleur film. Adapté d’une pièce de jeunesse de Fassbinder, Gouttes d’eau sur pierres brûlantes convainc, entre fidélité, pompage et réappropriation canaille du génial cinéaste allemand. L’occasion d’une rencontre.
François Ozon Après Les Amants criminels, j’avais envie de faire un film assez simple sur la vie d’un couple au quotidien. J’ai commencé à écrire à partir de ma propre expérience, mais je n’arrivais pas à trouver la bonne distance, j’avais tendance à tomber dans le pathos. Et puis je me suis souvenu de cette pièce de Fassbinder que j’avais vue au théâtre cinq ou six ans avant et qui m’avait beaucoup plu sauf la fin, que je trouvais ratée. Je me suis plongé dans le texte et me suis aperçu que je retrouvais des émotions de mes expériences de vie en couple. C’était aussi une façon de rendre hommage à Fassbinder, un cinéaste que j’aime beaucoup. Comme j’ai fait allemand première langue, j’ai retraduit le texte avec mon dictionnaire, en enlevant des choses qui ne me semblaient pas intéressantes et en en développant d’autres. Fassbinder a écrit la pièce quand il avait 19 ans et ne l’a jamais montée lui-même, je me suis senti plus libre de la retravailler à ma guise. Parce que la fin était clairement bâclée, ce qui m’a donné plus de liberté. Une pièce plus parfaite m’aurait sans doute inhibé.
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Quel rapport avez-vous avec Fassbinder cinéaste ?
Je l’ai découvert assez tard. Le premier film de Fassbinder que j’aie vu, j’étais au lycée, c’était La Femme du chef de gare : pas son meilleur film, mais je me souviens encore de certains plans. A l’époque, tout le monde parlait de Wenders, c’était lui le grand cinéaste allemand. Quand j’ai découvert le Fassbinder du Mariage de Maria Braun et tous les grands films des années 70, j’ai eu un choc : c’est le seul cinéaste de l’après-guerre qui s’est confronté à l’histoire de son pays, toute l’Allemagne du xxe siècle est dans ses films. En France, on n’a pas l’équivalent mis à part le Chabrol des années 70. Wenders est un cinéaste apatride, qui a fui l’Allemagne dès qu’il a pu, alors que Fassbinder est resté, même s’il rêvait d’aller à Hollywood tourner des mélos à la Sirk. C’est un enfant de la guerre qui se confronte à la culpabilité et à l’histoire de son pays : il parle de ce qui fait mal. Et c’est un cinéaste qui a mis du temps à être considéré. Dans les années 70, un film aussi magnifique que L’Année des treize lunes s’est fait éreinter. Dans Le Droit du plus fort, qui reprend des personnages et des situations de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, Fassbinder fait le même constat sur le milieu homosexuel que sur le milieu hétérosexuel. L’homosexualité n’est pas traitée comme un problème, elle est naturelle, et Fassbinder montre que les rapports de domination y sont exactement les mêmes que dans une relation hétérosexuelle.
De ce point de vue, Fassbinder n’est plus très à la mode, peut-être parce qu’il est très éloigné du « gay is beautiful » contemporain.
Le milieu homosexuel n’a sûrement pas apprécié Le Droit du plus fort au moment de sa sortie, parce que ce n’est pas un tableau de l’homosexualité très reluisant, plutôt une vision d’une violence incroyable. Comme dans tous ses films, il appuie là où ça fait mal, il n’épargne personne. Alors que Querelle, qui est un film de fantasmes et d’imagerie, peut être un film culte pour les homosexuels.
Quand vous êtes-vous décidé à tourner Gouttes d’eau sur pierres brûlantes ?
Les Amants criminels avait été très difficile à faire, à cause du manque d’argent et du grand nombre de décors, je n’avais pas pu tourner comme j’aime le faire. Gouttes d’eau me permettait d’être en studio et de tourner le texte dans la chronologie, ce qui est un luxe incroyable, même si je n’avais que cinq semaines de tournage. J’avais soudain une maîtrise des moyens, du temps et des comédiens, que je n’avais jamais obtenue auparavant. Comme la pièce est un huis clos, le tournage en studio s’imposait de lui-même. En même temps, je m’angoissais énormément : est-ce que tourner pendant cinq semaines au même endroit serait supportable ? n’allais-je pas me retrouver à faire toujours les mêmes plans de personnages qui parlent assis sur des canapés ? En fait, ça a été très agréable et ça m’a conduit à me poser plein de questions de découpage et de mise en scène qui ne se posent pas forcément en décors naturels. Tourner en studio un texte que je n’avais pas écrit moi-même m’excitait beaucoup.
Est-ce un film personnel ou un simple exercice de style ?
Ceux qui n’aiment pas le film parleront d' »exercice de style » de façon péjorative. Alors que je n’ai pas cherché à faire un film « à la manière de Fassbinder ». J’ai plutôt l’impression de m’être nourri de ses films et d’en avoir donné mon interprétation, un peu comme un metteur en scène de théâtre espagnol qui monterait Shakespeare et qui garderait le côté anglais au lieu de vouloir trouver tout le temps des équivalents espagnols. C’est ma lecture de Fassbinder, ce n’est pas comme si j’avais refait Psychose en suivant le même découpage qu’Hitchcock !
Qu’avez-vous appris en adaptant Fassbinder ?
Depuis toujours, d’abord à la fac puis à la Femis, j’ai toujours oscillé entre deux cinémas, entre les films de Pialat et ceux d’Ophuls, Sirk ou Minnelli. Comment faire coexister ces deux cinémas ? C’est très difficile, il faut presque choisir son camp, entre le poids du réel et la stylisation, même si les films de Pialat sont très travaillés. Et puis Pialat est indépassable, seuls Bruno Dumont, les frères Dardenne et Brisseau ont trouvé une voie originale en partant de ce cinéma-là. Moi, je crois avoir trouvé la réponse à mon problème chez Fassbinder : ses films sont l’incarnation de ce que j’aime au cinéma, à la fois le poids de réel des personnages et la stylisation de la mise en scène. Il est le seul cinéaste qui parvienne à réconcilier les deux tendances qui m’intéressent au cinéma.
Comment avez-vous conçu le décor unique, l’appartement de Leopold ?
Quitte à tourner en studio, je voulais en jouir complètement et pouvoir mettre la caméra absolument où je voulais. Comme je voulais une vue sur des immeubles d’une ville allemande, on s’est inspirés de villes comme Cologne ou Düsseldorf, de façon assez pointilleuse, pour la forme des portes et des fenêtres, et pour les couleurs assez ternes et sombres des immeubles allemands de l’après-guerre. Je voulais une vision du décor plus onirique que réaliste.
Et pour les costumes ?
On s’est d’abord inspirés de ceux du Droit du plus fort, avec le petit blouson en cuir et le jean que Fassbinder porte dans le film. Pour Anna Thomson, la référence c’était évidemment Marlene Dietrich, avec le manteau de cuir d’Agent X27 et le petit chapeau sur le côté qu’a Ingrid Caven dans les films de Fassbinder. Pour lui, Marlene Dietrich était l’archétype féminin absolu.
Les culottes de peau de Franz, le jeune garçon, c’est tout de même très marqué.
Oui, c’est typiquement allemand. Ce costume permettait de souligner l’ellipse de la pièce, entre la rencontre traitée presque en temps réel et la vie à deux quelques mois plus tard, quand Franz est entré dans les fantasmes de Leopold. Ce costume permet d’établir la relation de dépendance entre les deux personnages : Leopold ne remarque même pas les culottes de peau de Franz, pour lui c’est normal, alors que Franz est comme un acteur qui essaie de faire plaisir à son metteur en scène. A Berlin, je me suis d’ailleurs aperçu, en feuilletant un magazine gay, que les culottes de peau font partie des fantasmes des gays berlinois. Le but était de surprendre le spectateur par les costumes et puis qu’il les oublie, comme l’équipe a fini par les oublier au moment du tournage, après en avoir d’abord beaucoup ri. Pour parvenir à une vision universelle du couple, il faut partir d’un univers très précis.
Comment avez-vous trouvé les chansons ?
Pendant les années 70, les chanteuses françaises de variétés faisaient aussi des carrières allemandes. Traüme, la chanson de Françoise Hardy, n’a jamais eu de version française, je l’ai trouvée après le tournage et elle collait parfaitement aux images. Tanze Samba mit mir par Tony Holiday a été un énorme succès, j’en avais besoin pour me défouler et défouler les acteurs, pour qu’ils s’expriment autrement que par les dialogues. J’ai ajouté cette chorégraphie à la pièce pour rendre la partouze moins glauque, pour faire monter la sauce avant la tragédie finale. Fassbinder sous-titrait Gouttes d’eau, « une comédie avec fin pseudo-tragique », il y avait cette volonté de commencer dans le réalisme pour terminer dans la farce. Et c’est ce mélange qui m’a plu, entre des moments d’émotion presque au premier degré et des dérapages vers le grotesque. Je pense que la pièce est autobiographique, que Fassbinder avait vraiment rencontré quelqu’un comme Leopold mais que lui ne s’est pas suicidé. Et qu’il y avait une volonté d’exorciser cette expérience personnelle, d’où ces touches de comique et de grotesque. La lucidité de l’analyse des rapports de couple est incroyable pour quelqu’un d’aussi jeune. Plus tard, il a expliqué dans Les Films libèrent la tête pourquoi les personnages de bourreau dans Le Droit du plus fort et L’Année des treize lunes sont juifs et anciens déportés : ils reproduisent dans l’Allemagne d’après-guerre des rapports de domination qu’ils ont vécus dans les camps de concentration. Dans Gouttes d’eau, Leopold s’appelle Blum, et je me suis longtemps demandé pourquoi Fassbinder tenait à ce que ce personnage soit juif.
L’extrême stylisation du film sur tous ces détails de germanitude ne nuit pas à l’émotion.
A cause des acteurs et de la force des émotions dont parle la pièce. On se fout complètement que ce soit deux pédés, et tout le monde peut s’identifier à Franz et Leopold : on a tous une part des deux, une mauvaise foi tyrannique au quotidien et un côté sentimental qui peut nous transformer en victimes. Moi, je me retrouve dans les quatre personnages de la pièce, y compris dans l’idéalisme enfantin de la petite Anna qui découvre la sexualité. La vie au quotidien n’était pas le fort de Fassbinder et cette tentative de vie en couple a dû influencer toute la suite de sa vie amoureuse. Fassbinder a été Franz, s’est fait avoir, et il est ensuite devenu Leopold, la figure du metteur en scène qui maîtrise tout et s’ennuie de sa propre maîtrise. Leopold est profondément sadique. Moi, en tant que metteur en scène, je ne crois pas être sadique, je fonctionne plutôt sur la confiance.
Quelle continuité voyez-vous entre Gouttes d’eau et vos films précédents ?
Gouttes d’eau est paradoxalement mon film le plus personnel, parce que je comprends profondément le texte de Fassbinder. Avec ce texte, j’ai dit des choses que je n’étais peut-être pas capable d’exprimer moi-même en tant que scénariste. La question que je me pose toujours est « Comment faire entrer le spectateur dans un film ? » Là, il entre dans le film quand Franz et Leopold entrent dans l’appartement, dès le début.
L’échec commercial des Amants criminels a-t-il été difficile à assumer ?
Non, parce que j’avais déjà tourné Gouttes d’eau. Le coup dur, je l’ai maintenant, alors que je commence à tourner mon prochain film, Sous le sable : on ne sait pas comment Gouttes d’eau va marcher et je fais le film avec quasiment rien. L’échec des Amants criminels a fait perdre de l’argent au distributeur et j’ai été surpris de l’acharnement contre le film, qui ne méritait pas un tel traitement alors qu’il y a tellement de films français qui ne marchent pas. Est-ce que le fait que je tourne beaucoup agace les gens ? Quand je ne tourne pas, je m’emmerde. Si j’en avais la possibilité, j’aimerais tourner encore plus. Fassbinder, lui, pouvait faire jusqu’à sept films en une seule année.
Obtenir le prix du Meilleur film gay et lesbien au Festival de Berlin vous a-t-il agacé ?
Non, puisque j’ai gagné 30 000 f ! Et obtenir le Teddy Bear est presque comique, puisque Gouttes d’eau est d’une certaine manière un film anti-Pacs ! Ce n’est pas un film militant homosexuel. Je suis toujours étonné par les gens qui se définissent d’abord en tant qu’homosexuels et seulement après en tant que cinéastes. Moi, je suis d’abord cinéaste et ma sexualité ne regarde que moi.
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