Retour sur Frances Ha, l’enthousiasmant succès art et essai de l’été. Quand un nom masqué en dissimule d’autres.
Beaucoup de cinéastes ont été invoqués pour parler de Frances Ha. Parmi eux, Woody Allen tient la tête, pour des raisons évidentes de sujet (un sujet volubile et encombré de soi), d’habillage (un noir et blanc Gordon Willis style) et de milieu (la petite faune créative new-yorkaise, déportée insensiblement en trente ans de Manhattan à Brooklyn). Suivent ensuite les cinéastes de la Nouvelle Vague (au premier chef Truffaut, avec l’utilisation de la partition du Delerue des 400 Coups), les Américains qui s’en sont inspirés (le Scorsese de Who’s That Knocking at My Door ?), les Français de la génération suivante qui s’en sont aussi inspirés (citation de la course de Denis Lavant sur le Modern Love de Bowie dans Mauvais sang). Cela fait beaucoup de monde et a valeur d’étendard.
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Noah Baumbach revendique non seulement des goûts, mais aussi une lignée, celle d’un cinéma introspectif dans sa visée, d’une grande légèreté dans sa manière. Parmi cette cohorte de références, l’une d’elle retient l’attention parce qu’elle est plus secrète, plus originale aussi : Madame de…. On se souvient que le film d’Ophuls (1953) dissimulait jusqu’à son terme le nom complet de son personnage. Il y avait toujours un bruit parasite qui empêchait au spectateur de l’entendre, un objet qui en invalidait la lecture. Danielle Darrieux restait Madame d’on ne sait quoi. Frances s’appelle aussi Frances Ha-quelque chose. Mais sa boîte aux lettres ne laisse pas suffisamment d’espace pour qu’elle puisse y inscrire son nom entièrement.
Elle plie alors l’étiquette jusqu’à ce que n’apparaisse que son patronyme réduit à sa première syllable. C’est le dernier plan du film, identique à celui qui clot celui d’Ophuls : une coupe sur un nom atrophié. Le clin d’oeil pourrait sembler simplement érudit et chic. Il dit aussi très littéralement le sujet du film : le sentiment d’incomplétude du sujet. Un nom pas fini pour une fille qui ne se vit pas non plus comme une personne finie, à qui il manque toujours quelque chose : un appart, un mec, un travail, une meilleure amie. Madame de… découvrait son incomplétude en tombant amoureuse. Mariée sans amour, elle se suffisait à elle-même, triomphait dans le monde en coquette. Soudainement tombée en passion, elle découvrait en elle un déficit d’être. Quelque chose toujours venait à manquer.
L’incomplétude de Frances est plus sociologique, quasi générationnelle, c’est celle de la précarité, de la difficulté pour les vingtenaires à entrer dans leur vie d’adulte. Elle est aussi plus mystérieuse : si Frances comme Madame de… souffre de l’impossibilité d’une fusion, ce n’est plus une fusion amoureuse mais amicale. Et le film s’aventure alors sur un territoire peu défriché, celui d’une amitié malheureuse et frustrée. L’incomplétude, c’est à la fois de n’avoir plus de meilleure amie et de se raconter que sa meilleure amie a une vie plus complète. Mais pourquoi Noah Baumbach passe-t-il par Ophuls pour raconter ça ? Pourquoi engager un sujet in fine assez personnel et original dans un chemin aussi bardé de prestige et de patrimoine ? Peut-être parce que l’incomplétude est aussi le sentiment très partagé d’une génération de cinéastes cinéphiles, pour qui quelque chose de soi n’est jamais suffisant.
C’est peut-être le ressort psychologique et secret du maniérisme cinéphilique : amputer son propre nom et, dans l’espace blanc, engouffrer celui de ses révérés aïeuls. C’est la part la plus émouvante de Frances Ha, beau film faussement désinvolte. Le cinéaste y partage absolument l’incomplétude de son personnage.
Frances Ha de Noah Baumbach, avec Greta Gerwig, Mickey Sumner, Adam Driver (E.-U., 2012, 1 h 26), en salle.
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