[Cannes 2018] Deux comédiens français qui jouent à la policière et au voleur, une Indienne qui casse les tabous amoureux de sa culture, un cinéaste chinois qui s’inspire à la fois de Tati et de Fifa… Les visages de la seconde semaine du festival.
PIO MARMAI ET ADELE HAENEL
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Acteurs dans En liberté ! de Pierre Salvadori
Pur joyau comique que le joliment titré En liberté !, où ces deux-là, parmi une clique rassemblant aussi Damien Bonnard ou Audrey Tautou, jouent à la policière et au voleur. “Il y avait vraiment un truc très ludique, j’adorais avoir un flingue, faire des courses-poursuites, des entrées fracassantes”, se souvient Haenel.
A les entendre, ils n’ont pas attendu de bosser avec lui pour scruter les engrenages du cinéma à la fois populaire et incroyablement sophistiqué de Pierre Salvadori. Marmaï, salvadorologue averti : “C’est extrêmement précis, il faut être efficace tout en parvenant à s’abandonner à l’autre – et évidemment tout ça en une minute trente.” Adèle enchaîne, inspirée : “Son cinéma a une ambition très humaniste mais d’une façon qu’on retrouve dans sa vie : il veut pardonner aux gens le fait d’être contradictoires.”
On ressort grisé, quasi ivre de ce spectacle joyeux, rapide, explosif, qui s’autorise aussi quelques parenthèses bleutées et rêveuses. Meilleure comédie de Cannes a minima, de l’année probablement, à tout le moins de la Quinzaine puisqu’elle y a décroché un Prix SACD incontestable, et incontesté. T. R.
Quinzaine des réalisateurs. En salle le 31 octobre
RYUSUKE HAMAGUCHI
Réalisateur d’Asako I & II
Avec ce réalisateur japonais de 39 ans, le vent de fraîcheur qui a cette année soufflé sur la sélection officielle a trouvé sa brise la plus enivrante. Auteur d’une demi-douzaine de longs métrages inédits en France, Hamaguchi s’est fait connaître en 2015 avec son film fleuve de plus de 5 heures, Senses. Alors que celui-ci vient seulement de sortir en salle, la carrière du jeune cinéaste connaît un bond spectaculaire avec la sélection officielle, en compétition, de son nouveau film, Asako I & II.
Adaptation d’un roman de jeunesse de Tomoka Shibasaki, le film reprend la thématique du double amoureux à travers un personnage de jeune femme qui aime passionnément un homme, le perd puis le retrouve sous les traits d’un autre homme, pourtant très diffèrent. Entre un amour enfiévré et un amour de raison, le film se joue à la lisière du réalisme et du contede fée, sur une faille émotionnelle ultrasensible.
Féru de cinéma occidental, Hamaguchi revendique volontiers l’influence du Vertigo d’Hitchcock mais aussi celle du cinéma de Rohmer : “J’adore les films d’Eric Rohmer. Le motif du changement d’avis d’Asako vient de ses films. Je pense notamment à L’Amour l’après-midi ou à La Femme de l’aviateur. Mais je voulais que ces retournements sentimentaux restent inexplicables. C’est aux spectateurs d’imaginer les motivations des personnages à partir de leurs propres expériences.” Si Asako donne l’impression d’être un brillant agencement de fragments de vies qui excèdent la durée des plans, c’est que le désir de la mise en scène se place du côté de la captation : “Lorsqu’il a l’impression qu’un événement est déjà en cours dans le plan lorsque nous y sommes plongés, le public doit courir après le film.” Avec son avant-dernière séquence en forme de folle course à travers une rizière balayée par les éléments, Asako nous offre d’ailleurs l’une des plus belles fins du festival. Plaire, aimer, réaimer et courir vite, toujours. B. D.
Sélection officielle, en compétition. Date de sortie inconnue
ROHENA GERA
Réalisatrice de Monsieur
Film discret, Monsieur est pourtant l’une des plus belles romances vues cette année sur la Croisette. On la doit à la réalisatrice indienne Rohena Gera, qui signe son premier long métrage de fiction. Après des études littéraires aux Etats-Unis, elle se met à travailler comme assistante sur des tournages. Entre un documentaire sur les mariages arrangés et un travail de scénariste pour Bollywood, elle prend le temps d’écrire un projet qui lui correspond.
Elle le trouve dans ce récit d’un amour impossible entre un maître et sa servante, dans un quasi huis clos domestique. Avec In the Mood for Love pour horizon, le film saisit avec grâce la rétention du désir et le ballet des corps dans l’espace d’un appartement où deux mondes cohabitent : le luxe et la pauvreté, la campagne et la ville. Soulevant un sujet tabou en Inde – celui de l’amour interclasses –, elle espère faire bouger les lignes : “Il est temps d’en parler. J’espère que Monsieur mettra certaines personnes mal à l’aise, ouvrira un questionnement en elles.” B. D.
Semaine de la critique. En salle en décembre
BEN FOSTER
Acteur dans Leave No Trace de Debra Granik
A l’aise avec l’image un peu “Amérique sauvage” que ses services réguliers au genre western (Hostiles, Comancheria, 3 h 10 pour Yuma…) lui ont value, il la conjugue au présent dans Leave No Trace, en Quinzaine, chronique d’un vagabondage dans les forêts de l’Oregon où un père et sa fille tentent de vivre coupés de la société. Lui n’est pas tant rat des champs (“Disons que j’alterne, je crois que c’est le mieux pour l’hygiène”), mais s’il ressemble à son personnage, c’est plutôt pour son attitude taiseuse, brute, tapie dans le silence, façon Joel Edgerton dans Loving en moins renfrogné. Un idéal de vie : “On sait qu’on fait confiance et qu’on aime une personne quand on peut rester avec elle des heures sans dire un mot.” C’est à peu près la morale du film. T. R.
Quinzaine des réalisateurs. En salle le 19 septembre
MERYEM BENM’BAREK
Réalisatrice de Sofia
Sur le papier, le premier long métrage de Meryem Benm’Barek coche toutes les cases du film de bonne élève : féministe, éclairé, dénonçant la condition de la femme et les dérives de la société patriarcale au Maroc. Sofia dresse le portrait d’une jeune femme coupable d’avoir eu des rapports sexuels hors mariage (punis de prison ferme). Le film commence alors qu’elle est sur le point d’accoucher d’un enfant illégal, et se poursuit avec son calvaire et celui de sa famille déshonorée pour faire reconnaître le nouveau-né par le père.
Tragique sans être simpliste, Sofia ne cesse de nous surprendre, déjouant le piège des scènes attendues, les personnages et les situations étant soumis à une constante et sobre ambiguïté. “Je voulais que le spectateur occidental soit confortablement assis dans son siège devant un thriller intime dans la ville séduisante de Casablanca, commente Meryem Benm’Barek. Sofia évolue ensuite vers l’enquête sociologique et montre en quoi la condition féminine au Maroc va au-delà de la réflexion sur le patriarcat. Le problème repose avant tout sur une fracture économique.”
La réalisatrice marocaine de 33 ans a eu l’occasion de l’observer au sein de sa propre famille, constituée d’une branche aisée et d’une autre partie plus modeste : “La disparité économique prédomine dans l’ensemble des rapports. C’est comme un grand échiquier où s’exerce un jeu de pouvoir entre les classes. Ceux qui ont l’argent tiennent tout.” Cette capacité financière permettra en partie à l’héroïne de Sofia de s’en sortir, par un biais détourné et choquant, ne laissant aucune place à un “regard bien-pensant et réducteur”. Dans la catégorie premier long métrage, Meryem Benm’Barek a plutôt tout de l’élève dissipée et politiquement incorrecte, promise à un brillant avenir. E. B.
Un certain regard. En salle le 19 septembre
BI GAN
Réalisateur d’Un grand voyage vers la nuit
Bi Gan, logiquement, s’exprime comme ses personnages : en oracle et en poète. Petit, parlant très doucement, presque recroquevillé sur lui-même, caché derrière ses lunettes noires et pince-sans-rire, il ne ressemble pas au lider maximo, vénéré sur ses plateaux, que certains de ses collaborateurs nous ont décrit. Il lui aura pourtant fallu une organisation militaire pour réussir à tourner un plan-séquence d’une heure, déjà fameux et qui figure parmi les plus beaux et complexes jamais vus. On pourrait croire l’exploit vain (qu’il n’est d’ailleurs ni le premier ni le dernier à faire), s’il n’était assorti d’une réflexion sur le cinéma et sur sa place dans le règne explicatif du monde. Extraits de notre entretien avec le cinéaste chinois, avant d’y revenir plus longuement pour la sortie cet été.
Dans la forme et dans l’esprit, il y a beaucoupde points communs entre votre film précédent, Kaili Blues (2015), et Un grand voyage vers la nuit : un homme qui retourne dans sa ville natale (Kaili) pour y fouiller dans son passé, une certaine tendance à la déconstruction narrative dans une première partie suivie d’un long plan-séquence… Sans parler d’un remake, vouliez-vous creuser le même sillon ?
Non. Pour moi, Kaili Blues et Un grand voyage… sont deux films très distincts. Formellement, le premier est dans une continuité, le second dans une discontinuité, avec une séparation claire entre les deux parties. Thématiquement, le premier évoquait les regrets lorsqu’on se dit au revoir, tandis que celui-ci parle de l’illusion d’avoir obtenu l’amour. Enfin, dans Kaili Blues, le rêve m’était personnel, dans Un grand voyage… il s’agit d’un rêve collectif.
Un rêve collectif comme métaphore du cinéma ?
Oui, tout à fait. Dans le passé, le cinéma se vivait collectivement dans une salle de cinéma. Aujourd’hui, il se voit à la télé, sur des téléphones, des casques VR, des jeux vidéo : il est éparpillé. Je voulais donc revenir en arrière, retrouver cet aspect collectif et merveilleux de la projection, mais avec des moyens modernes. D’où la 3D, qui permet de ressentir le monde avec plus d’acuité.
Le film, notamment la première partie, est en effet hanté par le cinéma du passé comme le héros est hanté par son vieil amour… La cinéphilie est-elle une source d’inspiration pour vous ?
Je m’inspire de films – de Jacques Tati, de Tarkovski, d’Antonioni – mais aussi d’histoires personnelles et d’amis. Mes films sont faits de mille secrets. Certains me reprochent d’être prétentieux avec mon plan-séquence, mais c’est un malentendu. Je veux juste leur rappeler leur premier amour. On ne peut jamais le revivre mais on peut y repenser.
Les jeux vidéo vous inspirent-ils ?
Oui, Fifa surtout. Propos recueillis par Jacky Goldberg
Un certain regard. En salle fin 2018
PAULINE JACQUARD
Actrice et costumière d’Ultra pulpe de Bertrand Mandico, costumière d’Un couteau dansle cœur de Yann Gonzalez
Elle porte deux palmes aux oreilles, symbolisant sa double présence sur la Croisette puisque Pauline Jacquard est actrice et costumière d’Ultra pulpe, le nouveau moyen métrage de Bertrand Mandico, mais elle a également habillé Vanessa Paradis et sa team sur Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez. Née à Liège dans une famille ancestralement tournée vers le textile, elle quitte son internat catholique pour intégrer une école de mode à 18 ans : “Je suis passée d’un extrême à l’autre en terme d’univers et de rapport au corps.” Après avoir été styliste pendant dix ans, notamment chez Chanel, cette Cicciolina belge (Mandico l’a choisie pour sa ressemblance avec ce symbole d’excentricité sexuelle) décroche de petits rôles dans L’Apollonide – Souvenirs de la maison close et Saint Laurent de Bertrand Bonello avant de connaître sa première expérience de costumière avec le film de Gonzalez et d’enchaîner avec celui de Mandico : “J’aime leur étrangeté baroque, leur audace pop et leur jeu sur les questions de genre.” Films d’étoffes et de chairs, ils brillent par leur fétichisme des matières. Du marcel blanc de Vanessa Paradis au pantalon argenté que Pauline porte dans Ultra pulpe, les looks y sont iconiques. B. D.
Ultra pulpe, semaine de la critique. En salle cet été
Un couteau dans le cœur, sélection officielle, en compétition. En salle le 27 juin
YANN GONZALEZ ET NICOLAS MAURY
Réalisateur et acteur d’Un couteau dans le cœur
Jeudi dernier, la grande salle Louis-Lumière a tremblé. Une déflagration d’amour, de sang et de sperme mêlés qui a secoué les festivaliers. Une histoire de crime dans le milieu du porno gay des années 1980, un mélo plein de larmes, un déluge gore baigné de fantastique. Avec au milieu une star, Vanessa Paradis. Le réalisateur qui se trouve derrière ces images n’est pas sorcier, ni chaman, mais il croit ferme aux vertus magiques du cinéma : “On suit le personnage central, on ne sait pas où elle va nous emmener, on se laisse perdre par son imprévisibilité. C’est un labyrinthe émotionnel.”
Figure underground et oubliée, avare et alcoolique, qui sadisait ses acteurs, Anne-Marie Tensi, productrice de films porno des années 1970, fournit à Paradis un fabuleux rôle d’amante tempétueuse au milieu d’une bande d’acteurs inspirés, parmi lesquels Nicolas Maury, formidable dans la peau d’une vedette du porno gay : “J’ai suivi un régime et pris des cours de sport pendant six mois. Quand je joue un personnage exubérant, je ne ris pas. C’est très sérieux. Même lorsque j’entends Yann rire pendant une prise derrière la caméra.” L’œillade complice entre le réalisateur et son comédien atteste de la même joie à faire des films ensemble.
Depuis ses premiers courts métrage (By the Kiss, Je vous hais petits filles) et son premier film (Les Rencontre d’après minuit), présent à Cannes en 2013, le cinéaste mise sur une énergie collective, l’ivresse de travailler avec la même bande, comme si chaque film était une fête. “La grande source d’inspiration, ce sont les amis autour de moi. J’ai un groupe très diversifié, de tous âges, constitué d’artistes, de plasticiens, de vidéastes, d’ex-amants, de gens de passage… L’art de faire du cinéma est proche d’un art de la fête. Mon film tente de transmettre cet espoir, celui d’une libération sexuelle, d’un hédonisme qu’on a perdu et qui, je crois, est en train de renaître.”
Cet appel d’air s’accompagne d’un constant besoin de mutation au sein de la même histoire. On passe ainsi du porno gay au slasher et au mélodrame, comme si Un couteau dans le cœur expérimentait dans sa chair filmique une série de métamorphoses, hébergeant des esprits, des voix. Nicolas Maury confirme : “Sur le plateau, il y a un côté ‘Esprit es-tu là ?’ On est devenus très forts en spiritisme.” E. B.
Sélection officielle, en compétition. En salle le 27 juin
DAVID ROBERT MITCHELL
Réalisateur de Under the Silver Lake
David Robert Mitchell cultive le mystère. Autant dans ses films qu’en interview. Ainsi, toute tentative d’interprétation de son troisième long métrage, Under the Silver Lake, donnera lieu à un très lynchéen “C’est votre vision des choses, elle me va, mais je ne veux pas vous donner la mienne car cela reviendrait à fermer des portes.” C’est de bonne guerre. On essaie de l’entraîner sur la question de la castration et de la virilité, le film orchestrant une bascule de l’une vers l’autre, mais il restera tout aussi secret, lâchant tout juste que Sam, son héros chômeur et fumeur de joints, serait en quelque sorte “une version cauchemardesque de lui-même”. Tout le monde lui parle de Pynchon mais il ne l’a jamais lu.
Plus disert sur ses références cinématographique, il assume l’hommage à Hitchcock (Vertigo et Fenêtre sur cour), le goût pour la pop culture zarb des 90’s comme chez Araki, et les similarités avec Rivette (“Son obsession pour les complots et la structure hasardeuse de ses films m’ont marqué”). Les complots, justement, il a passé des heures sur internet à en lire les plus folles théories, pour nourrir son scénario, mais (heureusement) ne les prend pas au sérieux : “Pour moi, c’est surtout une formidable matière à fiction.”
Mais sa plus grande inspiration, c’est bien sûr Los Angeles, et particulièrement le quartierde Silver Lake, centre du hipstérisme international, où il vivait en 2012 lorsqu’il a écrit le scénario. “C’est un pur L.A. movie. Cette ville est un concentré de gens avec de fortes personnalités qui viennent avec leurs rêves et leur histoire. La plupart du temps, le rêve ne s’accomplit pas mais les histoires restent.” Il n’y a alors plus qu’à les ramasser, pour à nouveau les raconter. J. G.
Sélection officielle, en compétition. En salle le 8 août
MATT DILLON
Acteur dans The House That Jack Built de Lars von Trier
La dernière fois que Matt Dillon est venu à Cannes, c’était en 2005, avec Factotum de Bent Hamer. Il y jouait, à la perfection, Bukowski, et déjà on disait que c’était un come-back en homme mature, sept ans après le succès de Mary à tout prix et la lose qui s’était ensuivie. Depuis, treize années ont passé, et on serait bien en mal de dire ce qu’il a fait – en réalité près d’un film par an, mais rien de très notable à part un joli rôle dans la série Wayward Pines. En le voyant dans The House That Jack Built, le nouveau Lars von Trier, hors compétition, on se dit qu’il est dommage que : 1) il n’ait pas croisé la route de davantage de cinéastes capables de le regarder ; 2) il ne concoure pas au prix d’interprétation.
Serial-killer minimaliste et goguenard, considérant le crime comme un art (entre performance, sculpture et architecture), il traîne là sa carcasse dans de mornes décors du nord de l’Amérique – si ce n’est qu’ils se trouvent au Danemark et en Suède, le cinéaste de Copenhague ne prenant jamais l’avion. Ce dernier l’a choisi parce que, nous confie Dillon, “il aimait bien (sa) tête”. C’est une bonne raison en effet, et notre éternel Rusty James l’a encore très belle. Pour le diriger, loin des canons hollywoodiens, le réalisateur d’Europa (“le premier film que j’ai vu de lui”, dixit Dillon) ne lui a pas inventé de back story ni demandé de chercher un point d’empathie – “comment aurais-je pu de toute façon ?”. Il lui a simplement demandé d’être là, de faire. “Et pas de répétition avec Lars : il veut que tout se passe dans l’instant. Pour la scène avec Riley Keough, très éprouvante, je l’ai supplié d’en faire une, se remémore-t-il. Et vous savez ce qu’il m’a répondu ? OK, mais seulement après la première prise.” Sacré Lars. J. G.
Sélection officielle, hors compétition. Date de sortie inconnue
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