Premier triple champion du monde poids lourds de boxe, Mohamed Ali, alias “The Greatest”, est mort ce vendredi 3 juin 2016 en Arizona. « Le jour où il décédera, Ali deviendra un mythe de l’ampleur de Kennedy ou Marilyn », écrivions-nous dans cet article publié en 1997, à l’occasion de la sortie de When we were kings, documentaire de Leon Gast sur le championnat du monde de boxe 1974, où eu lieu le « combat du siècle » entre Mohamed Ali et George Foreman.
Le 25 septembre 1974, à Kinshasa, Zaïre, doit avoir lieu le championnat du monde de boxe des poids lourds entre Mohamed Ali, challenger, et George Foreman, champion en titre. Un événement considérable. Sur le plan sportif, il s’agit du « retour » de Mohamed Ali, boxeur de légende, autoproclamé The Greatest ; mais on risque fort d’assister à une passation de pouvoir définitive au profit de son jeune adversaire, l’impressionnant George Foreman. Sur le plan culturel, politique et symbolique, cet événement sportif mondial a lieu en Afrique, une première. Un genre de Woodstock noir est organisé parallèlement au match, réunissant James Brown, B. B. King, les Spinners, Myriam Makeba… Le décor est planté, l’Histoire prête à s’écrire.
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L’éléphant et le papillon
Mohamed Ali s’est fait connaître aux yeux du monde alors qu’il s’appelait encore Cassius Clay, le 25 février 1964, en mettant KO au septième round le mythique Sonny Liston, enlevant ainsi sa première ceinture de champion du monde. Par la suite, Ali conservera son titre neuf fois consécutivement et pendant trois ans d’invincibilité. En 68 et 69, il est suspendu pour avoir refusé son incorporation pour le Vietnam. Il est dessaisi de son titre, reboxe en 70 et perd un fameux « combat du siècle » en mars 71 contre « Smokin » Joe Frazier, titre mondial en jeu.
Quand il se présente pour ce nouveau « combat du siècle » africain de septembre 74, Ali est un boxeur au palmarès incomparable mais qui n’a plus été champion du monde depuis sept ans, peut-être un combattant fini à 32 ans bien sonnés. Au-delà de ses résultats impressionnants, Ali a surtout marqué le monde du sport par son style : un mélange inédit de grâce et de puissance, de vitesse et de brutalité. Beau comme un Dionysos noir, la silhouette relativement élancée pour un poids lourd, doté d’un merveilleux jeu de jambes, Ali était à la fois une machine à cogner et un esthète. Il y avait chez lui de l’éléphant et du papillon, du Joe Louis et du Fred Astaire. Comme si un footballeur conjuguait l’efficacité brutale de Gerd Muller et l’élégance aérienne de Beckenbauer peut-être Van Basten ? Un jour, alors que son adversaire venait d’être touché et commençait à chuter, The Greatest avait retenu un dernier crochet pour que le KO soit plus beau, plus parfait pourquoi frapper deux fois quand un seul coup suffit ?
Et le champion en titre, George Foreman ? Pour Howard Cosell, le Couderc américain de la boxe, les données étaient simples : Foreman avait démoli Joe Frazier celui-là même qui avait battu Ali trois ans plus tôt , il avait détruit Ken Norton en à peine deux rounds, il était champion en titre. Certes, il n’avait pas l’histoire, l’expérience, le charisme et le style de son prestigieux opposant, mais quand même : comment un pugiliste si jeune, si brutal, si expéditif pouvait-il perdre face au vieillissant Ali ?
Afrique et fric
Ali était un champion hors pair sur le ring, mais aussi au dehors. Sa carrière et ses prises de position ont épousé et parfois précédé l’histoire contemporaine des Noirs américains. Le pays comptait une longue tradition de champions de boxe et d’athlètes noirs avant l’avènement d’Ali et dans l’immédiat après-guerre ; Jackie Robinson fut non seulement le premier joueur noir à intégrer une équipe de base-ball de Major League mais aussi, toutes époques confondues, l’une des stars de ce sport que les Américains appellent le national pastime. Malgré tout, l’influence des sportifs noirs ne dépassait jamais le cadre du stade. Ali n’était certes pas le premier champion noir américain, mais il fut le premier à ouvrir sa gueule et avec une verve faisant passer le commun des rappers pour un emprunté manieur de langue de bois. En 64, quelques jours après son premier titre mondial, quelques mois après la victoire du mouvement des droits civiques, Cassius Clay intègre les Black Muslims et devient Mohamed Ali, premier d’une longue série de gestes et de propos qui indisposeront l’Amérique blanche moyenne, une partie de l’Amérique noire et le milieu de la boxe. Ali s’inscrit dans la nouvelle tradition de fierté noire, l’esprit du « I’m black and I’m proud » lancé par Malcolm X et relancé en musique par James Brown. Il s’agit pour les Noirs de relever la tête, de s’assumer pleinement, de reconstruire leur identité en revendiquant leurs racines et en recherchant une autonomie économique et culturelle. Surtout, ne plus compter sur les Blancs mais sur soi et ses brothers. Plutôt mordre la main des Blancs que la lécher ou picorer dedans. En 67, c’est assez naturellement qu’Ali refuse de partir au Vietnam. Il n’accepte pas que les Noirs aillent se faire charcuter au nom d’un pouvoir blanc et ne voit pas pourquoi il irait tuer des Vietnamiens qui ne lui ont rien fait : « Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de négro. »
En 74, Don King, futur champion du monde des poids escrocs, propose 5 millions de dollars à Ali pour combattre Foreman. Puis il offre la même somme à Foreman. Don King tenait son combat, il avait les deux boxeurs ; ce qu’il n’avait pas, c’était les 10 millions de dollars. D’où l’idée géniale, folle, cynique, tordue, en un mot donkingesque, d’organiser le combat au Zaïre et de le faire ainsi financer par Mobutu ! Pour King, c’est le financement assuré ainsi qu’un bon coup de pub ; pour le dictateur Mobutu, c’est l’occasion inespérée d’une promotion pour son pays et pour son régime avec tous les feux des médias braqués sur le Zaïre. Ali remarque avec sagacité que « des pays vont en guerre pour imprimer leur nom sur la carte mondiale. Mais une guerre coûte beaucoup plus que 10 millions de dollars. » Pour Ali, c’est l’occasion de mettre en pratique tous les discours et théories du retour à l’Afrique avec un mélange de sincérité et de gestion d’image, le moyen de réunir ses deux moi, le sportif et le leader moral de la communauté noire américaine : « Je vis en Amérique mais la terre natale de l’homme noir, c’est l’Afrique. J’étais un esclave il y a quatre cents ans mais aujourd’hui, je reviens à la maison pour combattre au milieu de mes frères. » Il n’y a que Foreman qui ne semble pas trop enchanté à l’idée de faire un long voyage et de devoir s’acclimater à un pays non américanisé.
Ali, bomayé !
Le 20 septembre, à cinq jours du combat, Foreman s’entaille l’arcade sourcilière à l’entraînement. Damned ! Le championnat est repoussé de six semaines. Six semaines qui, certes, n’ébranlèrent pas le monde, mais peut-être les données du combat. Foreman végète et s’ennuie au Zaïre : il n’a pas du tout la fibre des racines et l’Afrique, contrée chaude, humide et très étrangère à ses repères habituels lui fiche plutôt le mal du pays. Pour Ali, c’est tout le contraire. Le délai lui laisse un répit pour s’entraîner d’arrache-pied, réfléchir à la mise au point d’une tactique et reprendre confiance en lui. Mais surtout, Ali en profite pour visiter la région, aller au contact des foules, soigner son image de marque. Il se crée une véritable relation entre le champion et le peuple africain. Les Africains sont sensibles à sa célébrité, à son image et à ce qu’il représente dans la psyché américaine, mais surtout, évidemment, à sa conscience africaine. En retour, Ali fait une véritable expérience spirituelle, gagne tout un public à sa cause et se rechape un mental d’acier. Six semaines après, dans le stade de Kinshasa, Ali recevra Foreman. Une foule de 80 000 personnes scandera le slogan/cri de guerre, « Ali, bomayé ! Ali, tue-le ! ». On ménagera ici le suspens pour ceux qui ne connaîtraient pas le déroulement et l’issue du match. Si Ali établit un contact direct et spontané avec le peuple zaïrois, il ne prend pas position, par contre, sur le régime de Mobutu et pour cause, ce dernier étant le bailleur de fonds du combat.
Dans When we were kings, le documentaire consacré au match, c’est Norman Mailer qui rappellera les pratiques sanguinaires du petit Staline d’Afrique, qui expliquera comment le dictateur avait « nettoyé » la capitale afin de la rendre présentable pour les médias internationaux, organisant une série de condamnations à mort ou faisant mettre en prison un tas de citoyens « indésirables ». Les seuls rapports entre Ali et Mobutu se limiteront aux poignées de main et manifestations officielles, Ali faisant passer son « message politique » aux Africains par sa seule présence. Difficile de savoir si le boxeur ignorait la nature du régime de Mobutu, s’il s’en fichait, ou s’il était au courant mais préférait ménager la chèvre boxe et le chou fric. Un épisode qui illustre la complexité et les contradictions des rapports entre sport et politique, théorie et pratique, éthique et argent, Noirs d’Amérique et Noirs d’Afrique. Ali n’a pas dénoncé la dictature zaïroise, n’a pas aidé à renverser Mobutu, a préservé avant tout ses intérêts de sportif… Mais, paradoxalement, c’est en jouant son rôle de boxeur et de star charismatique qu’il a donné le maximum de ce qu’il pouvait offrir au peuple zaïrois : du rêve, de l’attention, de la considération. Ce que confirme l’acteur africain Malik Bowens : « C’était une joie immense de voir ce championnat organisé en Afrique. Enfin, le monde s’intéressait à notre continent. Nous savions que Mohamed Ali était un boxeur, mais ce qui était encore plus important, c’était son discours politique. L’Amérique était partie en guerre contre un pays du tiers-monde, le Vietnam, et un de ses enfants proclamait publiquement » Pourquoi me battre contre eux ? Ils ne m’ont rien fait. « C’était extraordinaire pour nous de voir que dans cette Amérique-là, quelqu’un puisse prendre une telle position. Il avait peut-être perdu son titre mondial, mais il avait gagné l’estime de millions d’Africains. »
Américanocentrisme
Nonobstant ces raisons diverses et ces ambiguïtés, ce championnat du monde au Zaïre était le premier acte de grande ampleur par lequel les Noirs américains revendiquaient leurs origines africaines. « Il fut un temps, note justement Spike Lee, où si vous qualifiiez un Noir américain d’Africain, il valait mieux vous préparer à vous battre. » Depuis, cette question de la mémoire et des racines est restée omniprésente dans la conscience noire américaine et revient régulièrement dans la bouche des leaders politiques, de Farrakhan à Jesse Jackson, des artistes ou des sportifs. Spike Lee fait référence à l’Afrique dans ses films et ses interviews, et l’africanité traverse toute une partie du rap allant parfois jusqu’aux dérapages les plus idiots : un Ice Cube a ainsi rêvé tout haut d’un apartheid américain, un séparatisme modelé sur l’ancien système sud-africain, à ceci près qu’il serait cette fois décidé par les Noirs. Si la préservation de la mémoire, la connaissance de son histoire et la construction d’une identité propre sont les désirs légitimes de toute communauté, on a malgré tout le sentiment que le discours africaniste contemporain, tel que pratiqué par certaines vedettes du sport, du cinéma ou de la musique, reste très souvent superficiel et ressort plutôt d’un sloganisme commode et rarement approfondi, d’une version noire américaine du politiquement correct. Après tout, combien de ces stars médiatiques ont seulement posé le pied en Afrique ? Lesquelles ont réfléchi un minimum sur les problématiques africaines, sur les questions d’Etat et de tribus, sur les tensions entre des civilisations ancestrales et la colonisation du monde moderne occidental dont l’Amérique est le fer de lance ? Lesquelles seraient prêtes à découvrir l’Afrique en abandonnant un peu leur culture et leur confort, leur Holiday Inn, leur air conditionné et leur CNN ?
Quand Michael Jackson fait une tournée en Afrique, c’est de Hilton en Hilton et à bord de son jet privé. Ces Noirs américains se rendent-ils compte qu’aux yeux des Africains (et des Européens), ils sont d’abord et avant tout américains ? Aujourd’hui, quand on interroge la charmante Laureen des Fugees au sujet du maréchal Mobutu, elle roule de grands yeux étonnés et précise tout de suite « Nous ne faisons pas de politique. » L’image de marque d’un groupe qui vend des millions de disques passe avant un début de réflexion sur l’Afrique et ce qu’elle signifie pour les Noirs américains. Dès lors, il ne faut pas se méprendre sur le sens de l’engagement des Fugees dans le documentaire When we were kings : les rappers rendent hommage à un sportif de légende, à une grande figure américaine. Mais pour eux, l’Afrique semble se réduire à un joker, un simple mot de passe que l’on brandit en signe de ralliement… Même en creux, même sans les formuler, ce sont toutes ces questions que le combat de 74 et le documentaire remettent sur le tapis aujourd’hui.
Epilogue
Avant l’été 96, Mohamed Ali était déjà l’une des figures planétaires du sport, l’égal au moins des Joe Louis, Joe Di Maggio, Jesse Owens, Carl Lewis, Pelé ou Michael Jordan mais un Jordan qui aurait l’agressivité et la tchatche d’un Malcolm X. En allumant la flamme olympique aux derniers Jeux d’Atlanta, Mohamed Ali est devenu énorme : une légende américaine au même titre que John Wayne, Martin Luther King ou Elvis Presley. Aujourd’hui que la radicalité de ses propos n’est plus qu’un souvenir jauni, aujourd’hui qu’Ali est atteint de la maladie de Parkinson, dans l’incapacité de s’exprimer verbalement lui qui fut un prince du verbe , que son grand corps est impotent et agité de tremblements, aujourd’hui qu’Ali est devenu inoffensif et émouvant, il fait l’unanimité.
En février dernier, quand il est apparu au Radio City pour l’avant-première de When we were kings, il planait sur le lieu telle une divinité, dégageant une aura indescriptible. A voir le film dans ces conditions , Ali au milieu d’une salle pleine, à 80 % noire , le spectacle était autant dans la salle que sur l’écran. A chaque apparition d’Ali, sur le ring ou en dehors, à chaque repartie et à chaque crochet, le public réagissait, répondait, hurlait, commentait comme dans un office baptiste. Maintenant certes, il n’effraie plus personne. Il plaît aux Blancs, aux wasps, à l’establishment ; dans le même temps, il ne s’est jamais oncletomisé, il n’a pas perdu une once de crédibilité auprès des Noirs, comme le prouvait l’accueil spontané du Radio City. Le jour où il décédera, Ali deviendra un mythe de l’ampleur de Kennedy ou Marilyn.
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