L’enfance nue. Entre documentaire et fiction, Feuille sur un oreiller dépeint sans misérabilisme le quotidien brutal et cruel des enfants des rues dans une métropole d’Indonésie. Un beau film qui permet de découvrir le jeune cinéaste Garin Nugroho. Pour ceux qui n’étaient pas familiers avec l’oeuvre de Garin Nugroho, la vision de Feuille sur un […]
L’enfance nue. Entre documentaire et fiction, Feuille sur un oreiller dépeint sans misérabilisme le quotidien brutal et cruel des enfants des rues dans une métropole d’Indonésie. Un beau film qui permet de découvrir le jeune cinéaste Garin Nugroho.
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Pour ceux qui n’étaient pas familiers avec l’oeuvre de Garin Nugroho, la vision de Feuille sur un oreiller produit un bel effet. Dans les premières minutes du film, ce qui marque en priorité est une sensation d’inédit à tous les niveaux : découverte de l’univers d’un cinéaste, d’une cinématographie peu fréquente sur nos écrans, d’un pays pas souvent visible dans nos images habituelles. C’est donc l’aspect documentaire de Feuille sur un oreiller que l’on retient, le spectateur devenant un voyageur débarquant en terra incognita : s’imprégner d’un bruissement de population différent, de couleurs et de visages nouveaux (même si tout cela évoque d’autres métropoles d’Asie), d’une architecture et d’une topographie urbaines inédites (même si cela rappelle d’autres épicentres de pauvreté citadine)… Bref, une grande partie du film de Nugroho est d’abord affaire de perception sensorielle, de captation du mouvement d’une ville ou d’un quartier en l’occurrence Yogyakarta, ville natale du cinéaste.
Mais Feuille sur un oreiller est surtout fondé sur une triple cohabitation : documentaire et fiction, acteurs amateurs et professionnels, mouvement d’ensemble d’une ville et petites histoires d’une poignée d’enfants des rues. « Tout est filmé dans les rues. Quand on tourne au milieu des rues, il faut être très calme, très diplomate avec l’environnement, avec les habitants, avec la mafia locale. On tournait quotidiennement, mais de façon relax, comme si rien de spécial ne se passait, en évitant au maximum le côté équipe de tournage qui débarque et impose ses règles. Dans un film comme ça, il y a deux niveaux : un niveau macrocosmique (la ville, les rues, la population) qui doit être libre, qui existe comme d’habitude, comme s’il n’y avait pas de caméra ; et un niveau microcosmique (les acteurs, la fiction) qui au contraire est plus dirigé. C’est un mélange fiction et documentaire… Les habitants qui ont un petit rôle jouent leur propre rôle. »
Au coeur de Yogyakarta donc vit une étrange famille dans un étrange lieu. Il y a Asih (Christine Hakim, superstar indonésienne et productrice du film), mère courage solitaire, petite commerçante qui essaie de joindre les deux bouts ; autour d’elle vibrionnent ses enfants, petits princes des trottoirs on apprendra plus tard qu’ils ne sont pas ses vrais fils mais des gosses de la campagne échoués chez elle à la ville. Leur maison est étrange en ce qu’elle est à la fois lieu d’habitation et lieu de travail, espace ouvert et fermé, parcelle d’un enchevêtrement de ruelles, de tentes et de bidonvilles. Plutôt que d’aider leur protectrice en travaillant, les gamins, tenaillés par la faim et l’ennui, préfèrent de loin les quatre cents coups : zoner à la gare, fuguer en attrapant un train à la hussarde, sniffer de la colle au fond d’un trou, voler de la nourriture ou organiser des petits trafics.
Nugroho saisit à bonne distance (ni misérabilisme ni surplomb moralisateur) la cruauté et la brutalité de cette enfance volée. « Filmer les enfants des rues me passionnait parce qu’ils sont de véritables encyclopédies de la vie, en termes de gestes, d’attitudes, de langages… Par exemple, ils ont cent manières de planquer de l’argent sur eux, dans leurs manches, leurs chaussures, leur bouche… Tous les acteurs enfants de mon film sont de vrais enfants des rues. Ce n’est pas facile de les diriger, ils sont imprévisibles. Parfois, tout était prêt pour tourner, et l’un des enfants avait fugué à des kilomètres comme dans le film. Il ne fallait pas seulement être familier avec les rues de la ville, il fallait connaître la psychologie de ces enfants. S’ils étaient fâchés avec nous, je devais savoir où était leur planque, là où ils se retiraient pour sniffer de la colle. Parfois, c’est la mafia locale qui nous indiquait où ils se cachaient. Il fallait être beaucoup plus qu’un cinéaste : un sociologue, un psychologue… »
« Parmi ces enfants, deux ont aujourd’hui intégré une vie normale et travaillent. Deux autres sont retournés dans les rues. Malheureusement, ce n’est pas facile pour eux d’abandonner cette existence aussi misérable et dangereuse soit-elle et de réintégrer une vie sociale normale. Christine Hakim a essayé d’en héberger deux pendant quelques mois, et ça n’a pas marché. Ils sont trop habitués à leur liberté, ils acceptent difficilement les règles sociales ou familiales. Mais l’inverse est aussi vrai : quand on renvoie ces enfants dans leur famille à la campagne, la famille les accepte mal parce qu’ils sont désobéissants, ont appris le langage grossier de la ville… »
Dans le film, quand les gamins ne se chamaillent pas entre eux, ils sont victimes de forces qui les dépassent largement, que ce soit le hasard (un gamin est assommé à mort sur le toit d’un train, scène rendue poignante par une ellipse magnifique) ou les agissements ignobles du banditisme local (un autre enfant est tué dans une affaire de chantage aux assurances). Ce qui frappe dans le regard de Nugroho, c’est sa maîtrise des affects, l’espèce de neutralité avec laquelle il filme cet univers cruel : non que le cinéaste soit indifférent à cette tragédie quotidienne, mais il préfère à juste titre la pudeur à l’épanchement, le constat précis à la dénonciation facile, la monstration à la démonstration.
Il n’empêche que l’on ressent ici une terrible impuissance (celle du cinéaste comme celle du spectateur occidental), un fatalisme presque aussi troublant que la réalité dépeinte. « Les morts d’enfants sont tellement fréquentes que ça devient une routine, surtout parmi la population pauvre. Et les parents n’ont pas les informations ou les outils suffisants pour lutter contre cet état de fait. Ces enfants sont habitués à vivre avec cette violence ; parfois, ils plaisantent même avec la mort. Ils sont comme tous les enfants, ils aiment jouer, plaisanter, sauf qu’ils vivent dans un univers très brutal. Cette réalité est tragique, crue, dramatique, mais en même temps, c’est la vie quotidienne, c’est la réalité de tous les jours. Aujourd’hui, avec la crise économique, 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les enfants des rues pullulent, il y en a de plus en plus à cause de cette crise qui a ruiné des millions de gens. Il y a quand même un espoir parce que nous vivons une période de transition, notamment politique. En Indonésie, nous n’avons jamais eu le temps ou la possibilité d’apprendre à formuler nos désirs, à les articuler. En ce moment, ces aspirations s’expriment par la violence, les émeutes, parce que nous n’avons jamais appris tranquillement et progressivement le pluralisme démocratique. C’est aussi pour cette raison que je fais des films, pour montrer la réalité sociale ; les gens doivent être conscients des réalités de ce pays. »
C’est peut-être de ce ton matter of fact que naît le sentiment de voir ici un beau film et pas un chef-d’oeuvre renversant. Peut-être aussi que la facture formelle est trop soignée, que ces plans sont trop admirablement éclairés et composés pour un matériau aussi brutal. Avec un chouïa de lyrisme ou de rage en plus, avec un peu moins de maîtrise, Feuille sur un oreiller aurait pu être l’égal de Los Olvidados, splendeur cruelle de Buñuel à laquelle on pense souvent.
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