Riche cuvée à La Criée de Marseille, où se tenait la dixième édition du festival du film documentaire Vue sur les docs. Road-movies, home-movies, journaux filmés, les documentaires d’aujourd’hui font décidément la part belle aux sphères de l’intime et de la famille. Dans les salles noires du théâtre de La Criée et dépendances, à l’abri […]
Riche cuvée à La Criée de Marseille, où se tenait la dixième édition du festival du film documentaire Vue sur les docs. Road-movies, home-movies, journaux filmés, les documentaires d’aujourd’hui font décidément la part belle aux sphères de l’intime et de la famille.
Dans les salles noires du théâtre de La Criée et dépendances, à l’abri du soleil qui dardait ses rayons précocement estivaux sur le bon Vieux-Port de Marseille, s’ouvraient de bien curieuses fenêtres sur le monde. Curieuse est un mot qui définit bien la programmation (due à Jane Weiner, Bernard Favier et Thierry « Free » Jousse) du 10ème festival documentaire Vue sur les docs qui a emprunté cette année des chemins de traverse peu fréquentés par d’autres festivals de documentaires, qui restent assujettis aux diktats télévisuels et socio-ethnographiques du genre.
A Vue sur les docs, on trouve de tout : des courts métrages dans la sélection des longs, des home-movies améliorés, des films quasiment expérimentaux, voire d’arides documents pour amateurs de pop progressive anglaise des années 70 (cf. The Edge of chaos du Japonais Shinji Aoyama sur Chris Cutler). Ces partis pris marqués n’aboutirent pas pour autant à un festival de bizarreries. La preuve avec quelques films réjouissants, plongés dans le réel, comme les splendides Highway et Derrière la forêt, qui malgré une apparente limpidité formelle ne sont pas des tranches de vie exotique brutes de décoffrage, mais des oeuvres infiniment élaborées, parfois mises en scène. C’est certes imperceptible dans Highway (Grand Prix), du Russe Sergeï Dvortsevoy, sorte de prince du documentaire minimaliste et contemplatif, qui jouit d’un fort taux d’estime depuis Paradise et Bread day.
Moins radical, aux dires des connaisseurs, que ses travaux précédents, Highway est un road-movie élémentaire qui se déroule sur une route qui traverse l’immense steppe désertique du Kazakhstan, c’est-à-dire quasiment le milieu de nulle part. Privilégiant les plans-séquences marque de fabrique du cinéaste , Dvortsevoy a suivi une famille voyageant dans un vieux car brinquebalant qui donne des spectacles de foire primitifs tout au long de sa route. Leur cirque sans tente a pour uniques artistes quatre ou cinq enfants de 3 à 15 ans qui exécutent des exercices qui feraient frémir des parents occidentaux (marcher sur du verre pilé, soulever un poids de 45 kg avec les dents pour le plus grand, etc.). Mais l’aspect anecdotique compte moins que la façon dont le cinéaste élève le réel, lui confère une tonalité presque mystique en l’épurant. Démiurge, il réédite la Genèse en recréant le monde à partir de rien. La terre, les hommes, les bêtes retrouvent tout leur poids symbolique originel. Ainsi, le mince serpent qui traverse le champ longtemps après que le car a disparu dans le lointain ou, surtout, l’aigle, personnage principal du film, que les enfants capturent et qui devient leur animal familier, veillant majestueusement la nuit sur la famille endormie.
Même combat pour Derrière la forêt (prix du Public) de Gulya Mirzoeva, oeuvre légèrement fictionnée où l’on assiste aux allées et venues sautillantes d’un vieux paysan turc, Hayri Dev, littéralement possédé par la musique. En chantonnant, en gratouillant son luth rustique à trois cordes (üçtelli) sur les chemins, il part retrouver dans la montagne un ami violoniste, berger comme lui. Si l’on peut à la rigueur reprocher au film d’être propret, trop souvent filmé à la Steadycam qui fluidifie les mouvements de la caméra, tout grief technico-moral disparaît devant le bonheur dionysiaque qui s’en dégage. Il faut voir les vieux papys extatiques jouer leurs gigues aigrelettes, syncopées à l’orientale, puis entrer dans la danse comme des faunes. On est transporté.
Le reste du programme se situait sur un registre nettement moins idyllique. A part peut-être, dans un certain sens, Fishtank de Richard Billingham, oeuvre singulière entre toutes, où l’on transforme la vie triviale d’une famille prolo anglaise en immersion « ambientale » et cotonneuse. Le réalisme social anglais vu au microscope. En effet, Billingham filme sa propre famille dans son appartement d’HLM des Midlands, en privilégiant le plan macro avec une profondeur de champ très réduite. Le film commence par un gros plan du nez du père vu à l’envers, puis il continue avec une chasse aux mouches sur le papier peint… C’est absolument fascinant, sans blague, surtout lorsque les variations de la mise au point automatique font palpiter les détails, animés ou inanimés, comme des petites entités vivantes. Pialat meets Sokourov.
Home-movies toujours, mais de style classique, avec Erets acheret (Another land) de l’Israélien Amit Goren qui, à l’instar de son loufoque compatriote Avi Mograbi, établit dans ce journal filmé sur plusieurs années un parallèle permanent entre sa vie familiale et une actualité israélienne Intifada, assassinat de Rabin souvent tragique. « Les événements de nature publique et privée sont entremêlés, dit Goren. (…) Dans ce pays, la distinction entre les deux est presque impossible. » Le cinéaste le prouve par quelques plans saisissants : par exemple quand, après avoir entendu une explosion terroriste dans sa rue, il abandonne la chronique familiale pour aller filmer les dégâts à l’extérieur. Autre pays, autres marasmes congénitaux dans Pappa och drag (Grand Prix ex æquo) de la Suédoise Linda Västrik. Une oeuvre éminemment dérangeante, limite complaisante, où la jeune cinéaste met en place un dispositif psychodramatique : elle va harceler avec sa caméra son lâche géniteur qui ne l’a jamais reconnue comme sa fille. On pourrait dire en bon spectateur de cinéma, c’est-à-dire en voyeur sadique en puissance, que là où il y a de la gêne il y a du plaisir. Mais parfois la douleur est trop théâtralisée et on est perplexe. Notamment quand la cinéaste se filme en train de pleurer (ou pleure pour se filmer ?). Ça ressemble incroyablement à du Bergman années 70, sauf que là l’exhibitionnisme hystérique rend la réalité plus artificielle qu’une fiction. L’affliction dépasse le réel.
Pour en finir (provisoirement) avec la famille, passons à un film diamétralement opposé, Mort à Vignole d’Olivier Smolders, déjà présenté dans plusieurs festivals, mais on ne se lasse pas de sa
beauté terrible et harmonieuse. Ce méli-mélo en noir et blanc de films de famille anciens et récents, ponctué par une voix off aussi littéraire que concise, traite de la « mort au travail », des traces silencieuses du passage sur terre des quidams oubliés figurant dans ces anodins reportages amateurs. Regard obsessionnel sur la permanence de la mort dans la vie. Des cadavres dans une morgue qui ressemblent à des gisants de Pompéi. Le cinéma comme tombeau archéologique des vivants et des morts. Drôle d’objet, vénéneux et délicat, batcave et proustien, qui nous ramène à la poésie délétère de la fin du siècle dernier.
Même programme littéraire et formel dans Okay bye-bye de Rebecca Baron : voix off à la première personne, omniprésence de la mort à travers des images d’archives. Mais ici le propos est politique : il s’agit d’un film-essai sur la tragédie cambodgienne. D’une petite ville de Californie où elle vient de s’installer, la réalisatrice lit ses lettres à un inconnu, lui parle de ses recherches documentaires sur le rôle actif des Etats-Unis dans la tragédie indochinoise, et ne cesse de revenir à un mystérieux petit bout de pellicule cambodgien en super-8 trouvé sur un trottoir, qu’elle scrute inlassablement et qui devient un leitmotiv magique. Un Rosebud. Ou comment, en partant de la perspective la plus impressionniste, en filmant ce qui est proche, personnel et intime, dans des conditions techniques proches de l’amateurisme, on débouche très facilement sur des considérations politiques, sociales, universelles. Intimité, universalité, c’est du pareil au même.
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