La maison et l’immonde. Au dernier Festival latino-américain de Biarritz, avec la rétrospective de seize films qui lui est consacrée, on a pu redécouvrir l’Argentin Leopoldo Torre Nilsson, cinéaste réputé dans les années 50 et 60. Un art qui réside dans la disparité entre une préciosité à la limite de l’académisme et la description impitoyable […]
La maison et l’immonde. Au dernier Festival latino-américain de Biarritz, avec la rétrospective de seize films qui lui est consacrée, on a pu redécouvrir l’Argentin Leopoldo Torre Nilsson, cinéaste réputé dans les années 50 et 60. Un art qui réside dans la disparité entre une préciosité à la limite de l’académisme et la description impitoyable d’une bourgeoisie en pleine décrépitude morale et politique.
Buñuel, Bergman, Antonioni, Hitchcock, von Stroheim, Renoir : voilà ceux à qui on compara autrefois l’Argentin Leopoldo Torre Nilsson (1924-1978) pour minimiser son originalité. La rétrospective de seize films que vient de lui consacrer le Festival de Biarritz était l’occasion de vérifier le bien-fondé de cette sentence de Jean Douchet :« Torre Nilsson apparaît au mieux comme un bon copiste et une cinémathèque ambulante. » Or, on constate que Torre Nilsson n’est pas un faiseur de sous-produits à l’européenne destinés au marché sud-américain et que son univers singulier ne recoupe que de loin celui des maîtres précités. Pour faire court, on dira que c’est un cinéaste à la fois classique, limite vieillot, et profondément iconoclaste, pourfendeur des valeurs archaïques. Un anarchiste des greniers.
Les Torre sont quasiment une dynastie de cinéastes. Fils de Leopoldo Torre Rios, réalisateur réputé, Torre Nilsson apprend le métier en tenant tous les postes : assistant, monteur, cadreur. Epaulé par son père, il se révèle à son tour un cinéaste complet, producteur et coscénariste de ses oeuvres. Ses fils Pablo et Javier Torre lui succéderont derrière la caméra… Débutant en 1949, il adapte des écrivains argentins marquants comme Borges et Bioy Casares. Mais il ne semble avoir trouvé réellement ses marques qu’après sa rencontre avec la romancière Beatriz Guido, dont il filme La Maison de l’ange, avant qu’elle ne devienne sa scénariste attitrée et sa compagne.
La Maison de l’ange (1956), qui le fait découvrir en Europe, est assez représentatif des dispositifs « torre-nilssoniens ». Prenez d’abord une vaste demeure patricienne du XIXème siècle, sombre, pleine de recoins. Eclairez peu, par taches, de façon à permettre aux acteurs d’émerger de l’ombre et d’y replonger, comme des fantômes. Ensuite, installez-y une famille bourgeoise bancale, de préférence aussi poussiéreuse que le logis, composée d’oncles et de neveux, de grands-parents et de petits enfants. Puis faites-y évoluer une jeune personne innocente, qui décèlera peu à peu les turpitudes tapies dans cet univers étouffant et en sera victime. N’oubliez pas d’accentuer l’atmosphère angoissante en filmant les personnages en contre-plongée. « Je pense, expliquait le cinéaste, que ma grande myopie a joué un rôle dans la position et l’emplacement des caméras. La myopie engendre un monde déformant, obsédant, un monde expressionniste, et je crois qu’elle a influencé une bonne partie de ma carrière. »
En fait, Torre Nilsson est plus fou que ses modèles putatifs, plus perturbé que Buñuel en tout cas, car il n’a pas la distance perverse du cinéaste espagnol. Ni son humour. Ainsi, dans l’exemplaire Maison de l’ange, il pousse les situations jusqu’au comble de leur logique. Le sujet du film est tout bonnement le sexe. L’héroïne adolescente, Ana, est élevée dans un climat de pudibonderie extrême. Sa mère bigote la contraint à un angélisme morbide : non seulement les statues du jardin sont pudiquement voilées, mais Ana et ses soeurs doivent prendre leur bain en chemise de nuit. A ces phobies moyenâgeuses, le cinéaste oppose l’univers viril tout aussi féodal du père, sénateur ultraréactionnaire entiché de duels. Mais si la découverte du sexe par l’héroïne est sanctionnée brutalement, l’horreur est constamment intériorisée on croit assister à son viol , contrairement aux films gothiques américains que les ambiances de Torre Nilsson rappellent. S’il sort peu de son schéma de maison ancestrale oppressante, il se permet les extrapolations les plus audacieuses à l’intérieur de ce cadre strict. Dans La Chute (1958), Albertina, qui débarque à Buenos Aires pour suivre des études, loue une chambre dans un logis ancien et spacieux. Mais elle se retrouve quasiment à la merci des trois enfants qui régissent les lieux, leur mère asthmatique restant confinée dans sa chambre. Là s’installe un climat délétère assez inquiétant, un peu comme si Sa majesté des mouches, film sur des enfants devenus sauvages, avait été tourné dans un manoir au lieu d’une île déserte. Et comme la force du cinéma de Torre Nilsson est de ne jamais dépasser les bornes du vraisemblable, voire de la normalité apparente, l’enfer créé innocemment par les enfants de La Chute s’en trouve renforcé : leurs caprices de bambins iront jusqu’à provoquer la mort de leur mère grabataire.
Mêlant dégoût et fascination pour des traditions déliquescentes, Torre Nilsson est avant tout un libertaire, ou plutôt un démocrate éclairé, enragé par la ploutocratie. On peut voir dans cette structure de demeure archaïque peuplée de vieillards autoritaires et d’enfants sournois une métaphore de l’Argentine elle-même, prisonnière de coutumes féodales et corrompue jusqu’à la moelle. Ce qui aboutira à neuf ans de fascisme d’opérette mais fascisme tout de même , sous le joug du populiste Péron et de son cornac Evita. A cet égard, Fin de fiesta (1960) est l’un des sommets de l’oeuvre, dans la mesure où il rassemble tous ses thèmes dans un film noir touffu, avec la maison gothique et son sempiternel organigramme, et en parallèle, à l’extérieur, une société interlope et populaire. Ce récit morcelé à la Dos Passos montre comment un jeune homme, Adolfo, entrevoit peu à peu la noirceur du monde adulte. Un monde particulièrement pourri où son grand-père, maire respectable d’une ville de province, se comporte comme un parrain de la Mafia. Mais la maison n’a plus le rôle central. Elle sert de repoussoir au milieu fruste et brutal que côtoie l’homme de main du grand-père. Une de ses expéditions punitives est l’occasion d’une splendide scène de fusillade nocturne, où Adolfo sauve le voyou en lui retirant une balle avec les dents. Ce qui frappe ici comme ailleurs chez Torre Nilsson, c’est l’absence de manichéisme. Bien qu’épris de justice, Adolfo, qui précipitera la déchéance de son grand-père, n’est pas irréprochable : il profite de son statut de fils de famille pour abuser d’une servante métis…
Reste les oeuvres atypiques. Passons rapidement sur Peau d’été (1961), petit conte cruel, très moderne et dépouillé, où le cinéaste fait merveille dans sa façon de suggérer une sensualité à la fois estivale et froide. Pour une fois, on pense effectivement à Antonioni. Mais en dépit d’obsessions récurrentes et de vagues parentés stylistiques, on ne peut réduire Torre Nilsson à un quelconque système. Preuve éclatante : Les Sept fous (1972), sans doute le film le plus libre du cinéaste, qui prouve à quel point il a évolué en quelques années. Une satire politique et sociale synchrone avec la période d’instabilité que traverse l’Argentine et qui s’achèvera par la dictature sanglante de Videla. Une oeuvre bizarroïde, qui conte la lente descente en enfer d’un maniaco-dépressif dans les années 20. Par moments, on se croirait chez Dostoïevski, mysticisme en moins. Augusto Erdosain, modeste employé aux relations amoureuses erratiques, se targue d’être inventeur. Il cherche d’abord à métalliser des fleurs, avant de concevoir un gaz mortel et d’entrer dans un groupe nihiliste qui prépare la destruction totale du gouvernement… Le film est très cru : gros plan sur les cervelles sanguinolentes que cuisine l’épouse frigide d’Erdosain, poses érotiques de la lolita qu’Erdosain révolvérise en coïtant avec elle, scènes de bordel fellinien, etc. La puissance de ce film grinçant vient de sa dichotomie absurde, schizophrénique, entre les idées et les actes, les sentiments et les comportements. Hérésie politique, amoralité absolue : on eût aimé que la carrière de Torre Nilsson se termine sur ce fulgurant coup d’éclat. Mais il revint à ses marottes, comme en témoigne son ultime réalisation, Piedra libre (1976), soap-opera un peu monstrueux avec vieille bicoque et vieille ra(n)ce. Quoi qu’il en soit, rien ne justifie le purgatoire infligé à l’oeuvre ultrasingulière de Torre Nilsson, dont la folie souterraine rejoint celle, plus explicite, des mélos baroques de Buñuel et de Ripstein. Messieurs les distributeurs, à vous de jouer !
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