L’affaire Christophe Rocancourt-Catherine Breillat rejouée par la cinéaste, le nouveau thriller sexué des frères Larrieu, une folle histoire de passion entre un jeune homme et un vieillard…Le festival du film de Toronto s’ouvre cette nouvelle année sur un tempo sentimental un peu pervers et très cul.
La soirée du 7 septembre avait une saveur particulière pour Catherine Breillat. D’abord parce qu’elle se souvenait d’avoir présenté ici-même il y a 25 ans l’un de ses premiers films, 36 Fillette, devant un public conquis – « J’étais maudite à l’époque en France, et c’est Toronto qui m’a sauvée, c’est grâce à ce festival que j’ai pu continuer à faire du cinéma », a-t-elle déclaré, visiblement émue. Ensuite parce que se tenait l’avant-première mondiale de son dernier film, Abus de Faiblesse, dont on peut dire qu’il marque le vrai retour aux affaires de la cinéaste, après quelques films plus hésitants, certains peu vus (Barbe Bleue) ou diffusés à la télévision (La Belle endormie).
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L’histoire de ce retour, tout le monde ou presque la connaît : c’est l’aventure que Catherine Breillat partagea avec le fameux Christophe Rocancourt, cette liaison dangereuse dont elle a déjà consigné les souvenirs dans un livre autobiographique publié en 2009. Victime d’un AVC qui l’avait laissée partiellement handicapée, Catherine Breillat s’était fait séduire et arnaquer par l’escroc notoire au terme d’une relation dont elle était sortie ruinée, seule et meurtrie. Une période de sa vie qu’elle a choisie de raconter dans le détail, presque cliniquement, sans rien dissimuler de son déclin physique et psychologique, en un geste autofictif dont la radicalité peut d’abord dérouter. Avec Isabelle Huppert et la révélation Kool Shen dans les rôles de l’artiste et de l’escroc, le film décrit chacune des étapes de leur liaison toxique, ces rituels concrets (coups de téléphone nocturnes, signatures de chèques à répétition) et ces mécanismes sentimentaux qui ont installé la cinéaste dans un état de dépendance tour à tour provoqué et subi.
Pourquoi est-elle restée, qu’est-ce qui a poussé cette femme dans les bras de Rocancourt, Abus de faiblesse élude toutes ces questions propres au fait-divers pour occuper un seul champ mental : ce qui intéresse Breillat, son grand sujet depuis toujours, c’est le mystère du désir, ces forces irrationnelles et parfois aliénantes qu’elle saisit ici avec un réalisme et une cruauté rarement égalés. Sans rien chercher à élucider, sans aucune vérité à asséner sur l’affaire, Breillat poursuit ainsi son exploration troublée du couple et des rapports de force qui l’animent dans un huis clos anxiogène, ouvert à toutes les interprétations. « C’était moi et pas moi » conclut son personnage au terme d’une romance schizo dont la plus grande subversion est peut-être de préserver son secret.
Sexe mou
Petit rappel à l’usage des allergiques aux langues anciennes : la Gerontophilia, du grec geron, est un trouble sexuel qui définit les personnes attirées par des partenaires beaucoup plus âgés. C’est aussi le sujet du dernier film de Bruce LaBruce, l’un des plus grands –et méconnus- cinéastes canadiens en activité, qui entreprend de raconter les amours perturbées de Lake, un jeune homme d’à peine vingt ans au physique d’ange van santien, lui-même atteint d’un problème de type grec, un « fétiche » comme il dit : il ne bande que pour les vieux. Et plus ils sont vieux, laids, abimés, plus ils ont l’air mourants, plus il bande. Personne ne s’explique son obsession (pas même le film, qui a d’autres choses à penser), mais la situation devient peu à peu explosive lorsque Lake, embauché dans une maison de retraite, s’éprend d’un octogénaire avec qui il vivra une aventure sentimentale.
Résumé ainsi, Gerontophilia passerait presque pour une blague potache, une simple provoc de festival, mais ce serait méconnaître le cinéma de Bruce LaBruce, son affection jamais démentie pour les marginaux et les amours transgenres autant que son rejet des interdits. Des tapins de Hustler White au mort-vivant onaniste d’Otto ; or Up with Dead People, en passant par la bête nécrophile de L.A Zombie, il n’y a jamais eu de mauvaises manière d’aimer ni de baiser chez Bruce LaBruce, qui filme chaque perversion avec une égale tendresse. La grande transgression de GerontophIlia est donc, d’abord, sa normalité: c’est une love story en apparence banale, avec ses clichés d’usage, son sentimentalisme outré, ses ralentis langoureux sur les corps enlacés. Mais le cinéaste ne tire aucun bénéfice de ce décalage entre la grammaire classique de la romance hollywoodienne et son sujet ; il saisit au premier degré une folle passion amoureuse dans tous ses développements, et adopte le point de vue de son jeune personnage, filmant les corps vieillissants avec une grâce et un désir inouïs. Il y a chez LaBruce une forme unique de naïveté dans le vice, un romantisme des marges qui trouve dans Gerontophilia sa plus belle expression : un regard lascif lancé sur le sexe engourdi d’un vieillard.
Les Larrieu en noir
« La vérité en amour est-elle possible, sinon souhaitable? » Comme un écho étrange au film de Catherine Breillat, c’est sur cette question que s’achève le dernier opus des frères Larrieu, L’Amour est un crime parfait, adapté d’un roman de Philippe Djian (Incidences). « Un sale film » a déclaré à son propos le président du festival, Piers Handling, qui n’aurait pas pu trouver plus juste expression : thriller nocturne et ultra sexué, portrait labyrinthique d’un homme aux pulsions incontrôlables, le Larrieu nouveau est un film crade, tourmenté, violent, hautement électrique.
Il y est question d’un meurtre étrange, de rivalités amoureuses et de relations familiales incestueuses, tout un entrelacs de récits obscurs tressés autour d’une seule figure, celle d’un professeur de lettres aux innombrables conquêtes, Marc (Mathieu Amalric, phénoménal). Tout se passe entre la banlieue chic de Lausanne, les espaces enneigés de la Suisse et un chalet de conte isolé au fond d’un bois qu’occupe Marc comme un grand méchant loup bandant prêt à surgir sur ses proies féminines. L’atmosphère est a priori celle d’un thriller noir, infusée par la science du suspens de Djian et la mise en scène souveraine des deux frères, faite de superbes plans nocturnes et de brusques écarts surréalistes, mais tout ceci n’est qu’un prétexte: sous l’intrigue policière bouillonne un film sexuel, hanté par la question de la jouissance impossible.
Il y a là en germe l’habituelle manière des Larrieu (l’hédonisme mêlé à un humour cinglant, le portrait d’une bourgeoisie déréglée par ses désirs), mais cette fois travaillée par une puissance plus sombre et mélancolique : ici le sexe est triste, les corps sont glacés, saignés, et l’amour ne peut être qu’un crime, voué à la peine capitale. En se déportant ainsi sur le champ du polar, les frères Larrieu auront apporté quelques nuances noires à leur cinéma et signé une grande et brumeuse romance torturée.
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