Chaque année, pendant une semaine d’octobre, Pordenone cesse d’être une petite ville du Frioul pour devenir la capitale internationale du cinéma muet. La dernière édition donnait le coup d’envoi d’un immense projet David W. Griffith, l’inventeur du montage alterné et de la grande mise en scène. Seize ans que le Festival de Pordenone existe. Depuis […]
Chaque année, pendant une semaine d’octobre, Pordenone cesse d’être une petite ville du Frioul pour devenir la capitale internationale du cinéma muet. La dernière édition donnait le coup d’envoi d’un immense projet David W. Griffith, l’inventeur du montage alterné et de la grande mise en scène.
Seize ans que le Festival de Pordenone existe. Depuis qu’une poignée d’aventuriers a décidé « d’explorer ce qui était encore à l’époque, en 1982, la terra incognita du cinéma muet », comme le souligne Paolo Cherchi Usai, l’un des maîtres d’oeuvre de cette manifestation exemplaire et le directeur de la George Eastman House de Rochester. Cette année, Les Journées du Cinéma Muet de Pordenone donnaient le coup d’envoi d’une entreprise délicate et de longue haleine baptisée « Projet Griffith ». Qu’est-ce à dire ? Le code secret d’une opération militaire d’envergure ? Presque. Tout le monde connaît le nom de David Wark Griffith, l’auteur de Naissance d’une nation et Intolérance, « le fondateur du cinéma moderne » dont parlent les dictionnaires et les professeurs, et presque personne n’a vraiment vu son oeuvre, qui comporte la bagatelle de 530 films (courts et longs compris), étalés de 1908 à 1931. Et 95 % de cette masse impressionnante restent quasiment inconnus, jamais montrés au public et peu étudiés par les historiens du cinéma. Si les films de Griffith considérés comme définitivement perdus peuvent se compter sur les doigts d’une seule main et échappent ainsi aux pourcentages accablants du grand naufrage de la conservation cinématographique (50 % de la production mondiale, toutes époques confondues, ont été perdus ; 75 % des films produits entre 1900 et 1913), personne n’a jamais entrepris une restauration globale et raisonnée de ces éléments. Les cinémathèques préférant trop souvent entreprendre « la énième restauration de Nosferatu, un film facilement disponible, accompagnée d’une nouvelle musique, pour rameuter un public coupable de conformisme » (c’est toujours Cherchi Usai qui parle) plutôt que de s’occuper sérieusement de Griffith.
C’est d’abord pour dénoncer ce scandale que Pordenone a décidé de montrer tout Griffith, avec les seules copies disponibles actuellement, pour convaincre tout le petit monde du cinéma muet que ce pan essentiel de l’histoire de l’art du xxème siècle est loin d’avoir reçu toute l’attention qu’il mérite. « Personne n’est innocent, ni les archives, ni les festivals, ni le public. Nous voulons provoquer une prise de conscience et susciter une polémique sur les solutions, certes pas évidentes, à apporter à ce problème crucial. Il serait grand temps de redéfinir les priorités car le temps presse et ces opérations de restauration sont très longues et très coûteuses », conclut Cherchi Usai.
Pour la première année de ce projet titanesque, qui devrait s’achever en 2005, Pordenone présentait donc les courts métrages des années 1907 et 1908, soit 94 films au total. D’abord acteur de théâtre et apprenti dramaturge, Griffith se tourne vers le cinéma en décembre 1907, pour survivre à New York en attendant que son talent dramatique soit enfin reconnu. Sur les conseils d’un ami, il va sonner à la porte de la Biograph. Wallace McCutcheon, le patron de cette compagnie, accepte de l’engager comme figurant. On pense que Griffith fait ses grands débuts devant la caméra dans Professional jealousy, un film de onze minutes dont le clou est la bagarre entre deux actrices et où il est bien difficile d’apercevoir la silhouette du futur auteur d’Intolérance. Trois mois plus tard, du 17 au 19 mars 1908, McCutcheon tourne Old Isaacs, the pawnbroker, considéré comme le premier scénario de Griffith porté à l’écran. Enfin, au mois de juin de la même année, Griffith tourne son premier film, The Adventures of Dollie. Il ne s’arrêtera plus.
On découvre donc tous ces films dans de mauvaises copies 16 mm privées d’intertitres ce qui les rend souvent difficilement compréhensibles. Et pourtant… S’il faut se méfier de la tentation de la relecture rétrospective et ne pas toujours chercher à repérer les prémices du futur génie dans ces petits films d’une bobine, force est de reconnaître que Griffith pose là les fondements de son art et progresse à pas de géant. Pour prendre un exemple, dans Behind the scenes (dix-sept minutes, tourné du 10 au 13 août 1908), Griffith joue de la tension entre deux espaces antagonistes (le théâtre et la vie) et deux actions simultanées (une actrice est obligée de faire son numéro pendant que sa petite fille est en train de mourir dans leur appartement) en mettant au point sa technique de montage parallèle technique qu’on retrouvera poussée à son point de perfection dans ses chefs-d’oeuvre ultérieurs. Devant ce film comme devant beaucoup d’autres, on a l’impression bouleversante de découvrir les gammes tenues secrètes du futur virtuose. Ce qui compense largement notre faible réceptivité émotionnelle de spectateur de 1997 devant ces balbutiements du cinéma.
Mais il suffit que la copie soit parfaite et le film un vrai joyau pour que notre perception change et passe de l’intérêt « scientifique » pour l’infinie beauté des ruines cinématographiques à l’émerveillement béat devant des oeuvres qui nous redeviennent parfaitement contemporaines. Afin de démontrer à la fois le bien-fondé de son discours alarmiste et l’incroyable précocité du talent de Griffith, Pordenone a « triché » par trois fois en bouleversant sa chronologie rigoureuse. Premier choc, A Corner in wheat, tourné en novembre 1909 (on aurait donc dû le voir seulement l’an prochain…), résonne comme la réaction vitale d’un cinéaste qui refuse de sombrer dans la routine commerciale et choisit d’embrasser la totalité du mouvement du monde. En montrant comment la spéculation sur le blé affecte toute la chaîne sociale et en inventant une narration aussi ample que sèchement logique, Griffith amène le cinéma vers des sommets encore inexplorés, vers une sophistication toujours plus grande des thèmes et des traitements. Devant la précision de la charge anticapitaliste, on pourrait presque qualifier ce film de marxiste, alors qu’il provient plutôt de la grande tradition populiste américaine.
Seconde entorse à la règle d’or chronologique, The Informer (1912), sous-titré A Story of the civil war, se présente comme le brouillon qui précède le grand-oeuvre, tant ce film annonce Naissance d’une nation que Griffith mettra en chantier deux ans plus tard. Naissance d’une nation qui ouvrait le Festival de Pordenone. Et il fallait oser. S’il n’est pas question de redire ici à quel point rien n’aurait été possible sans ce coup de génie, comment Griffith trouve toutes les solutions techniques à son besoin d’expression totale et fonde toutes les lois du spectacle, on se doit d’avouer que cette projection fut stupéfiante et à plus d’un titre. Grâce à la beauté et à la complétude de la copie présentée, et grâce aussi à la musique symphonique originale de Joseph Carl Breil à peine retouchée par John Lanchbery, Naissance d’une nation cessait d’être un « classique » poussiéreux pour devenir un film comme neuf, proprement jamais vu, car jamais vu comme ça, dans des conditions aussi parfaites.
Sans doute le plus grand film de toute l’histoire du cinéma, il devient aussi le plus terrifiant, le plus sublime et le plus vil, le plus indispensable et le plus malaisant. Comme les spectateurs de 1915, on vibre pour que la chevauchée du Ku Klux Klan arrive à temps pour sauver les héros, la magie opère à nouveau malgré les quatre-vingt-deux ans qui nous séparent de l’irruption de ce film-monstre. Mais on ne tarde pas à avoir honte de notre enthousiasme de spectateur émerveillé. Car le racisme « naturel » de l’homme du Sud qu’était Griffith quitte soudain les analyses savantes et embarrassées des livres de cinéma pour se répandre sur l’écran. Et donc sur la salle. Hébété devant tant de beauté et d’intelligence, les sens saturés par le passage constant de la fresque grandiose au chuchotement intime, mais écoeuré face à la violence d’une idéologie qu’il faut bien qualifier de fasciste, on comprend pourquoi Naissance d’une nation n’est jamais montré lors des grands-messes consacrées au cinéma muet « en concert », au profit d’Intolérance, Le Lys brisé ou Les Deux orphelines (projeté tout récemment au Louvre). Cherchi Usai nous confirmera qu’une projection publique aux Etats-Unis demeure totalement impensable, malgré le classement du film comme « patrimoine national » par le Congrès. Car ce film est un bloc traversé par des affects idéologiques d’une brutalité et d’une efficacité extrêmes, agité par des pulsions contradictoires qui mêlent allégrement le sexuel et le racial et il faut le prendre comme tel. Ou bien le laisser. Et se condamner dans ce cas à ne jamais rien comprendre à l’art majeur du xxème siècle. Qui osera montrer cette restauration définitive de Naissance d’une nation à Paris ? Il y a urgence.
Frédéric Bonnaud
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