De retour sur la Croisette, on écume à nouveau les entrailles du Bunker à la recherche des pierres précieuses du cinéma.
Après une première semaine attentiste, on a trouvé beaucoup de caillasses, pas mal se fausses émeraudes, quelques jolies perles: les films de Rolf de Heer ou de Claude Miller écoeurent, ceux de Terry Gilliam, Ken Loach ou Laetitia Masson déçoivent, mais Tsai Ming-liang avec The Hole, Erik Zonca avec La vie rêvée des anges, Arturo Ripstein avec Divine ou Jean-Pierre Limosin avec Tokyo eyes enchantent.
Le 51ème Festival de Cannes commence à l’aéroport d’Orly. Le vol AOM est rempli de festivaliers divers : journalistes, attachés de presse, producteurs, fumistes ou plagistes. Arrivés à Cannes, la routine habituelle du premier jour : soleil, chaleur, odeur de vacances, installation du matériel, prise de repères, formalités administratives, premières ébauches de planning de projections.
Et puis Eric Mulet. Régional de l’étape, chroniqueur mondain redoutable (et redouté), boute-en-train de notre dream team, mais aussi notre photographe maison (quand il en a le temps et l’envie), la Mule a déjà râlé dix fois, sorti vingt-cinq vannes (par minute) et claqué la moitié de ses notes de frais (en bières, en pastis, en cigarettes et aussi en bières). Demain, le vrai Festival commence.
Mercredi 13 mai
Si on nous avait dit qu’un jour, à Cannes, on en viendrait à regretter Le Cinquième élément… C’était nul, certes, mais beaucoup moins ennuyeux que Primary colors de Mike Nichols (ouverture, Sélection officielle). Enième « fiction présidentielle », tout entière consacrée à l’irrésistible ascension d’un certain Jack Stanton (c’est assez clair ?), gouverneur d’un petit Etat du Sud qui se lance dans la course à la Maison Blanche, cet interminable pensum est un bien mauvais film d’ouverture et un bien mauvais film tout court. Sous ses aspects corrosifs et irrespectueux, ce n’est qu’une hagiographie du couple Clinton. Mal écrit et mis en scène comme un téléfilm, Primary colors se résume à de la grossière propagande. C’est l’hommage d’Hollywood à celui qui aurait pu être l’un des siens tant il est bon comédien.
Si Primary colors est long comme une journée cannoise sans un seul bon film et sinistre comme une soirée cannoise sans fêtes , Lulu on the bridge de Paul Auster (ouverture, Un Certain Regard) est un désastre complet. D’une prétention et d’une stupidité insoutenables, le film d’Auster est un modèle de « film intello », de fade produit culturel destiné à des gens qui détestent le cinéma mais adorent les pires clichés littéraires. Grandes phrases creuses sur la vie, l’amour, la mort, monologues théâtraux débités dans un festival de grimaces par Harvey Keitel et Willem Dafoe (dans son rôle habituel de méchant très mystérieux), image d’autant plus léchée qu’Auster n’a rien d’autre à filmer que son désir de « faire cinéaste », imbroglio vaguement psycho-poético-mystique, tout y passe. Et à la fin, on nous fait le vieux coup du « ce n’était qu’un rêve ». Plutôt un cauchemar. On est quand même un peu étonnés de voir comment un écrivain aussi original qu’Auster ne songe qu’à adapter ses obsessions à l’écran, en les vulgarisant au lieu de les enrichir, en se contentant de les décliner au lieu de les décaler. C’est à croire qu’il se perçoit lui-même comme une fabrique culturelle. Le résultat est d’une laideur infinie.
Passion de György Feher (Un Certain Regard) ne vaut guère mieux. On y retrouve la même dérive esthétisante qui consiste à ne faire que de l’image, surtout pas du cinéma. Chez Auster, l’image est polie et bleutée ; chez Feher, elle est « brute » et en noir et blanc granuleux. Auster peaufine sa pose urbaine et branchée tandis que Feher se la joue rurale et obscure. Mais le résultat est une même incapacité à dépasser un système de représentation qui n’expose que sa vanité. Cette adaptation du Facteur sonne toujours deux fois dans la Hongrie des années 30 n’en suinte pas moins l’ennui et l’impuissance.
La vision de La Vendeuse de roses de Victor Gaviria (Sélection officielle) sera tout aussi soporifique. Cette chronique des nuits et des jours de quelques gamines des rues de Medellín voudrait conjuguer réalisme social et baroquisme latino. Elle ne parvient qu’à être tape-à-l’oeil. La faute à l’absence de véritable inventivité formelle, la mise en scène se réduisant à une caméra (mal) portée à l’épaule. On se rapproche de l’action, on recule et on revient, ceci pendant deux longues heures. Du coup, La Vendeuse de roses a tôt fait de ressembler à un reportage télévisé sur un « douloureux problème du tiers-monde », plus proche de 52 sur la Une que de Los Olvidados. Certains de nos confrères, plus indulgents ou bien gagnés par un goût pervers pour les nymphettes aux pieds sales, parlaient de l’énergie que dégagent les toutes jeunes actrices. C’est vrai que leur présence constitue le meilleur du film. Mais il aurait fallu que le regard de Gaviria soit moins complaisant et moins démagogique.
Cette première journée a donc aussi mal fini qu’elle avait commencé. Il commence quand, ce Festival ?
Jeudi 14 mai
Dance me to my song (Sélection officielle) ne sera pas l’événement glamour de Cannes. Après le trentenaire cloîtré dans son appartement et traumatisé par sa maman de Bad Boy Bubby, après la petite fille mutique de La Chambre tranquille, Rolf de Heer continue gaiement à nous servir ses films épais et indigestes, avec cette fois-ci en personnage principal Heather Rose (Julia), qui a participé au scénario, handicapée moteur et cérébrale de naissance. Sur le thème « les infirmes sont des êtres humains comme les autres et peut-être parfois même meilleurs que lesdits normaux », de Heer nous refait le coup du petit traité de cruauté. De Heer est un réalisateur plein de bons sentiments qui fait l’effet de vouloir à tout prix en avoir de très mauvais, pour choquer le spectateur et mettre tout le monde mal à l’aise. Il avait certainement en tête un thriller psychologique malsain, mais le scénario est tellement improbable que le sentiment d’oppression et de claustrophobie repose uniquement sur le malaise que l’on peut ressentir à regarder une personne handicapée, qui semble souffrir à chaque geste et à chaque respiration, au corps torturé que de Heer n’arrête pas de dénuder.
Journée bilingue pour Valeria Bruni-Tedeschi, présente en compétition et en français dans le film de Patrice Chéreau, Ceux qui m’aiment prendront le train, (cf critique dans notre numéro précédent), poliment applaudi, et en italien dans Mots d’amours, le film de Mimmo Calopresti qui a ouvert mollement la Quinzaine des Réalisateurs.
Déjà présente dans le premier film de Calopresti, La Seconda volta, aux côtés de Nanni Moretti, Bruni-Tedeschi continue d’approfondir un rôle qu’elle connaît par coeur, excitée et maniaco-dépressive, divagante et névrosée. On finit par se lasser de ses poses récurrentes, on aimerait voir un film où la Bruni-Tedeschi, grande actrice, va bien, rigole, respire.
Mots d’amour est un film très ténu, dont les limites sont dans sa fragilité même. Cela commence plutôt bien : une jeune fille riche approchant de la trentaine est en proie à ses phobies, le monde n’est pour elle qu’un vaste réseau de signes qu’il faut décrypter et suivre. Plus que de la superstition, une tentative de donner un sens à sa vie, de multiplier les preuves de son existence. Le film raconte cette recherche et cet enfermement progressifs qui entraîneront Angela aux limites de la folie. On pense aux phobies d’Italo Svevo qui, dans La Conscience de Zeno, pense, lorsqu’il marche, à tous les muscles de son corps que le mouvement met en jeu et, par conséquent, ne peut plus marcher. C’est cet aspect phobique, rarement exploré au cinéma, que Calopresti aurait dû approfondir. Mais le film préfère s’élancer sur des routes autrement plus fréquentées : la recherche de l’amour idéal et les voies pour y parvenir. Et là, tout se gâte. De quiproquos bourgeois en errances hystériques, le film se dilue et perd son intérêt. On a tout au long du film la curieuse et embarrassante impression que Calopresti a cherché à faire un film intimiste « à la française », du « cinéma de chambre » : gros plans sur les visages, faible profondeur de champ, psychologie tortueuse…
Pour sa journée d’ouverture, la Quinzaine des Réalisateurs nous a aussi fait un beau cadeau : la restauration impeccable de L’Homme qui rit, film muet de Paul Leni de 1928 avec Conrad Veidt et Mary Philbin. On connaît très peu Paul Leni, et c’est assez normal. Réalisateur peu prolifique, mort jeune (44 ans), rarement programmé, son oeuvre n’en est pas moins l’une des plus abouties et des plus originales de l’époque. Après quelques films réalisés en Allemagne, dont le mythique Cabinet des figures de cire, chef-d’oeuvre expressionniste, Leni part aux Etats-Unis, où il réalise L’Homme qui rit. Le cinéma muet est alors à son apogée. Et cela se sent.
Ce qui frappe d’abord, c’est la maîtrise d’un metteur en scène qui domine complètement son art et atteint la perfection dans le découpage et la narration. La tension dramatique ne faiblit jamais, les séquences s’enchaînent sans que l’attention ne se relâche, la caméra multiplie les angles pour dramatiser l’action.
Le film débute par une double « ouverture » époustouflante, d’une dizaine de minutes, et tout est déjà là : des personnages fortement caractérisés évoluant dans des décors plastiquement somptueux, un enchaînement de plans courts qui exposent à grands traits le noeud du drame, la mort saisissante du père dans la « dame de fer » (une armure hérissée de pointes de fer) et l’apparition du héros enfant, Gwynplaine, atrocement défiguré par les « comprachicos » et dont le visage est figé en un sourire éternel. Gwynplaine, abandonné en terre anglaise, recueille une petite fille avant de se réfugier chez un saltimbanque qui les adopte tous les deux. Ellipse, on retrouve les personnages adultes parcourant le pays. La jeune fille, Dea, est aveugle, et Gwynplaine se produit sur les planches. Le roman de Victor Hugo, sans doute l’un de ses plus beaux, regorgeait d’une matière première dramatique que Leni exploite parfaitement, en insistant sur les lignes de force du récit, en condensant l’action et en transformant le final en un feu d’artifice halluciné.
Il faut insister sur la dernière demi-heure, extrêmement habile. Leni retarde constamment le happy end, multiplie les embûches et fait monter le suspens avec une grande dextérité : les scènes de foule, brillamment dirigées, deviennent prépondérantes, le montage alterné fait merveille avant que les fils ne se renouent. On a parfois reproché à Leni un goût trop prononcé pour la décoration baroque, le formalisme plastique. Mais, hormis quelques trouvailles visuelles fortes, L’Homme qui rit ne se perd jamais dans les détails sursignifiants ou l’expressionisme gratuit, s’attache bien plus à construire des lieux déterminant les appartenances sociales des personnages. Conrad Veidt, acteur de Caligari qui sera ensuite largement utilisé par le cinéma américain, derrière son masque statique au sourire inquiétant, parvient sans peine à incarner les tourments de Gwynplaine. Force est de constater que le meilleur film vu à Cannes jusqu’à maintenant est aussi le plus ancien.
Alex van Warmerdam est un petit maître flamand qui a gagné son cercle d’admirateurs grâce à ses trois précédents films, Abel, Les Habitants et La Robe. Little Tony (Un Certain Regard) raconte l’histoire d’un fermier analphabète obligé par sa femme, une redoutable matrone, à prendre des leçons particulières de lecture avec une ravissante enseignante qui va se prêter au jeu étrange du couple.
On retrouve dans ce film les obsessions (digestives, sexuelles et plus particulièrement mammaires) et l’univers du réalisateur, composé de références à la peinture hyperréaliste et au surréalisme belge ce qui nous vaut une scène d’anticléricalisme primaire comme plus personne n’ose en tourner. Van Warmerdam est un cinéaste-artiste soucieux du motif, du détail et du signe. C’est également un auteur fasciné par les personnages handicapés ou inadaptés, en marge de la société (ou plutôt de la réalité), manipulés par les femmes et prisonniers de réflexes autistiques. Hélas, ce monde factice et balisé apparaît aussi limité que l’inspiration du cinéaste, qui s’enlise de film en film dans la facilité.
La première raison qui nous empêche de goûter au cinéma de van Warmerdam est son entêtement à en bannir le réel, pour y injecter d’un côté le cliché (c’est-à-dire une image figée que l’on se fait d’une ferme, de la Hollande, de la conjugalité), de l’autre la pulsion. Van Warmerdam regarde de haut des personnages médiocres ou tarés, ironise sur l’absurdité de la vie quotidienne des petites gens, souligne à gros trait chaque comportement avec une cruauté très attendue, sans parler d’un humour misogyne assez ringard.
On a le droit de rire à d’interminables conversations sur le trône, nous n’y voyons que de la vulgarité mal dissimulée sous un vernis artistique clinquant. Le film est parfois du niveau d’un mauvais sketch des Deschiens mis en scène par Greenaway. Cette fascination peu compréhensible du réalisateur pour le kitsch est explicitée dans les passages où le fermier occupe ses loisirs à peindre un nain de jardin. Les films de Alex van Warmerdam sont au cinéma ce que les nains de jardin sont à la sculpture.
Le Las Vegas parano de Terry Gilliam (Sélection officielle) était la première grosse curiosité très attendue du Festival. Nous l’attendions, nous aussi, parce que Gilliam nous avait quittés sur le beau souvenir de L’Armée des 12 singes, parce qu’on aime bien Johnny Depp, surtout parce que nous sommes très preneurs de la littérature « gonzo » d’Hunter Thompson.
Les meilleurs moments du film (quasiment les seuls, d’ailleurs) sont justement dus à la musicalité hallucinée de la prose du docteur Gonzo, énoncée en voix off à intervalles réguliers. En dehors du constat défoncé sur la fin des sixties et du rêve américain, on se souvenait notamment de l’humour ravageur du roman ; or, mis à part quelques sourires arrachés çà et là, le film de Gilliam n’est pas drôle du tout. Et rien de pire qu’un film drôle pas drôle. Las Vegas parano place le spectateur dans la peau du seul invité sobre à une kolossale drogue party : les autres sont raides déf’ et s’amusent comme des petits fous pendant que nous nous emmerdons royalement à les regarder. Soûlant.
Pour le reste, le sujet et le contexte du bouquin nourrissent les pires défauts du style de Gilliam : la surenchère d’effets, l’outrance baroque, le grotesque, l’exagération… Comme ses personnages se gavent de substances de toutes sortes, le cinéaste se goinfre de tous les effets les plus agaçants de la mise en scène contemporaine : courtes focales, trucages numériques, montage à toute blinde, jeu outré des acteurs, etc.
Comme les nouveautés pâlissent singulièrement vite sous le soleil de Cannes, on se tourne vers les rétrospectives d’hommages aux producteurs, en particulier celle consacrée à Roger Corman. Film devenu rare, Targets (1968) de Peter Bogdanovich est une vraie découverte. Produit par Corman juste après The Terror, Targets possède la qualité qui manque si cruellement aux films des diverses compétitions : une réflexion passionnante sur le cinéma, qui n’empêche pas une intrigue de se développer harmonieusement, l’une se nourrissant de l’autre.
Interprété par Boris Karloff et Bogdanovich dans leurs propres rôles, un acteur vieillissant et un jeune director aux dents longues, le film joue simultanément sur la mise en abyme et le registre du genre. D’un côté, on suit la lassitude de Karloff qui veut abandonner le métier et les doutes d’un Bogdanovitch fasciné par Hawks (« Tous les films ont déjà été tournés », soupire-t-il) ; de l’autre, on nous montre la mutation des monstres d’autrefois en une normalité invisible mais autrement plus inquiétante.
Par la grâce d’une mise en scène incroyablement sèche et tenue, ce qui aurait pu être schématique et référentiel devient une fable inquiétante sur les nouvelles formes d’aliénation (la télévision) et le déchaînement soudain des pulsions de mort. Tout ça sans psychologie à trois sous ni effets évidents. Si on avait connu Targets à temps, on aurait peut-être moins déliré sur Scream. Tant l’essentiel comme le superflu (l’intégration du décorum sixties) étaient déjà là. Ce film est un camouflet à Nichols, de Heer, Chéreau et Gilliam.
Boxcar Bertha (1972) doit rappeler à Martin Scorsese le temps où il faisait des films modestes et inventifs, le temps d’avant Kundun. Venu présenter le film avec Scorsese, Corman avait l’air un peu narquois du vieux rebelle qui assiste en direct à l’accession de celui qui fut son employé et son élève au titre envié de président du jury du Festival de Cannes. Scorsese, lui, était aussi nerveux et agité qu’un personnage de Twin Peaks. Pourtant Boxcar Bertha n’a rien perdu de son charme ni Barbara Hershey, petite soeur de Louise Brooks, de son éclat. On y retrouve à la fois les éléments habituels de la Corman’s touch (raccords parfois très approximatifs, micros dans le champ, emprunts à la télévision triomphante) et certaines trouvailles plastiques que Scorsese poussera plus loin dans ses films suivants, comme les travellings ultra-rapides qui s’éloignent ou s’approchent des personnages.
Sur une histoire à la Jack London revue par Peckinpah, Boxcar Bertha louche sur le néo-classicisme de Bonnie and Clyde tout en enregistrant l’inéluctable dégradation du genre. Mais Scorsese traite son sujet frontalement et décrit pour la première fois l’échec d’un homme qui essaye de réformer une société. Les contraintes économiques deviennent alors des forces pour gagner en concision et en fièvre. Et le dernier plan du film, celui où Bertha poursuit un train sur la porte duquel John Carradine a été crucifié, était incontestablement le plus beau de cette nouvelle journée pour rien. Car un film muet splendide et deux joyaux de l’écurie Corman, c’est bien mais pas tout à fait assez pour justifier le séjour. Bon, il commence quand ce Festival ?
La phrase du jour, extraite de Las Vegas parano : « J’étais là, déglingué par les drogues, ayant dépensé tout l’argent et avec rien à envoyer au magazine. »
Vendredi 15 mai
Ça y est. Le Festival a enfin commencé. Nous avons vu notre premier beau film, Tokyo eyes (Un Certain Regard) de Jean-Pierre Limosin. Cinéaste rare, dont on était sans nouvelles depuis le magnifique Gardien de la nuit et le moins magnifique L’Autre nuit, Limosin a parfaitement réussi son coup : une oeuvre follement élégante, un film de dandy inspiré.
Premier cinéaste français à réaliser un film japonais de fiction en japonais, avec des comédiens japonais (dont Takeshi Kitano lui-même, dans un rôle clin d’oeil de yakuza de troisième classe) et avec une production japonaise , Limosin a su résister à la tentation de l’exotisme. Au lieu de se laisser fasciner par un quadrillage urbain fait de lignes et de signes (c’était l’option Wenders pour Tokyo Ga), il raconte une histoire d’amour universelle et réinvente l’art de la fugue.
Bien sûr, on retrouve dans Tokyo eyes les trains et les ruelles tâchées de néons d’Ozu. Mais si le décor est regardé avec attention, c’est pour que s’en détachent deux frêles silhouettes appelées à devenir les héros d’un mélodrame murmuré. Entre l’adolescent ébouriffé qui s’amuse à effrayer les puissants pour mieux oublier sa propre peur et la fille-enfant qui attend que quelque chose lui arrive, la rencontre sera fragile mais décisive. Commence alors un étrange rituel de séduction, le voyeur devenant épié, la proie se faisant chasseresse. Sans dire le mot qui creuserait la distance et romprait le charme, les deux adolescents s’effleurent et se croisent, se suivent et se frôlent, s’apprivoisent et s’éloignent, se protègent et se surveillent.
Le grand art discret de Limosin consiste à faire tenir le sort de l’univers entier dans la préservation de cet amour naissant. Comme si la ville et le monde ne tenaient plus qu’à ce fil-là. La petite soeur du flic et le voyou pour sourire sont les nouveaux enfants terribles, ils sont donc terriblement séduisants d’autant plus qu’ils oublient de l’être. Comme ce film, qui invente sa durée propre, transforme des temps morts en instants cruciaux et repousse avec une douceur ferme tout effet facile. A l’image du flingue de son héros, qui atteint toujours sa cible sans jamais la toucher, Limosin a conçu un étrange jeu de regards. Ce sont les interstices du récit qui le contiennent et assurent son développement harmonieux.
A l’inverse de tous ces films cannois qui ne font que forcer des portes avant de s’apercevoir que les pièces sont vides et imposent un rythme frénétique pour mieux cacher leur misère, Tokyo eyes affirme sa ténuité de poème indirect et pudique. En le voyant, on ne pouvait s’empêcher de penser à la fois aux marcheurs des rues de la Nouvelle Vague (il y a un côté Cléo de 5 à 7…) et à certains films français des années 80 (ceux de Laurent Perrin, d’Assayas et de Limosin lui-même), dans lesquels l’air d’un temps frivole et impalpable se chargeait de brusques poussées de romanesque. Tokyo eyes est donc un film très français. Mais Limosin avait sans doute besoin de passer par un lointain habité et habitable pour réinventer son cinéma de la caresse et du chuchotement.
On ne pourra en dire autant du nouveau film de Ken Loach, qui va combler le besoin de romanesque social des festivaliers-citoyens, au même titre que Western l’année dernière. My name is Joe (Sélection officielle) est le récit de la vie d’un ex-alcoolique, le très sympathique Joe, qui entraîne une petite équipe de football « la plus mauvaise de Glasgow » composée de copains chômeurs. Il tombe amoureux d’une assistante sociale, issue d’un milieu nettement plus favorisé que le sien. La jeune femme, pleine de principes, accepte mal que Joe, prolo combinard au grand coeur, entretienne certaines mauvaises fréquentations. En fait, Joe aide à sa façon un jeune couple criblé de dettes en rendant quelques services à un trafiquant local.
Ce qui avait commencé comme une aimable comédie finira par un drame de la misère et du désespoir. Le film de Loach ne modifie en aucune façon l’idée que l’on a pu se faire de ce cinéaste depuis ses oeuvres récentes, c’est-à-dire qu’il se révèle très mécanique. Loach est sans doute un cinéaste pétri de bonnes intentions, un nostalgique du communisme devenu l’inattaquable héraut du prolétariat. Pourtant, My name is Joe ne fait qu’entériner ses défauts et n’évite pas le registre d’une démonstration politique mâtinée de sentimentalisme lacrymal.
Mais le plus désagréable dans le cinéma de Loach demeure cette soumission, un peu dégoûtante en regard des sujets qu’il aborde, à la loi de l’efficacité maximale : pour être un bon exemple de cinéma engagé, un film selon Loach doit délivrer un message clair et compréhensible par tous. L’histoire respecte donc une progression très calculée, qui illustre le caractère néfaste de l’argent et de sa dépendance, à laquelle s’ajoute une pointe de démagogie (le sport d’équipe est un excellent moyen de reconstituer l’unité perdue des classes laborieuses et de rendre aux chômeurs dignité et bonne humeur). Il est surtout regrettable qu’un scénario aussi militant ait recours aux grosses ficelles d’un téléfilm américain (lorsque My name is Joe dérape dans le polar) et perde ainsi, à défaut de sa sincérité, sa crédibilité.
De Family life (1971) à ce croisement opportuniste entre Marius et Jeannette et The Full Monty, on remarquera une dégringolade artistique assez spectaculaire. Même si les comédiens sont prisonniers du manichéisme de leurs personnages, il n’échappera à personne que Louise Goodall est excellente.
Le réalisateur de Bienvenue dans l’âge ingrat poursuit sa quête de la cruauté au quotidien avec Happiness (Quinzaine des Réalisateurs), qui s’attaque cette fois-ci au monde adulte. Partant d’une famille type du New Jersey, Todd Solondz dresse un tableau hybride et éclaté de la sexualité de ses semblables à travers une dizaine de « caractères », chacun porteur d’une déviance ou d’une impossibilité à atteindre son propre équilibre. Solondz met en scène une galerie de névroses ordinaires, sur le ton d’un humour glaçant basé sur le réel, avec un filmage à plat, qui évoque tout à fait les codes de la sitcom. Il a le don de rendre les détails très réalistes de ces vies banales vite insupportables. Car sous le vernis policé de la réalisation, Solondz fouille derrière les façades et traque les détails peu reluisants des intimités, fait surgir la crasse, pointe l’impossibilité à communiquer, l’incompréhension et l’absurdité des relations.
Les dialogues sont construits sur le mode de petites phrases assassines décochées par des personnages enfoncés en eux-mêmes, sans autre échappatoire que de se détruire ou détruire l’autre. Le rire s’associe au malaise, et le décalage entre la gravité ou la détresse des protagonistes et le ton décapant fait souvent mouche. Mais le film est beaucoup trop long (deux heures et quart), les situations s’épuisent et le mode narratif basé sur le passage d’un personnage à l’autre devient monotone et répétitif. On finit par avoir la sensation d’être devant sa télé en train de zapper d’une sitcom à l’autre.
Après ça, la Quinzaine des Réalisateurs avait bien besoin de s’aérer un peu les neurones, de retrouver un récit paisible et des personnages moins disjonctés.
Ce qui fut fait avec Spring in my hometown, premier film coréen statique de Kwangmo Lee : l’aventure familiale de deux gamins dans un petit village rural pendant la guerre de Corée. Le récit est plutôt bien construit, entrecoupé de cartons qui mettent en rapport l’actualité de la guerre et la biographie du protagoniste, fils d’un villageois enrichi par des trafics avec les Américains.
Kwangmo Lee a bien appris sa leçon. On sent au long du film ce qu’il faut bien appeler une « touche asiatique ». Mais n’est pas Hou Hsiao-hsien qui veut et il ne suffit pas de savoir construire un cadre pour être un grand cinéaste. Il faut aussi habiter les plans. Or, on a souvent l’impression ici qu’ils sont vides, désertés, et donc ennuyeux. Malgré quelques très beaux moments, Spring in my hometown reste statique et appliqué.
Ensuite, beaucoup de bruit pour pas grand- chose. Le film de Vincent Ravalec, Cantique de la racaille, adapté de son roman, qui faisait l’ouverture de Cinémas en France en sa présence et celle des acteurs, était précédé d’une rumeur sulfureuse. Le résultat est bien maigrichon. Sur le thème d’un loser qui force son destin, monte une boîte d’import-export et fricote avec la haute avant la grande dégringolade, Ravalec a voulu se frotter à Scorsese, en racontant l’ascension et la chute d’un petit truand sans envergure.
Mais le film est très ennuyeux et agaçant, se voulant une sorte d’allégorie de notre époque, avec caméra ultra-nerveuse et près des visages pour faire style, couleurs saturées, montage maniéré on n’est jamais très loin du clip , personnages sans ambiguïté et sans ampleur, et Yvan Attal en ersatz d’Al Pacino. La voix off permanente, sensée mettre une distance dramatique et élever l’histoire au rang de mythe, alourdit et écrase le fil narratif qui n’en avait pas besoin. Le scénario est bancal : ainsi, Attal perd les pédales d’un seul coup et passe maître dans l’art de la parano, sans que ce soit justifié outre mesure… Quant aux scènes de cul, elles font gadget ou passage obligé.
Heureusement, Tsai Ming-liang arrive à la rescousse. C’est devenu une bonne habitude depuis plusieurs années maintenant: les films taiwanais font sensation dans les festivals internationaux, à défaut de déclencher l’enthousiasme dans leur propre pays. Cette année, c’est The Hole (Sélection officielle) qui inaugure la double salve cannoise tirée par Taipei.
The Hole est à l’origine une commande d’Arte et de Haut & Court pour la série 2000 vu par…, sur le thème obligé du changement de millénaire. Comme on pouvait s’en douter, Tsai Ming-liang a su transformer de main de maître l’exercice de la figure imposée en démonstration de figure libre. On retrouvera donc ici tous les signes de reconnaissance de la maison Tsai : l’acteur Lee Kang-sheng, véritable alter-ego du cinéaste, déjà présent dans tous ses films ; les HLM putrides de Taipei ; toute une gamme de fluides et une pluie incessante ; un espace-temps découpé en longs plans-séquences le plus souvent fixes ; des personnages solitaires qui éprouvent un mal fou (euphémisme) à se parler ici, il s’agit d’un jeune homme seul et de sa voisine du dessous, toute aussi seule, qui ne communiquent que par le biais d’un trou creusé dans leur sol/plafond mitoyen.
Mais si Tsai Ming-liang sculpte invariablement le même matériau, ce matériau bouge lentement à force d’être patiemment travaillé. D’un film l’autre, le spectateur attentif aura remarqué d’infimes variations liangiennes, tant sur le plan thématique que formel. Dans The Hole, on note essentiellement deux changements. Le premier est induit par la commande. C’est un prologue en voix off, qui « explique » la situation du film : une mystérieuse épidémie ravage un quartier de Taipei, les autorités sont impuissantes, les habitants évacuent les lieux, à l’exception de quelques acharnés qui se terrent comme des cafards. Une donnée de base qui modifie à elle seule toute la perspective sur le film, qui change la façon dont on perçoit son cinéma. Avant, tout était mystérieux, opaque : un malaise régnait, souverain, mais son origine était inassignable (le libéralisme économique, le gouvernement taiwanais, l’exiguïté de l’île, les mauvaises divinités ?). Dans The Hole, il y a toujours de l’opacité, mais une partie du brouillard se dissippe et dans la trouée dans The Hole, la figure du trou est évidemment déclinable à l’infini , on entrevoit le cinéma fantastique américain ; des choses comme Soleil vert, The Thing, L’Invasion des profanateurs… se profilent dans l’arrière-fond du film.
Le second changement notable chez Tsai, ce sont évidemment les numéros de musical, qui semblent être tombés par erreur dans le Ming-liang-monde, comme échappés d’un autre film par une fuite de canalisation. Les chansons sont sucrées, les costumes brillent de toutes leurs paillettes, mais les décors restent les mêmes (des décombres humides) et la caméra de Tsai demeure frontale et impavide. La comédie musicale est ici contaminée par la vision de Tsai. Et l’artifice du genre ne fait qu’accentuer par contraste la mélancolie du cinéaste et l’ambiance fin du monde du film.
Si le Festival s’arrêtait aujourd’hui, The Hole serait Palme d’or haut la main. Il faut dire que la concurrence est tellement insignifiante… jusqu’à présent. Attendons la suite.
Samedi 16 mai
Rude journée pour les festivaliers. Des tonnes de films à voir, des horaires qui se chevauchent obligeant à des choix cornéliens, la pluie et un bouclage tardif n’arrangeant rien et hésiter entre le bouclage, la fête Blues Brothers et la fête Tsai Ming-liang est un autre choix cornélien.
Journée qui commence quand même plutôt bien avec l’unique projection de Island, Alicia, premier très long métrage (le film dure trois heures) d’un certain Ken Yunome (Un Certain Regard) un Américain d’origine japonaise, et sans être un chef-d’oeuvre, son Island, Alicia s’avère assez passionnant et parfois agaçant, mais ça fait partie du projet.
On ne va pas raconter le film. Sachez seulement qu’il est lointainement inspiré du Eugénie de Franval de Sade, qu’il se place sous les patronnages conjugués de Bataille, de Pasolini et de séries télé comme Cheers, que la parole y tient un rôle central, qu’il y est beaucoup question de sexe, de désir, d’amour, d’inceste, de transferts croisés, de traumas enfantins, et même d’un crime au couteau de cuisine. La mise en scène de Yunome est minimale, fondée sur la frontalité, les gros plans (ce Yunome est un scrutateur de visages hors-pair), les durées, les fondus au blanc et au noir, avec un travail discret sur le décalage entre son et image, champ et hors-champ qui confère au film une facture légèrement somnambulique.
La première partie d’Island, celle de la brève aventure passionnelle entre le jeune homme de 23 ans et la femme de 40 ans, est très belle, très impressionnante. Par la suite, ça tourne un peu en rond, ça patine dans la semoule familiale, ça énerve pour cause de trop grande conscience de ses propres effets, et ça finit par ressembler à du Tarantino intellectuel et minimaliste. N’empêche, c’est culotté et pendant la première heure et demie, on ne décroche pas une seconde. Un film qui fait songer tour à tour à Bergman, Cronenberg, Haneke, au Soderberg de Sexe, mensonges et vidéo et à n’importe quelle sitcom familiale ou ado ne laisse pas indifférent. D’autant que les acteurs (surtout la mère et la fille) sont formidables.
Après une telle découverte, candidate sérieuse à la Caméra d’or, il fallait bien équilibrer et se taper une corvée : La Classe de neige de Claude Miller (Sélection officielle) s’imposait.
Séjournant en classe de neige donc, un gamin fait des cauchemars terribles, urine au lit pendant son sommeil. Tout ça parce qu’il a un père pas très net. Miller joue la montre pendant la moitié du film en nous montrant des cauchemars interminables et grotesques (il faut voir la séquence des cagoulés à mitraillettes pour le croire !), sa mise en scène suggère le malaise filial avec toute la subtilité d’un magazine d’actualité sur TF1 et, pour ceux qui n’auraient pas compris de quoi il s’agit au bout de dix minutes, pas de souci : Miller a disposé un fléchage psychologique en gros panneaux fluos tout au long du parcours, avec dialogues sursignifiants, gros plans insistants, musique balourdement pléonastique, personnages qui n’évoluent plus une fois posés… Ce n’est plus un film, c’est une démonstration pour Bison Futé.
Non content d’être grossier, vieillot et démago, ce film est en outre ennuyeux, mal interprété et mal scénarisé, dépourvu de rythme, de nerf et de toute progression dramaturgique. On se demande encore ce qu’un tel désastre cinématographique fait en sélection officielle. On se demande aussi ce qu’un tel non-film fait sur un écran. Vite, la suite.
Tiré d’un roman, le film de Ana Kokkinos, Head On (Quinzaine des Réalisateurs) laisse une impression tout aussi mitigée. Mené à toute vitesse, sans le temps de souffler, il balance le spectateur dans la vie d’Ari, un Grec-Australien de 19 ans que l’on va suivre durant vingt-quatre heures. En conflit avec ses parents, ses amis, ses origines, etc, il refuse tout en bloc sans s’intéresser à grand chose, passe du speed au sexe et du sexe au speed, dans une fuite en avant les yeux bandés. La caméra est hargneuse, voltige entre ciel et terre, multiplie les angles et les vitesses, ne se pose que rarement.
Dans ce portrait d’une jeunesse en rupture, on pense fugitivement à Wong Kar-wai, notamment lors des plans de fondus en accéléré, mais la mélancolie, la grâce et le côté évanescent des sensations, l’aspect déchirant de ses personnages dévastés de solitude n’y sont pas. Ici, on est plus proche d’un traitement brutal et cru à la Trainspotting. Il y a certes beaucoup d’énergie, les acteurs sont bons, mais le filmage déjanté à tout prix, sous couvert de parti-pris formel audacieux, finit par rendre le tout artificiel et vain.
Le Nain rouge d’Yvan Le Moine (Quinzaine des Réalisateurs) dure une heure trois quarts. Filmé en noir et blanc, avec Anita Ekberg en cantatrice-dévoreuse d’hommes, il raconte les mésaventures sexuelles d’un nain qui se venge de sa petite taille en écrivant des lettres d’insultes dans les affaires de divorce au sein d’un cabinet d’avocats. Que dire, sinon que les clichés s’enchaînent (le nain se révélant un dieu du sexe, le nain finissant en amuseur public dans un cirque), que le filmage et l’atmosphère rappellent beaucoup Caro et Jeunet, que c’est d’un ennui mortel. Heureusement, le moral va remonter d’un seul coup d’un seul.
Divine/El evangelio de las miravillas d’Arturo Ripstein (Sélection officielle) est une oeuvre d’une richesse et d’une sensualité extraordinaires. Comme dans la plupart de ses films, Ripstein invente un univers clos où se déchaînent les passions, où la chair et l’esprit, le sacré et le profane se fondent dans une grande et violente cérémonie.
Divine se déroule entièrement dans une secte apocalyptique surveillée par les autorités militaires. Ce campement hétéroclite coupé du reste du monde est dirigé par Papa Basilio et sa femme Mama Dorita. Avant de mourir, la vieille femme désigne Tomasa, une jeune vierge, pour lui succéder et devenir le nouveau Messie. La gamine va alors bouleverser les croyances de la communauté en instaurant de nouvelles règles qui amèneront la secte à sa destruction.
Divine est un film tumultueux, d’une surcharge baroque impressionnante, qui empile les références bibliques dans un désordre et une profusion qui engloutissent le spectateur néophyte au lieu de le laisser en dehors du film.
Pour ses débuts cinématographiques, la jeune actrice Edwarda Gurrola, dans le rôle de la prêtresse/ange exterminateur qui transforme la secte en bordel, portée par une transe érotico-mystique, est une révélation d’une beauté fascinante, sublimement filmée par Ripstein. Mais la dimension réellement géniale du film est apportée par le patriarche vieillissant et en perte d’autorité interprété par Francisco Rabal, méconnaissable. Rabal apparaît comme le porte parole du cinéaste, pour qui la seule vraie religion est le cinéma. « Dieu nous enseigne tout par le cinéma. Dieu a créé le monde, et le cinéma crée aussi le monde », proclame-t-il à ses fidèles auxquels il projette des films bibliques hollywoodiens pour leur apprendre le Nouveau Testament. Le cinéma, résurgence du mystère médiéval, seule et unique croyance, survivra à toutes les formes de religion, reléguée au rang de superstition.
Ce conte foisonnant, dévoré par la quête mystique de la jouissance et de la purification par le péché, s’amuse à inverser les images et les symboles. Dans Divine, le nouveau Messie est une putain nubile, le jeune homosexuel devient un homme en déflorant Tomasa, qui se fait sodomiser par ses fidèles pour leur ouvrir les portes du paradis. C’est aussi un grand film pictural qui parcourt l’histoire de la projection et de l’image. Ripstein clôt Divine sur un plan magnifique, où la dernière scène du film, une procession, est mise en abyme grâce à un dispositif inattendu.
Un film splendide, ivre de sens, qui confirme l’importance de Ripstein dans le cinéma contemporain.
Pour son premier long métrage, Disparus, (Cinémas en France) Gilles Bourdos s’est entouré d’un casting impressionnant de jeunes et moins jeunes acteurs. Le résultat est inégal mais l’ambition intéressante.
Adapté d’un roman de Jean-Francois Vilar, Disparus, à travers l’itinéraire politique et intime de Alfred Katz (Grégoire Colin) et de sa femme Mila (Anouk Grinberg, qu’on a vraiment du mal à supporter) reconstruit avec beaucoup de précision les conflits opposants les trotskystes aux staliniens en 1938, sur fond de surréalisme débridé (on croise André Breton ou Man Ray) et de guerre imminente. Mélangeant personnages historiques et héros de fiction, temps historique et temps présent, Disparus reste intrigant de bout en bout. Disparus est aussi une enquête sur la disparition, sur le surgissement et la morale d’un passé douloureux dans un présent troublé. Malgré une mise en scène transparente, le film parvient à trouver un rythme et une relative efficacité narrative en développant les personnages secondaires et en laissant en suspens tout jugement de valeur sur les agissements des militants.
Teatro di guerra de Mario Martone (Un Certain Regard) est une bonne surprise. On attendait avec curiosité le troisième film du réalisateur napolitain, auteur de Mort d’un mathématicien napolitain et de L’Amore molesto, présent à Cannes il y a quelques années.
Le sujet laissait sceptique : les répétitions d’une troupe de théâtre expérimental napolitaine décidée à représenter Les Sept contre Thèbes d’Eschyle dans un théâtre de Sarajevo pendant la guerre. On avait un peu peur du pensum politique, du didactisme théorique, d’un voisinage trop pesant entre les histoires grecques et la guerre fratricide yougoslave. Pour couronner le tout, on déteste en général le théâtre filmé, genre souvent bâtard et fastidieux. Mais Teatro di guerra est un grand film qui ne se prend jamais les pieds dans les travers qui le menaçaient. La première bonne idée de Martone est d’être resté chez lui, à Naples, et plus précisément dans les périlleux Quartiers Espagnols, repère de tous les malfrats napolitains et siège du vieux théâtre de la compagnie. On le savait depuis Mort d’un mathématicien, Martone sait filmer sa ville, les vespas tonitruantes et trafiquées dévalant les rues étroites et pentues.
Voilà pour le décor, fort bien planté. Pour le reste, le film alterne les scènes de répétitions et celles de la vie quotidienne de chacun des acteurs en se focalisant sur le personnage du metteur en scène (Andrea Renzi) et de son interprète principale (l’impeccable Anna Bonaiuto). Autour d’eux gravite toute une théorie de comédiens que Martone a pour la plupart dénichés dans les théâtres napolitains, tous formidables.
Martone ne fait pas du théâtre filmé, il filme le théâtre avec un oeil de cinéaste, et ça n’a rien à voir. La caméra suit au plus près les corps des acteurs. Il construit habilement son film en juxtaposant les difficultés quotidiennes de la jeune troupe et l’arrogance imbécile du Théâtre national napolitain. Il sait aussi ménager des pauses dans les répétitions et nous introduire dans les virées nocturnes des personnages au cours de deux scènes très réussies, une rave violente dans des docks à l’abandon et la fête finale qui réunit les comédiens dans une triste euphorie.
Teatro di guerra est-il un film politique ? Sans doute, mais non pas tant par ce qu’il veut dire que dans la manière dont il est fait, avec subtilité et mesure, sans rhétorique. Il représente aussi un certain désarroi européen face à une guerre dont on a du mal à comprendre tous les enjeux. Tout cela n’est peut-être pas très drôle, mais le résultat est très réussi et d’ailleurs on n’est pas à Cannes pour rigoler.
C’est encore ce qu’on se disait pendant la projection d’A vendre (Un Certain Regard) de Lætitia Masson. Avant ce film, on avait plutôt une bonne opinion de la cinéaste d’En avoir (ou pas). Là, c’est la chute libre. Il faudra très vite oublier ce pauvre film uniquement constitué de tics et de clichés, de filtres inutiles, d’images surexposées et de ralentis débiles sur des scènes de cul sans âme.
Alors qu’elle possédait un scénario potentiellement fécond (un détective privé qui doit retrouver une femme finit par être littéralement possédé par elle), Masson ne cesse de flinguer son film en jouant la carte de l’artificialité et de la pose opaque. Hésitant entre le faux reportage télévisuel et des cadrages chic et choc, ne justifiant aucun de ses choix formels lourdauds, elle conduit lentement mais sûrement des acteurs courageux (Kiberlain, Castellitto, Stévenin, Chiara Mastroianni) dans un traquenard sans issue. Le pire étant le mépris de fer à l’égard de personnages caricaturaux (les parents de la fugitive), qui ne servent qu’à illustrer un récit faux et maladroit.
En voulant mélanger atmosphère onirique et détails naturalistes, Laetitia Masson ne parvient qu’à mettre à nu son manque de maîtrise (certaines scènes sont franchement tristes de comique involontaire) et son incapacité à regarder des gens et des lieux les uns étant filmés comme des éprouvettes, les autres comme des prétextes.
On en est sortis absolument navrés. Et convaincus que le passage en force à vitesse grand V et la virtuosité de façade étaient les pires plaies de ce 51ème Festival de Cannes.
Heureusement, un film chassant le précédent en l’espace d’un quart d’heure, La Vie rêvée des anges (Sélection officielle) a transformé A vendre en un vague mauvais souvenir. Pas complètement abouti, ne tenant pas tout à fait jusqu’au bout les promesses d’une première heure éblouissante, le premier long métrage d’Erick Zonca nous a tout de même sidérés.
En s’inspirant du naturalisme à la française longuement façonné de Renoir à Pialat, Zonca organise une saisie d’un réel coupant et échappe ainsi à tout misérabilisme. Jamais complaisant, son film fait se heurter des blocs fictionnels qu’il hachure et saccade pour en tirer un rendu précis et juste. Car sous son aspect brut de décoffrage, le film dissimule par sa vitalité un long et patient travail sur le rythme et le motif. Toute sa force réside dans la capacité à passer de la chronique éclatée (comment Isa et Marie galèrent pour organiser leur survie et résister à l’humiliation) aux deux intrigues principales (le grand amour de Marie, la « mission » que se découvre Isa) pour former ce qu’on appelle un récit.
Le miracle du film, c’est que ce récit ne paraît jamais plaqué sur la description du quotidien. Zonca filme des flux d’ouverture et de fermeture à un monde guère douillet sans sacrifier personne. C’est ainsi qu’un videur de boîte de nuit sort de son statut d’opposant facile pour devenir un amoureux blessé, ou qu’on pardonne à un dragueur friqué et sûr de lui sa peur panique du grand amour. L’unique défaut du film est sa volonté de mettre un point final à l’histoire, de la boucler, plutôt que de laisser flotter des points de suspension. Mais cette petite faiblesse est largement compensée par l’acuité généreuse du regard.
Encore fallait-il que l’incarnation soit à la hauteur de l’ambition du projet. Et là, il faut saluer chapeau bas et le coeur battant le travail admirable d’Elodie Bouchez et Natacha Régnier. Depuis les rôles comparables de Sandrine Bonnaire chez Pialat et Varda, on n’avait plus connu une telle intensité et une telle profondeur de jeu. Dans leurs personnages de tchatcheuses décidées à en découdre malgré tout, Bouchez et Régnier font vibrer la moindre corde de l’art de l’acteur. Cannes a trouvé ses princesses. Et nous pas encore retrouvé nos esprits. Pourvu que ça dure.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Serge Kaganski, Frédéric Bonnaud, Sophie Bonnet,Christophe Musitelli,Olivier Père et Olivier Nicklaus, envoyés spéciaux à Cannes.
{"type":"Banniere-Basse"}