Folie des plannings, intensité des fêtes, brutalité des coups de fatigue mais, surtout, des films, des films et des films : où l’on constate à nouveau que les meilleures surprises de cinéma ne viennent pas des événements annoncés. Les cinq premiers jours en journal de bord.
Mardi 6 mai
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Calme avant tempête, derniers préparatifs avant ouverture. La Méditerranée médite, la Croisette croise, le Majestic est majestueux ne manquent que les films et les festivaliers. Pour quelques heures encore, Cannes reste ce qu’elle est au long de l’année : une paisible sous-préfecture française bourgeoise, vaguement ennuyeuse et presque déserte. Ses rues de fin de soirée pourraient se fondre aussi bien dans le décor de Belfort ou Valenciennes.
Ce soir, on déplore ce calme mortifère demain, au c’ur de l’hystérie, dans la tourmente des portables en folie et des plannings stakhanovistes, on le regrettera peut-être.
Mercredi 7 mai
Action ! Démarrage en grande pompe pompeuse avec Le Cinquième élément de Luc Besson (ouverture, Sélection officielle), « le film européen le plus cher de l’histoire », « la nouvelle uvre du réalisateur français qui ose défier les Américains sur leur propre terrain ». Justement, ce qui frappe d’emblée dans cette production française, c’est le côté grenouille gauloise qui veut se faire aussi grosse que le bœuf hollywoodien : pour concurrencer économiquement les Américains (motivation aussi intéressante qu’un concours de bites), Le Cinquième élément revendique dans le même mouvement le fait d’être colonisé culturellement : langue et acteurs anglo-saxons, références américaines, clins d’œil et pub pour McDo… Certes, les effets spéciaux et l’aspect technique du film sont nickels la moindre des choses vu les moyens employés (félicite-t-on BMW de faire de bonnes voitures ?). Mais dès qu’il s’agit de cinéma et non pas de performance industrielle, il n’y a plus grand monde : voir les scènes de combat terriblement statiques, les effets de montage alterné pachydermiques ou la dernière heure du film vraiment longuette, dispersée et ennuyeuse.
Le sens de cette fable futuriste mettant aux prises le Bien et le Mal se partage entre régression infantile de masse et néo-beauferie humanisante de ras de plancher. « Il est dans la nature humaine de détruire ce que l’on crée, mais il faut continuer parce que l’amour triomphe de tout », tel est le message révolutionnaire du métaphysicien Besson. Quant à son « univers cinématographique », il a trois fusées de retard, largement à la queue de vingt années de blockbusters américains : Le Cinquième élément est une ratatouille réchauffée, confectionnée d’ingrédients prélevés dans un stock disponible dans le commerce depuis longtemps. En voici une liste non exhaustive, entre citations volontaires et hasards malencontreux : Blade runner, La Guerre des étoiles, Indiana Jones, Les Demoiselles de Rochefort, Mad Max, Metropolis, Taxi driver, Rambo, Ordet, En quatrième vitesse, L’Arrivée du train en gare de La Ciotat, L’Homme qui en savait trop, L’Homme de Rio… (Ami abonné, un intrus s’est subrepticement glissé dans cette liste : sauras-tu le retrouver ? Ton frère y joue aussi !)
Quelques heures plus tard, en 8 mn 37 de splendeur convulsive, de mélancolie rageuse, de cinéma total et surconcentré, le Film sans titre de Leos Carax (ouverture, Un Certain Regard) réduisait en cendres les deux heures de jeu vidéo lobotomique bessonien. Que Carax se débatte pour faire un film alors que Besson se dirige vers un nouveau succès massif n’est que la morale tristement prévisible d’une époque qui préfère le commerce à l’art, la vulgarité à la beauté, l’efficacité à la rêverie.
Comme Carax refuse obstinément de renoncer à ses visions, Robert Guédiguian reste fidèle à lui-même. A sa ville (Marseille), son quartier (L’Estaque), sa famille de comédiens (il prend les mêmes et recommence, encore et toujours), ses idées (un communisme tendre, rouge bonbon). Avec Marius et Jeannette (ouverture, Un Certain Regard), sous-titré Un Conte de L’Estaque, Guédiguian pousse son réalisme vers l’utopie sociale, assumant pleinement les risques de la naïveté et du ridicule. Et le miracle permanent du film, c’est qu’il se maintient toujours sur le fil du rasoir, la larme à l’œil venant remplacer in fine le ricanement cynique qui menaçait. En s’inscrivant dans la grande tradition pagnolesque, exacerbant encore les passages obligés du folklore local (de la préparation de l’aïoli à l’OM, mais en intégrant aussi les nouveaux clichés, la tentation fasciste et l’attrait de l’islam), Guédiguian joue à fond la carte de la théâtralité et invente un brechtisme ensoleillé, où la démonstration est toujours soumise à l’histoire qu’on raconte. Car la vraie résistance est là, dans l’usage de la parole comme meilleur instrument de lutte. Tant qu’on se parle, même si c’est pour se mentir, même si c’est pour s’insulter, rien n’est perdu. L’ennemi, c’est le silence. Tant qu’il y a de la tchatche, y’a de l’espoir. Alors, Robert Guédiguian filme un conte qui se finit forcément bien, dans lequel chaque Marius finit par trouver sa Jeannette, à égale distance entre rêve et réalité. Pourquoi ce film n’est-il pas en compétition officielle ?
Vu juste après Le Cinquième élément, Le Prince de Hombourg (Sélection officielle) de Marco Bellocchio, film sobre et intelligent, tranchait tellement avec l’atmosphère cannoise, excessivement stupide, qu’il en devenait irréel, n’intéressant personne. Il faut dire que ça fait un moment que l’auteur de Des poings dans les poches ne passionne plus grand monde quant à Kleist… D’autant que Bellocchio n’a pas fait une adaptation haute en couleur de la pièce (option Jean Vilar/Gérard Philipe) mais a privilégié son aspect abstrait et cérébral, reléguant chevaux et oriflammes à quelques courtes mais belles scènes de bataille.
Le Prince de Hombourg, en plus d’être un récit complètement dingue à base de somnambulisme, de gant perdu et d’amour éthéré, est d’abord, comme toute l’ uvre de Kleist, une réflexion sur le droit et sur la loi. C’est en respectant ce postulat que Bellocchio restitue la pièce dans sa modernité. Condensant le rythme de Kleist (le film dure une heure et demie alors qu’une représentation de la pièce dure au moins trois heures) là où d’autres avaient tendance à le dilater (Rohmer dans La Marquise d’O), Bellocchio fait le contraire d’un film académique et retrouve quelque chose de l’écriture déséquilibrée du Prussien, faite d’à-plats théoriques et d’accélérations brutales. Excepté la musique, qui gâche un peu, tout est ici subtil et sérieux quoique, à l’image du jeu de l’acteur principal Andrea Di Stefano, légèrement neurasthénique et absent. Et c’est bien ce côté falot et envapé qui plaît le plus dans ce film qu’on n’oubliera pas de citer dans un éventuel éloge de la fadeur.
Jeudi 8 mai
Journée de commémoration, journée des Anglais, journée des Bosniaques.
Pour les Anglais, ça démarre avec Ne pas avaler de Gary Oldman (Sélection officielle). A peine démoulé de son sarcophage hitléro-gaultiéro-bessonien, l’ancien Sid Vicious de celluloïd présente son premier film de metteur en scène d’ailleurs produit par Besson, qui s’avère meilleur producteur que cinéaste.
En souvenir de son père, Oldman brosse le portrait sans fard d’une famille de prolos londoniens filant sa mouise quotidienne entre dope (pour le père et son jeune beauf), dèche (pour tout le monde) et dérouillées (pour les femmes), optant pour un style naturaliste sincère et cohérent avec son propos. Beaucoup penseront à Loach, à ceci près qu’Oldman ne fait pas dans la dénonciation sociale et préfère montrer les choses sans esbroufe et sans réponses toutes faites. Dans sa manière de saisir crûment des disputes familiales plutôt saignantes, dans son souci de dessiner un père monstrueux de beaufitude sans oublier ses zones de faiblesse, Ne pas avaler renvoie dans ses meilleurs moments au cinéma physique et impoli d’un Pialat.
Welcome to Sarajevo, de Michael Winterbottom (Sélection officielle), poursuivait la journée anglaise et ouvrait celle des Bosniaques. On savait déjà que Winterbottom était un médiocre cinéaste adoptant tous les styles, c’est-à-dire un faiseur sans style. Il confirme. Avec un mélange de roublardise et d’inconscience, Winterbottom brouille sans arrêt les lignes entre faux documentaire et vraie fiction, juxtapose travellings sur les charniers et tubes d’House Of Love ou Happy Mondays (c’est une vraie compil’ Inrocks qui crépite dans Sniper Alley) et surenchérit sur la souffrance des enfants pour faire couler les larmes consolatrices des Occidentaux. A quoi cela sert-il d’enfoncer des portes ouvertes sur les horreurs de la guerre ou de s’indigner a posteriori si on n’étudie pas plus en profondeur les racines de la barbarie ? Rendez-nous Marcel Ophuls !
Justice cinématographique sera rendue un peu plus tard à la tragédie bosniaque. Ainsi, Ademir Kenovic réussit-il avec son Cercle parfait (Quinzaine des Réalisateurs) à faire un film qui nous plaît avec tout ce qui, d’habitude, nous exaspère : un chien paralytique, des gosses qui trépassent et des visions allégoriques. Sous la double influence de L’Incompris de Comencini (pour le portrait d’une enfance innocente et souffrante) et Le Temps d’aimer et le temps de mourir de Douglas Sirk (pour la vie en temps de guerre), le film, un peu vieillot et sans grande originalité, reste nettement en deçà de ses modèles mais émeut tout de même par sa dignité et son pathétique contrôlé.
Coécrit par le poète Abdulah Sidran, qui a aussi travaillé avec Kusturica, Le Cercle parfait peut apparaître comme un contrepoison efficace au lyrisme plombé du Serbe. La séquence d’ouverture où, dans la campagne de Sarajevo et sous un ciel de suie, deux enfants courent pour fuir les soldats serbes, est très belle et donne le ton du film. Ils trouveront refuge dans la ville assiégée, chez un poète abandonné de sa famille, qui décide après le bombardement de sa maison de leur faire quitter le pays. Un des enfants, sourd-muet, n’entend pas les balles ou les obus qui sifflent autour de lui, ce qui donne lieu à des séquences de franche terreur. De fait, c’est bien sur ce terrain-là, de l’angoisse face à un ennemi invisible, que le film tire le meilleur de lui-même. On sera plus sceptique sur les séquences de rêve des enfants et les visions du poète qui se voit pendu dès qu’il ferme les yeux. La fin du film où les enfants, le poète et un ami essaient de passer à travers les lignes ennemies est remarquable (bien que très marquée par Full metal jacket) et donne une frousse qui laisse longtemps pantelant.
J’ai horreur de l’amour (Cinémas en France) de Laurence Ferreira Barbosa restera comme le grand plaisir de cette journée. Après Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, Barbosa fait mieux que confirmer toute l’étrangeté de son talent. A travers les rues du quartier Nationale/Chevaleret (autant dire le plus profond du xiiie arrondissement de Paris), en suivant les allées et venues d’Annie Simonin, doctoresse de son état et fan de l’immense Joe Dassin (On s’est aimés comme on se quitte, ritournelle entêtante et tube potentiel des fêtes cannoises), Barbosa invente deux genres nouveaux en un seul film : le sitcom auteuriste et la série télé phobique.
Sur fond de sida pris comme nouveau vecteur des angoisses existentielles (l’avoir ou pas ? vivre en l’ayant ou bien mourir de ne pas l’avoir ?), la cinéaste ordonne un ballet d’amour et de mort, un nouveau conte (forcément cruel) de la phobie ordinaire. De tous les films déjà vus à Cannes, J’ai horreur de l’amour est le plus agréablement exaspérant. Durant plus de deux heures, Barbosa prend un malin plaisir à nous caresser à rebrousse-poil avant de calmer nos démangeaisons avec un onguent secret. Et à chaque fois que l’on croit le film perdu à force d’excès (de longueur, de préciosité, de flânerie désinvolte), il rétablit la situation avec une aisance confondante, saut périlleux au-dessus du précipice.
Depuis Desplechin, nous n’avions plus éprouvé pareille empathie pour des personnages de cinéma, du genre « Bon, ils vont se la rouler cette pelle, ces deux crétins ? » On a horreur de ce film, on ne peut donc plus s’en passer.
Vendredi 9 mai
Premières fêtes, premiers comas éthyliques, premiers matins impossibles, premières grosses fatigues.
Pourtant, quand on se lève aux aurores pour voir des films comme Western de Manuel Poirier (Sélection officielle), on ne regrette pas d’avoir amputé sa nuit par les deux bouts. Poirier continue sa démarche de cinéaste patient, généreux, artisanal. Cette histoire d’un vagabond et d’un représentant de commerce qui font un bout de chemin ensemble n’est évidemment pas un western stricto sensu, mais toutes les figures du genre y sont déclinées avec beaucoup d’humour et de discrétion : il y a donc le bal, l’église dans la prairie, les saloons, l’errance de ville en ville, le solitaire qui trouve un port d’attache, les plans larges qui resituent l’homme dans les paysages… tout cela transposé à la pointe de la Bretagne.
Western est aussi un buddy-movie, mais de ceux qui prennent vraiment le temps (au début, un des personnages réclame justement du temps) de transpercer la gangue des stéréotypes. Western est encore un road-movie, plus souvent parcouru à pied ou en brouette qu’en voiture, d’où son ridicule rayon d’action (10 kilomètres maxi, autour des ports du Finistère), manière élégante et ironique d’assumer une certaine petitesse de la France et de son cinéma par rapport aux Américains tout le contraire de la veulerie mégalo d’un Besson.
Si la France de Poirier est physiquement étroite, elle est humainement ouverte à tous les vents : prodige de la citoyenneté républicaine qui rassemble sous le même beau ciel de Bretagne un Catalan, un Russe et un Ivoirien… Mais Western n’est pas un tract, et Poirier reste avant tout un cinéaste dont l’art est de bâtir des grandes choses avec des petits riens. Un art très ténu donc, très fragile et d’autant plus précieux.
C’est décidément le jour des buddy-movies : voici le tour de Kini & Adams d’Idrissa Ouedraogo (Sélection officielle). Après avoir quitté à regret Paco et Nino sur les routes bretonnes de Western, on fait ici la rencontre de Kini et Adams, deux villageois d’Afrique australe copains comme cochons. Leur amitié est soudée par un rêve commun : retaper une vieille voiture et quitter la cambrousse pour « réussir » en ville. Mais la réouverture d’une carrière va aiguiser les appétits des deux hommes, au point de compromettre cette belle amitié. En 1990, avec Tilaï, Idrissa Ouedraogo rendait universelle une histoire simple grâce à une mise en scène sobre. Las, il a eu cette fois la main beaucoup plus lourde. Les dialogues (en anglais !) sont truffés de blagues comme autant de métaphores usantes, la caméra ne parvient pas à inscrire les personnages dans le paysage africain, et on a trop vite compris où l’auteur voulait en venir pour ne pas s’ennuyer en chemin. Reste la frustration que ce réalisateur qui compte n’ait pas mieux su donner corps à son sujet.
Quand on sort du dernier film de Manoel de Oliveira, Voyage au début du monde (Sélection officielle, hors compétition), on se dit que HC ne signifie plus hors compétition mais hors catégorie, comme un grand col du Tour de France. Oliveira est dans la position du grammairien qui maîtrise tellement bien ses outils qu’il lui faut jeter le livre aux orties pour en écrire un nouveau, pour fonder un autre monde sur les sédiments de l’ancien.
Voyage parmi les ruines de la mémoire et les fantômes des disparus, le film travaille une idée simple et éternelle, celle de (re)connaissance. Pour le cinéaste qu’incarne Mastroianni, il s’agit d’activer le théâtre de la mémoire, de supporter le regard du paysage sur son corps, d’être littéralement reconnu par le fleuve, les arbres, les maisons, les chemins et le vent. Il lui faut être digne de ses souvenirs, maître de ses sensations et fier de son inscription dans une histoire encore en train de s’écrire, comme la statue du pauvre Pedro Macao, celui qu’on ne regarde même plus tant sa présence se perd dans les limbes. Pour l’acteur qui part à la recherche de sa famille paternelle, le problème est tout autre. Lui est un amputé de naissance, il doit se constituer un passé, faire admettre son existence à celle (la s’ur de son père) qui ne la soupçonnait même pas. Ces deux hommes voyagent ensemble, liés par le même décor, séparés par l’espace d’une vie.
Au cocktail organisé par Paolo Branco, l’heureux producteur du plus beau film de Cannes, Manoel de Oliveira nous a soudain paru très jeune preuve que le génie conserve. Besson et Winterbottom sont bons pour l’hospice.
Black out (Sélection officielle, hors compétition) d’Abel Ferrara, ou « Ce qui ne peut pas ne pas être est nécessaire ». Chaque nouveau film d’Abel Ferrara a, malgré les défauts, l’aspect fracassant des choses nécessaires, qu’on a toujours attendues et qui, finalement, arrivent. Matthew Modine, ivre mort, buvant deux bouteilles en même temps puis se renversant de l’alcool sur la tête, s’immolant et finissant ratatiné dans les débris de verre tandis qu’elle arrive et le regarde, est touchant comme le héros de Nostalghia qui se foutait le feu sur la place publique. Elle, c’est Béatrice Dalle, l’éternelle fiancée, orientale, belle sous ses tatouages et charnelle à en pleurer.
Ça pourrait s’appeler La Maladie à la mort mais ça s’appelle Black out, genre de coma éthylique bien sûr, mais pas seulement. La maladie est exaltée, certainement, car c’est dans les états de convalescence qu’on sent le mieux le sang battant les tempes et qu’en comparaison, la santé semble ennuyeuse. L’agonie apparaît alors comme un état apaisant.
Black out est comme l’écho précis et limpide (direct ? basique ? stupide ?) de Lost highway. Deux femmes une brune, une blonde , pile et face d’un même manque, un être malin et puissant (Dennis Hopper), des images vidéo et des surimpressions en rafales. Mais un Lost highway qui ne ferait pas peur : il ne baigne pas dans les arcanes du mystère, tout ce qui est perdu est connu, visible, simplement inaccessible. Ferrara radote et son cinéma, une fois de plus, impressionne, bouleverse.
La Cruz de l’Argentin Alejandro Agresti (Un Certain Regard) est peut-être amusant mais nous casse les pieds, de bon matin, avec son critique de cinéma dépressif et vociférant.
Après My son the fanatic (Quinzaine des Réalisateurs), film britannique d’Udayan Prasad, on commence à ressembler au critique de cinéma susnommé. Non pas que le film soit honteux il sera même très à sa place en deuxième partie d’une soirée thema « crise économique et montée de l’islamisme » et a, en outre, le courage d’envisager le pire dans le registre fracture sociale (émeutes, femmes battues). Mais tout de même, tant de manichéisme affole. Et que les téléfilms restent à la télé !
Heureusement, Gaston Kaboré nous repêche avec son Buud-yam (Quinzaine des Réalisateurs), film d’aventures africaines. A la fin du siècle dernier, une femme est frappée d’un mal étrange et son frère adoptif, tel un chevalier solitaire, s’en va arpenter les pistes de l’Afrique centrale à la recherche de la potion miraculeuse. Plus que les péripéties multiples du voyage, c’est le déploiement des paysages variés et mystérieux le long du fleuve Niger qui fascine au même titre que, naguère, ceux des Sources du Nil de Rafelson. Conte initiatique où, comme dans les légendes arthuriennes, l’on croise des rois déchus et des esprits maléfiques, Buud-yam est d’abord un beau film d’exploration.
Tard dans la nuit, alors qu’on rejouait La Grande bouffe live à la fête Western, on apprend la mort de Marco Ferreri.
Samedi 10 mai
Très mal remis de la fête Black out, ce qui est la moindre des choses quand on a découvert que Claudia Schiffer ressemblait à Steffi Graff après un troisième set acharné, on s’effondre à la projection de 8 h 30 de The Brave (Sélection officielle) de Johnny Depp. On s’en relèvera une heure plus tard, profitant lâchement d’un incident technique pour prendre la fuite, seule attitude possible face à une telle impasse. Comment expliquer pareille déroute ? Avec cette sombre histoire de pacte vaguement faustien entre un Peau-Rouge pauvre (Depp) et Marlon Brando en personne, Johnny Boy a sans doute voulu s’octroyer un bien beau rôle tout en louchant du côté de chez Jarmusch, musique d’Iggy Pop comprise. Hélas, il ne parvient qu’à être ridicule, avec son bandeau à la Capitaine Apache (gadget de Pif ), son teint cuivré et ses longs cheveux graisseux. A force d’avoir peur de trop en faire, il finit par ne plus rien faire du tout ; à force d’hésiter entre mise en scène humble et effets de filtre, son filmage devient une pathétique bouillie visuelle ; à force de jouer du symbole comme d’autres jouent les gros bras, il déclenche le rire nerveux. Quant à Brando, sa prestation hésite entre la resucée de la fin d’Apocalypse now (la vie, l’amour, la mort et le pouvoir, j’avais failli l’oublier) et quelques flatulences du Dernier tango à Paris (« Si tu m’énerves, je sors l’harmonica ! »). Tout ça est bien triste, il nous faudra encore boire beaucoup pour l’oublier.
Dans la série « Comment perdre son temps à Cannes », trois films à oublier. L’Echo du vent en moi (Un Certain Regard), du Coréen Jeon Soo, confirme que les petits dragons asiatiques ne vont vraiment pas fort. Au son, des choses entendues ailleurs, à Hong-Kong ou Taiwan, du genre « Je veux fuir, mais où aller » ; à l’image, le désert urbain (port, ruelles) s’effiloche en de longs panoramiques catatoniques. Recyclage habituel d’une topologie antonionienne, en noir et blanc, le film ne parvient qu’à ennuyer. D’East palace West palace (Un Certain Regard), film chinois gay dont le réalisateur, Zhang Yuan, n’a naturellement pas eu l’autorisation de quitter le pays, on espérait, porté par l’enthousiasme encore récent né de Ronde de flics à Pékin, un film un peu aéré, qui nous sorte du confinement propre au cinéma de studio chinois. Il n’en est rien : le film est une longue confession minaudante et ampoulée entre un jeune écrivain et un flic homophobe dont on sort passablement crispé.
Le Bain turc de Ferzan Ozpetek (Quinzaine des Réalisateurs) joue la carte bilingue italien-turc, téléphone cellulaire, hammam, belles filles et trip architectural à Istanbul. Mais aussi retour aux racines, vieilles photos de famille et problèmes de couple branché : on crie grâce avant la fin.
Avant de goûter un repos bien mérité et de profiter de la fête africaine en l’honneur de Ouedraogo qui a lieu juste sous nos fenêtres, on ne résiste pas à l’envie d’aller découvrir le dernier Wim Wenders, The End of violence (Sélection officielle). Il y a des soirs où on regrette d’être taraudés par la conscience professionnelle. Wenders a tout d’une ex : on l’a beaucoup aimé, il nous a beaucoup déçus, il ne nous inspire plus que de la pitié. Depuis longtemps sur la pente savonneuse, il touche le fond avec ce film.
Pour reprendre une heureuse formule empruntée à un collègue, on dirait un script de John Grisham (le subtil auteur de Harcèlement) auquel il manquerait deux bobines. Ceci est grave, ceci est triste. Après avoir travaillé avec le Maestro sur Au-delà des nuages, Wenders n’a pu s’empêcher de refaire Blow up à la mode techno-thriller. Tout y passe, surtout les clichés les plus éculés et les très mauvaises idées de cinéma : ce bon vieux film dans le film, la réflexion sur la violence et la tentation totalitaire qui sévissent dans nos belles sociétés occidentales, les super gadgets informatiques qui nous empêchent de communiquer vraiment comme des êtres humains (visiophone, e-mail, organiseur de poche, autocuiseur à distance), le génial producteur (Bill Pullman) qui a tout réussi sauf son mariage (Andie McDowell fait Madame, la pauvre), les piscines à la Hockney, les comptoirs à la Hopper, une dose de freudisme californien (« Quand j’étais petit, les films me faisaient peur ; maintenant, je les fabrique », arrête !), les sentences définitives (« Just a strange world… », mais puisqu’on te dit d’arrêter !), les réminiscences forcément coupables des bons films de Wenders (Paris, Texas avec une fausse et rose Nastassja Kinski, Traci Lind ; Les Ailes du désir avec la reprise de l’idée de pénétrer dans des vies comme dans autant de fictions possibles), Samuel Fuller en Céline américain, le cinéaste européen nommé Tibor qui finit par épouser les mœurs de cet univers impitoyable, les règlements de comptes avec Coppola et les interminables scènes explicatives (« C’est un complot, tu vois ? ») à destination de ceux qui n’auraient pas tout bien compris. Le comble du ridicule étant atteint quand le héros est adopté par une famille de braves Mexicains et qu’il épouse la noble profession de ramasseur de papiers gras. Un pataquès humano-conspirationniste présenté avec le maximum de lourdeur signifiante. Et Wenders filme tout ça comme un pied. Pour parler comme Claude Chabrol, il décroche « la noix d’or » quand il fait se suivre une image sur un moniteur vidéo et un plan de la caméra de surveillance qui pianote au-dessus de la ville.
C’est d’autant plus pathétique que Wenders ne cesse de loucher vers Lynch et Lost highway : le même acteur, la même ville, le même thème du trafic d’images, la même scène de déshabillage mais pas poussée jusqu’à son terme puisque de toute façon, Wenders n’a jamais su filmer un sein. Et Wim a même l’obligeance de nous fournir le mode d’emploi par la bouche du metteur en scène crypto-magyar, « Je m’empare d’une forme vulgaire pour la subvertir et en faire quelque chose de bien ». Ben, c’est loupé. Tout comme on a loupé la conférence de presse de Godard à propos de deux nouveaux chapitres d’Histoire(s) du cinéma. On les verra demain dimanche.
Cette première semaine cannoise s’est donc terminée avec Depp et Wenders comme elle avait commencé avec Besson : fort mal. Heureusement, il y aura eu Carax, Poirier, Ferreira Barbosa, Oliveira, Ferrara, Guédiguian, Kenovic ou Kaboré. Les plus beaux films ont été ceux qui s’inscrivent dans un territoire strictement délimité, à la fois d’un point de vue spatial et d’un point de vue narratif : c’est en insistant sur le très particulier que tous ces cinéastes parviennent à tutoyer l’universel. Le cinéma comme art de la proximité ? Les opérateurs Lumière auraient été surpris… Quant à nous, nous allons tenter le passage en deuxième semaine. Nous avons bon espoir.
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