Les rapports liant Bertolt Brecht au cinéma n’ont jamais été simples. Le Festival de Bobigny revient sur cette succession d’échecs, de ses premiers essais berlinois à ses projets avortés d’après-guerre. La double saga d’un homme et d’un art dans le siècle. Qu’est-ce qu’un cinéma brechtien ? Ou encore : quel est le cinéaste brechtien ? […]
Les rapports liant Bertolt Brecht au cinéma n’ont jamais été simples. Le Festival de Bobigny revient sur cette succession d’échecs, de ses premiers essais berlinois à ses projets avortés d’après-guerre. La double saga d’un homme et d’un art dans le siècle.
Qu’est-ce qu’un cinéma brechtien ? Ou encore : quel est le cinéaste brechtien ? Rivette penche pour Ford et Mizoguchi. Deleuze souligne la proximité de Brecht et de Lang et le déplacement des instances de jugement en dehors de l’image. Biette suggère Capra. Emmanuel Burdeau, dans le catalogue du festival, propose Jacques Demy. Tout le monde s’accorde sur Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, ce qui est aussi une solution de facilité pour critiques paresseux puisque les références à Brecht sont chez eux, comme chez Godard, explicites. Comme la programmation à Bobigny va permettre aussi de revoir quelques films de Buñuel ou de Fassbinder, on finit par se demander si tout le cinéma, au fond, ne serait pas brechtien sans le savoir. Raison de plus pour revenir un peu à ce que Brecht lui-même a pu dire du cinéma et aussi à ce qu’il en a fait : essentiellement, un court métrage burlesque et surréaliste tourné au fond d’un entrepôt bavarois en 1923, une fiction-documentaire tournée avec l’appui du parti communiste allemand en 1931 et un film hollywoodien antifasciste en 1943. Et c’est là que les difficultés commencent : quel rapport existe-t-il entre Le Mystère d’un salon de coiffure, Kuhle Wampe et Les Bourreaux meurent aussi?
En jouant à la construction d’un « cinéma brechtien » comme on s’amuse avec un casse-tête chinois, on ne peut que se rendre à l’évidence : il n’y a pas de théorie et encore moins de pratique unifiée du cinéma chez Brecht, comme il n’y a pas de théorie unifiée du théâtre, contrairement à ce que voudrait faire croire la vulgate rétrospective qui entoure son oeuvre. Ce qu’on trouve chez Brecht, ce sont des propositions, des essais, des hypothèses de travail : des pistes successives et contradictoires.
Au moment du Procès de quatre sous : une expérience sociologique, le texte le plus important écrit par Brecht sur le cinéma (le deuxième volet, après la Théorie de la radio, de ses réflexions sur les arts de masse et les nouveaux moyens de communication), il voit dans l’industrie cinématographique un ultime coup porté au mythe de l’oeuvre d’art autonome, expression d’une personnalité individuelle. Le film est un travail collectif, il n’existe qu’en liaison explicite avec une industrie, il est production et marchandise, l’oeuvre projetée est déjà une copie, reproductible à l’infini et diffusable massivement : le cinéma marque de façon brutale la destruction de l’aura religieuse qui entoure l’art, dénonce par son existence même la fiction de l’inspiration créatrice et dévoile l’appartenance de tous les arts aux rapports de production de leur temps. C’est justement le propre du mauvais cinéma, du « cinéma-narcotique », que d’essayer de tromper encore sur sa véritable nature : « Le problème n’est pas que l’art soit entraîné dans le cercle de la production, mais qu’il le soit de façon si partielle et qu’il doive y simuler un îlot de non-production. »
Brecht voit aussi dans la technique cinématographique une chance de sortir la littérature des mauvaises habitudes de l’introspection psychologique : le point de vue extérieur sur les attitudes, les paroles et les gestes de chacun offre une méthode pour détruire la fiction de la profondeur intérieure des personnages. Le cinéma fonctionne en mettant en rapport différentes prises de vue par le montage, en assemblant des gestes qui peuvent se contredire, des éléments qui restent autonomes les uns par rapport aux autres. Un plan chasse l’autre et les rapports sociaux apparaissent. Soit la célèbre scène de Kuhle Wampe : un chômeur va ouvrir la fenêtre pour se suicider. Son regard tombe sur la montre à son poignet. Il enlève sa montre et la dépose sur la table de la cuisine. Il retourne se jeter par la fenêtre. Pendant le suicide, la caméra filme la montre posée sur la table. La valeur d’une marchandise et la non-valeur d’un être humain sont ainsi révélées par le montage.
Brecht est peut-être un des premiers écrivains cinéphiles, mais son amour du cinéma correspond à une série affolante d’occasions ratées et de projets avortés. Les deux salles de cinéma d’Augsburg lui font découvrir le cinéma burlesque américain : Laurel et Hardy, Buster Keaton et surtout Chaplin auquel il accordera plus tard la qualité suprême de « précurseur du théâtre épique ». Il écrit déjà des ébauches de scénarios, essentiellement des histoires de détectives ou des films de pirates « qui font cruellement défaut au cinéma allemand ». Il finit par tourner avec les moyens du bord une série de courts métrages avec Erich Engel et Karl Valentin dont seul Le Mystère du salon de coiffure a subsisté. Un peu plus tard, il tente d’écrire une adaptation de La Métamorphose de Kafka pour l’écran ou, dans un autre genre, une vie de Mata-Hari. La maison de production de Pabst l’écarte de l’adaptation cinématographique de L’Opéra de quat’ sous, parce qu’il exigeait d’écrire un scénario très différent de l’orginal. Dans les années 30, invité par un théâtre de gauche à New York, il reste stupéfait de la nullité du théâtre américain et sèche les répétitions pour aller au cinéma : il voit coup sur coup Little Caesar, Scarface, les premiers films de James Cagney et en retire une vision solide du capitalisme version Al Capone (c’est l’origine d’Arturo Ui et de la transformation d’Hitler en gangster de Chicago).
Quand il arrive en juillet 41 à Hollywood, il pense sincèrement placer des scripts auprès des studios grâce à la colonie allemande en exil : il retrouve ses comédiens fétiches du temps de la République de Weimar, comme Peter Lorre ou Alexander Granach, bénéficie du soutien financier de Dieterle ou de Lang, va manger des gâteaux au chocolat chez Salka Viertel, scénariste attitrée de Greta Garbo, et échafaude trente projets par jour avec son vieux copain Hanns Eisler. On dénombre aujourd’hui une cinquantaine de films esquissés par Brecht à l’époque et jamais réalisés (la plupart de ces fragments ne sont pas encore disponibles en français). On comprend d’ailleurs un peu la perplexité des producteurs américains en lisant les idées de Brecht pour conquérir le box-office : une fable sur la fabrication du pain, une biographie d’Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, un film intitulé La Mouche sur la lutte contre la fièvre jaune à Cuba, les malheurs d’un acteur allemand exilé à Londres (avec Peter Lorre dans le rôle principal), une parodie de film hollywoodien sous le titre Boy meets girl, so what ?, une adaptation moderne de Macbeth où l’intrigue est transposée dans une boucherie…
On mesure d’autant plus le petit miracle que constitue Les Bourreaux meurent aussi, qui a vu le jour en un temps record pour un film de cette ampleur. Le 27 mai 1942, la résistance tchèque réussit un attentat contre Heydrich à Prague et dès le lendemain, Brecht et Lang sont sur la plage de Santa Monica à discuter du film. Même si son apport au film est indiscutable (la construction « épique » du scénario, l’ambivalence des personnages, la ressemblance forte du film avec La Décison et les « pièces didactiques »), Brecht a rempli son Journal de travail d’invectives contre Lang, visiblement furieux de ne pouvoir tout contrôler jusqu’au bout. Il a d’ailleurs aussitôt tiré les leçons de cette mésaventure : très impressionné par Citizen Kane, Brecht décide que Welles est le seul metteur en scène américain capable de monter La Vie de Galilée au théâtre, mais deux génies dans une seule pièce, et particulièrement têtus et mégalomanes l’un comme l’autre, c’est bien sûr impossible. Brecht décide alors de diriger lui-même Charles Laughton dans le rôle de Galilée et engage Joseph Losey pour avoir un nom américain sur l’affiche et faire le café pendant les répétitions.
Les meilleurs moments de Brecht en Californie furent apparemment les soirées passées avec Chaplin à refaire des sketches au milieu du salon et les bons repas pris chez Jean Renoir (« Drôle, presque excitant de voir monsieur Renoir manger un saucisson », note-t-il dans son Journal de travail le 2 octobre 1943). Encore un projet fantomatique de l’époque : un remake avec Renoir du Crime de monsieur Lange, sous forme de comédie musicale !
Mais les malheurs de Brecht à Hollywood n’ont pas réussi à le décourager. Après-guerre, il s’enthousiasme pour le néoréalisme italien, arrive à Berlin avec d’autres projets et cherche même à convaincre les instances culturelles du comité central de la nécessité absolue de faire venir Fritz Lang et Erich Von Stroheim en RDA. Sans succès bien sûr.
Devant une telle succession d’occasions ratées, on finit par être tout heureux d’avoir au moins des centaines de pages de scénarios inachevés et quelques traces du passage de Brecht sur les plateaux de tournage. Et le Festival de Bobigny a le grand mérite de redonner à voir Kuhle Wampe/ A qui appartient le monde ?, objet étrange de l’histoire du cinéma, tant par son mode de production que par sa forme. Interdit par un juge berlinois parce qu’il « peut donner l’impression au spectateur que l’Etat dans sa forme actuelle n’a aucun intérêt à combattre la misère » (ce juge a, selon Brecht, démontré par ces mots qu’il était un très bon critique de cinéma), le film s’ouvre sur les nouveaux chiffres du chômage en Allemagne en 1931, étrangement les mêmes qu’aujourd’hui, 5 millions officiellement recensés. Un télescopage historique qui aurait plu à Brecht, amateur de montage, et l’aurait attristé aussi : le monde est encore à changer et seuls peuvent le faire ceux à qui il ne plaît toujours pas.
Irène Bonnaud
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}