Cette année encore, le Festival de Berlin a proposé au spectateur curieux un état des lieux plutôt encourageant de la production cinématographique mondiale. Compte rendu en neuf points forts. Mon premier est une légère déception chinoise. Après l’abondance triomphale de l’an dernier, le Festival de Berlin a peiné à conserver le même niveau de qualité. […]
Cette année encore, le Festival de Berlin a proposé au spectateur curieux un état des lieux plutôt encourageant de la production cinématographique mondiale. Compte rendu en neuf points forts.
Mon premier est une légère déception chinoise. Après l’abondance triomphale de l’an dernier, le Festival de Berlin a peiné à conserver le même niveau de qualité. The Longest summer (Forum), deuxième long métrage de Fruit Chan (après le magnifique Made in Hong Kong, toujours en attente d’une distribution française), est certes un beau film d’un authentique cinéaste. Mais il souffre de longueurs et de soudaines baisses de régime, comme si Chan avait du mal à concilier ses trouvailles plastiques avec son sujet (la rétrocession de Hong Kong à la Chine, vue par un petit groupe de soldats démobilisés), la fulgurance des unes étant trop souvent empêchée par l’ampleur emphatique de l’autre. De la même manière, la grande Ann Hui (Ordinary heroes, Compétition) livre un film trop touffu qui perd de sa puissance à force de précautions didactiques.
Mon deuxième est une grave déception japonaise. Mis à part une poignée de documentaires intéressants et le manga annuel au Panorama (Jin-Roh de Hiroyuki Okiura, joli mais un peu embrouillé), Kiyoshi Kurosawa était seul à sauver l’honneur nippon. Après Cure, Ningen Gokaku (Forum) démontre que Kurosawa (rien à voir avec Akira…) possède le grand art de glacer son cinéma pour mieux le faire vibrer. Sur un postulat de mélodrame tendance Chevènement (un jeune homme revient à la vie après dix ans de coma), il observe avec retenue et précision un processus de renaissance qui alterne longues plages amorphes et brusques poussées de rage impuissante. D’abord figé dans la stupeur, le film s’anime à mesure que le personnage prend conscience de son état d’enfant qui doit réapprivoiser un corps et un monde « L’URSS n’existe plus ? » qui ont vieilli sans lui. En refusant le lyrisme et le sensualisme qu’appelait la situation, Kurosawa invente une mise en scène savante et claire. Et le « J’ai existé ? » final restera comme la plus belle réplique de cette Berlinale.
Mon troisième est un pur chef-d’oeuvre. Présenté dans le cadre du Forum, Juha d’Aki Kaurismäki a illuminé tout le Festival. On se battait presque pour assister aux deux représentations avec orchestre de ce film muet en noir et blanc. En s’emparant d’un classique de la littérature finnoise, déjà adapté trois fois à l’écran, pour en proposer une nouvelle version muette (après celle de Mauritz Stiller), Kaurismäki aurait pu sombrer dans l’imitatif stérile ou le gimmick vain. Il n’en est rien. Loin d’être un truc passéiste, le retour aux conventions et aux règles du muet permet à Kaurismäki de suivre sa pente naturelle d’immense cinéaste tatiesque et de transformer de la fausse naïveté en émotion vraie. Avec L’Aurore comme référence principale, Juha est à la fois un mélodrame rural, une série B pleine d’ombres et de filles perdues, et une bande burlesque peuplée de gueules inquiétantes. C’est à force de stylisation forcenée que Kaurismäki rend justice et complexité à des personnages primitifs. Il s’amuse comme un fou tout en retrouvant la modernité intacte du grand cinéma muet.
Mon quatrième n’est que justice : Terrence Malick a eu l’Ours d’or pour La Ligne rouge.
Mon cinquième est un bon petit film danois. Troisième opus du trop fameux Dogme concocté par Lars von Trier et sa bande de petits rigolos, Mifune de Søren Kragh-Jacobsen (Compétition) vaut beaucoup moins que Les Idiots et beaucoup plus que Festen. C’est une comédie agréable, bien écrite et correctement filmée, qui part du désormais habituel psychodrame familial pour aboutir à une « sitcomisation » des dérèglements plaisante et sans prétention. Ce film sympathique a aussi le mérite de remettre le Dogme à sa vraie place : une géniale invention de marketing pour faire enfin parler du cinéma danois. Ils sont forts, ces Danois.
Mon sixième est un western kazakh, plutôt un « eastern » donc. Aksuat de Serik Aprymov (Panorama) débute comme une classique chronique rurale pour se transformer peu à peu en drame échevelé qu’on croirait filmé par Anthony Mann et Delmer Daves réunis. Avec peu de moyens et un son entièrement postsynchronisé, Aprymov rend à la fois la violence de paysages désertiques, l’arrivée du monde moderne dans une enclave qui vit encore selon la tradition et l’irruption brutale de passions d’autant plus vives qu’elles ne sont jamais énoncées. Aprymov possède un rare sens de la composition de l’espace et de l’utilisation des couleurs comme taches de désordre dans un quotidien uniforme.
Mon septième est un revenant hongrois. Qui se souvient encore de Miklós Jancsó, l’une des grandes gloires du cinéma d’auteur des années 60 et 70 ? Seul François Weyergans continue de prétendre que c’est un des plus grands cinéastes du monde. Après avoir vu La Lanterne du Seigneur à Budapest (Forum), on ne lui donnera pas tort. Loin des longs plans-séquences pleins de drapeaux rouges et de filles à poil qui ont fait sa réputation, Jancsó se contente ici d’une série de fables théâtrales et mordantes pour nous dire deux ou trois choses qu’il sait de l’état du monde. Si la forme est moins ample, la colère amusée et la stridence maîtrisée d’un vieux maître suffisent pour que le trait reste vif et perçant. A quand une rétrospective Jancsó à la Cinémathèque ?
Mon huitième est un mort. Avec Souleymane Cissé, Djibril Diop Mambéty était considéré comme le meilleur cinéaste africain. Il est mort l’année dernière à Paris. La Petite vendeuse de Soleil (Forum) est donc un film posthume et inachevé. Ce qui ne l’empêche pas d’être un manifeste poignant en faveur du cinéma comme lutte poétique, à la fois dérisoire et vitale, jamais réconciliée avec quiconque. Mambéty y conjugue un art de l’observation sociale (une gamine handicapée vend le journal Le Soleil dans les rues de Dakar) et un sens de la durée pleine et de l’espace vide qui le rapproche de la modernité européenne à la Antonioni. C’est cet alliage si peu fréquent entre nécessaire dénonciation d’un état de fait et complète rigueur formelle qui rend le film splendide.
Comme mon huitième, mon neuvième est un hymne à la joie de faire du cinéma. Dil se (Forum) est un film « commercial » indien de Mani Ratnam. Ça dure près de trois heures, et c’est à la fois un mélo, un polar, une comédie musicale et un film politique. Les plans sont aussi beaux que les comédiens, c’est du grand cinéma populaire.
Si j’ajoute les films qui vont bientôt sortir en France (Cronenberg, Biette) et un bon premier film indépendant américain (comme le singulier et délicat Trans de Julian L. Goldberger, Forum), mon tout forme un Festival de bonne tenue où on pouvait trouver des merveilles. A condition de les chercher patiemment au milieu des daubes que les compagnies américaines aiment à déverser sur une Berlinale un peu trop complaisante.