Cette année, c’est L’Age des possibles de Pascale Ferran, deuxième film qui confirme son talent, qui a remporté le grand prix du Festival de Belfort. Mais l’intérêt de Belfort est aussi dans ses rétrospectives, à savoir cette année : une intégrale Pasolini, les films de Labarthe sur la danse et une poignée de merveilles des […]
Cette année, c’est L’Age des possibles de Pascale Ferran, deuxième film qui confirme son talent, qui a remporté le grand prix du Festival de Belfort. Mais l’intérêt de Belfort est aussi dans ses rétrospectives, à savoir cette année : une intégrale Pasolini, les films de Labarthe sur la danse et une poignée de merveilles des années 60 rassemblées sous le titre générique « Les nouvelles vagues à travers le monde ».
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A ville froide, festival chaleureux. Et ça ne vient pas que des personnes. Encore que la bande qui se réunit chaque année autour de la figure indiscutable et éminemment sympathique de Janine Bazin soit pour quelque chose dans la gaieté qui règne à Belfort. Car si les obsessions d’André S. Labarthe sur la famille horizontale (« La filiation, la verticalité, c’est mauvais ! ») ou les parties de poker virtuel organisées par Jean-Pierre Gorin (sans mises, presque sans cartes et néanmoins lourdes d’enjeux) ne sont pas directement liées au cinéma, elles ne sont pas non plus sans incidences sur ce qui fait le charme du festival. Et cette ambiance est corrélative d’une certaine façon d’être avec le cinéma, attitude qui s’exprime naturellement dans la programmation de Janine Bazin, très libre et passionnante. Car à Belfort, afin de garder les coudées franches, on préfère ne pas parler du cinéma pour ne s’intéresser qu’aux films. N’être pas pour le cinéma (le centenaire, les quotas, son avenir) est encore le moyen le plus sûr de n’être pas contre (Festival de Sarasota, Besson, Berri) et de conserver une chance d’être tout contre. D’où cette rétrospective-manifeste, bordélique et jubilatoire, malicieusement intitulée « Les nouvelles vagues à travers le monde : une décennie prodigieuse », et qui adjoint au concept de « nouvelle vague » une extension telle qu’il en perd tout sens. Ce qui a le mérite de renvoyer le spectateur aux films, dans leur intégrité enfin retrouvée, libres de toute étiquette, la nouvelle étant trop vague pour signifier quoi que ce soit. Car si Rivette et Chabrol n’avaient déjà pas grand-chose en commun, que dire du Polonais nerveux Skolimovski et du Suisse léthargique Soutter ? Faire ainsi se côtoyer les irréconciliables, n’en faire qu’à sa tête, c’est assurément la meilleure manière de présenter des films et l’occasion, pour le spectateur curieux, de profiter du passage de quelques raretés pour réévaluer certains laissés-pour-compte de la doxa cinéphilique.
Ainsi, le démodé et néanmoins génial Werner Herzog dont le deuxième film, Fata morgana (1969), se présente comme une suite de plans longs sur des paysages désertiques, des roches, des océans, des nuages… mais aussi des humains, africains ou européens, qui chassent le varan en plein soleil, creusent des trous, font des bruits de trompette avec la bouche…
Le tout accompagné par un commentaire sibyllin inspiré du Popol Vuh, texte guatémaltèque du xvie siècle. Certains plans sont répétés plusieurs fois, ce qui n’élucide rien et ne fait qu’ajouter de l’étrangeté aux images. Le début du film montre des avions atterrir (une vingtaine de fois), filmés d’assez loin : la brume du matin, les turbulences de l’air et les émanations des réacteurs forment un voile sur la mécanique et lui restituent, par la répétition, son étrangeté de masse volante. Il y a bien des confusions à faire sur ce cinéaste illuminé, qui connaît à tourner la même ivresse que les derviches : la pire serait d’en faire un adepte du new-age, contemplant les forces cosmiques à l’œuvre. Herzog n’est pas un cinéaste contemplatif, il est méditatif et dubitatif. Il ressasse, film après film, les grandes questions de la métaphysique. Et comme tout bon métaphysicien, il sépare et oppose : le grand et le petit, le moderne et le primitif, le naturel et l’humain. Mais Herzog ne hiérarchise pas en termes de valeurs, ne déprécie pas le petit (Les Nains, La Balade de Bruno) en faveur du grand (Aguirre, Fitzcarraldo) : au contraire, il les mélange, montre la grandeur des petits et inversement. Cinéaste voyageur, il fait du sublime une catégorie voyageuse. C’est de cela que parle Fata morgana, mais sur le plan général de la perception. Juxtaposant visées macroscopiques et microscopiques, introduisant doute et réflexion chez le spectateur, Herzog ne fait que traiter la question « Que voit-on et comment nommer ce que l’on voit ? » On croit voir une pierre précieuse de très près et l’on a vu un océan de très haut ; des pâtés de sable et c’était un village. Bien des images demeurent non identifiables, car Herzog cherche le point de vue où celles-ci deviennent polysémiques. S’il faut le rapprocher d’une philosophie, ce serait certainement du côté des mystiques panthéistes de la Renaissance, Jacob Boehme ou Paracelse et leur fameuse théorie de la signature. Tout est signé, donc interprétable, donc connaissable. Mais ici, c’est au niveau de l’interprétation que tout s’affole. Herzog est Moderne parce que le monde qu’il montre a été déserté par le sens et Ancien en même temps puisqu’il continue d’arpenter la planète afin d’en recueillir les lambeaux. Mystique sans Dieu, sa position est à la frontière d’un désir de connaissance (extrême attention) et d’une angoisse devant l’incompréhensibilité (fascination devant l’énigme). D’où cette fixité du regard, telle une paupière qui ne cillerait pas, trait le plus reconnaissable de son cinéma. Fixité qui n’a rien à voir avec la contemplation, qui est sérénité et repos, mais avec la fascination, qui est tension et peine. Là, Herzog devient inquiétant, dans ces plans d’une durée anormale qui révèlent qu’il a basculé dans une sorte de transe où la raison s’abandonne et le jugement avec. Herzog-penseur se laisse constamment dépasser par ce qu’il a choisi de filmer et c’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre du film, qui veut dire mirage. Le réel nous trompe et c’est pour cela qu’il fascine : un mirage exactement.
Les films de Labarthe sur la danse n’ont rien à voir avec Herzog, si ce n’est une même manie d’introduire de la profondeur, de rendre compte de la complexité. ASL prend le contrepied de ce qui se fait habituellement et ne montre que des extraits des représentations pour installer sa caméra dans les salles de répétitions. Son idée est que la sueur et les ampoules valent les pas de deux et les ronds de jambe, sinon comme spectacle, au moins comme principe de connaissance. Parti pris d’autant plus louable que le travail est un spectacle réjouissant que le cinéma est plus à même de rendre que le strict spectacle. Avec son style très particulier, qui consiste à se mettre dans un coin pour se faire oublier mais sans perdre une miette de ce qui se passe, Labarthe fait de nous ses complices, non pas comme voyeurs, mais comme espions. Ces films sont triplement magnifiques : par la danse, par l’intelligence de la narration et des commentaires et enfin parce qu’ils tordent le coup à une conception de la grâce comme don qui a trop souvent cours. Lorsque ASL filme Guillem pansant ses pieds crevassés, cette notion en prend un coup. Pourtant, lorsqu’on la revoit à la fin du film danser en Avignon, on se dit que si, elle a la grâce. Mais on aura appris que si grâce il y a et on ne devrait en parler que sous la catégorie du devenir elle est acquise et non donnée. Cependant, Labarthe ne réduit pas l’art à la douleur de l’enfantement et dans son film sur Forsythe, un des meilleurs de la série (qui en comporte six), c’est à une création libre et parfaitement joyeuse que l’on assiste. William Forsythe, disert, dansant, mangeant et rigolant en même temps alors que sa salle de danse est complètement inondée, n’est pas sans faire penser au Pasolini de la Trilogie de la vie et surtout des courts métrages.
De La Séquence de la fleur en papier où Nineto Davoli danse et court dans les rues de Rome sur un air pop tandis que Dieu lui intime l’ordre de cesser d’être innocent à La Ricotta, « la » tragi-comédie du cinéma, en passant par le grotesque La Terre vue de la lune avec Toto, Pasolini épuise toutes les formes du rire qui est, comme chacun sait, libérateur et souverain, sans jamais abandonner son sérieux. Mélange de gravité et d’enjouement, c’est là la définition du gai savoir. Et si l’on se souvient que Pasolini disait travailler « ab joy », terme provençal signifiant « avec joie » et que « gai savoir » vient du vieux provençal « gaya scienza », on conviendra que Belfort, cette année, avait une forte odeur d’aïoli.
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