Le cinéma, pourtant friand de fresques historiques, n’a que très peu représenté les mouvements des femmes. Pourquoi tant de films sur Mai 68 et si peu sur le MLF ? Analyse d’un oubli.
« Well done, Sister Suffragette! » Une des rares images de la suffragette anglaise au cinéma, c’est elle : la mère des enfants dans Mary Poppins. Une militante un peu ridicule, qui chante à tue-tête que la fille de sa fille lui sera reconnaissante, avec pour refrain ce satisfait : « Bien joué, sœur suffragette! » L’incohérence faite femme : exaltée quand il s’agit de fredonner les louanges de ses sœurs d’armes, elle est complètement soumise à son mari ringard. Fantaisistes, les féministes anglaises ?
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Dans la vraie vie, elles ont pourtant saboté des lignes télégraphiques, détruit de vitrines et même posé des bombes. Mais pour voir ça sur grand écran, il aura fallu attendre 2015 et le film Les Suffragettes. C’est d’ailleurs avant tout pour lutter contre cette invisibilité que la réalisatrice du long-métrage, sorti le mercredi 18 novembre, a retroussé ses manches. « J’étais stupéfaite que cette extraordinaire et poignante histoire n’ait jamais été racontée », martèle ainsi Sarah Gavron dans le dossier de presse.
On raconte Danton mais pas Olympe de Gouges
S’il existe bien des œuvres à la vibe girl power (coucou Mad Max : Fury Road), il est plus dur de retrouver dans les fictions les combats menés par les féministes, qu’elles soient de la première vague (les suffragettes), de la deuxième (le Women’s lib des années 70), ou de la troisième (la nouvelle génération, à partir des années 90). Et ce malgré le béguin du cinéma pour les œuvres nostalgiques en costumes. On raconte Danton mais pas Olympe de Gouges, les poilus mais pas les suffragettes, Mai 68 mais pas le MLF (Mouvement de libération des femmes).
Citons tout de même, en France, L’une chante, l’autre pas d’Agnès Varda et sa reconstitution de manif pour le procès la jeune Marie-Claire à Bobigny, La Parenthèse enchantée, la lutte contre le viol (moquée) dans le Péril Jeune, le combat pour l’égalité salariale en Grande-Bretagne dans We Want Sex Equality, quelques petites autres productions passées inaperçues et c’est à peu près tout. Comment expliquer qu’un mouvement social aux conséquences si colossales ait si peu marqué le septième art ?
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“Tout d’abord parce qu’il ne correspond pas du tout à la manière dont le cinéma aime représenter les femmes”, avance Brigitte Rollet, chercheuse au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC). “Elles doivent être avenantes, plaire. Or il existe beaucoup de clichés sur les féministes: elles ne sont pas glamour, ce sont des personnages un peu ridicules.” Pour cette spécialiste des questions de genre au cinéma, ce combat pourrait pourtant être très cinégénique. « Mais il n’est pas vu par les décideurs comme un sujet qui pourrait attirer les foules.«
Des projets portés par des femmes
Ce sont donc souvent des femmes, convaincues de l’importance de cette histoire, qui vont avoir à cœur de la placer sous le feu des projecteurs. Plus que les hommes. L’équipe des Suffragettes est, à ce propos, assez révélatrice : une réalisatrice, une scénariste et deux productrices. Même chose pour La Belle Saison, une romance lesbienne sur fond de MLF vivifiant, sortie en août dernier : on trouve derrière le projet la réalisatrice Catherine Corsini et sa compagne, la productrice Elisabeth Perez.
Les femmes restant minoritaires dans le milieu, et particulièrement à Hollywood elles vont, mathématiquement, être peu nombreuses à pouvoir porter ce genre de propositions. En France en 2012, selon le CNC, elles ne constituaient que 23 % des réalisateurs, alors que les hommes représentaient près de 80 % des responsables d’entreprises de production cinématographique. Mais le petit nombre de femmes cinéastes n’est pas la seule explication.
« En fait, il y a peu de réalisatrices qui veulent vraiment s’y coller, analyse Brigitte Rollet. Parce qu’elles ont intériorisé le fait que ce n’était pas un ‘vrai’ sujet, mais aussi parce que, pour pouvoir continuer à travailler, elles ne veulent pas être perçues comme féministes. Elles essaient de faire leur place et ne vont pas nécessairement mettre en avant ce qui pourrait les ramener au féminin. Par exemple, les cinéastes des années 70 et 80 n’ont pas mis en scène ces mouvements. »
Une crainte toujours présente de nos jours ? « Oui, sur un plateau, elles vont devoir collaborer avec une équipe de techniciens pratiquement entièrement composée d’hommes, donc il vaut mieux éviter d’arriver comme une pasionaria de la cause des femmes. »
« Les réalisatrices ont très peur de l’étiquette ‘film de femmes' »
Jackie Buet, la directrice et cofondatrice du Festival international de films de femmes, confirme :
« Les réalisatrices, y compris celles qui sont un peu plus sécurisées dans leur métier, ont très peur de l’étiquette ‘film de femmes’, très péjorative en France. Elles craignent d’être exclues du réseau et que leurs œuvres soient vues comme moins bonnes. »
C’est donc le cercle vicieux. Parce qu’il a mauvaise presse, le féminisme va être snobé par le cinéma. Confirmant là l’idée dans la psyché populaire (et donc chez les scénaristes) que ces militantes ne méritent pas d’être des héroïnes sur pellicule. Pour voir des militantes organiser des sit-in pour l’IVG, il faudra donc se rabattre sur les documentaires (on pense notamment aux très belles images tournées par Carole Roussopoulos, au Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig et à Mais qu’est-ce qu’elles veulent ? de Coline Serreau). Ou sur la télévision. Car, malgré tout le discrédit dont on accable la fiction télé française, elle va, sur ce sujet, bien plus loin. On se souvient notamment du Procès de Bobigny avec Sandrine Bonnaire, de Victoire ou la Douleur des femmes avec Marie Trintignant, ou plus récemment de La Loi, avec Emmanuelle Devos en Simone Veil.
Que des actrices de cinéma, qui ont dû passer sur le petit écran pour incarner ces beaux portraits de femmes rebelles. « La télé s’en sort mieux car l’audience de ses fictions est majoritairement féminine, indique Geneviève Sellier, professeure en études cinématographiques à l’université Bordeaux Montaigne. Il y a donc plus de téléfilms qui mettent en avant des femmes. »
Vilain petit macho, le cinéma attend, lui, toujours sa grande fresque historique sur la lutte pour l’égalité des sexes.
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