L’exceptionnel accueil critique des “Fabelmans” en France présage-t-il un nouveau doublé pour le cinéaste de 76 ans ? Réponse le 13 mars pour la très attendue 95e cérémonie des Oscars.
À la veille de la prochaine cérémonie des Oscars – qui aura lieu dimanche prochain, The Fabelmans de Steven Spielberg fait toujours figure de favori. En janvier dernier, il remportait les Golden Globes du Meilleur film dramatique et du Meilleur réalisateur, une combinaison qui usuellement prédit le meilleur pour les Oscars. Et pourtant Steven a essuyé avec ce très beau film son plus gros échec public depuis Sugarland Express (en 1974 !). La reconnaissance unanime qui lui vaut The Fabelmans tient de l’ultime apothéose d’une carrière déjà profuse en sommets. Mais l’ex-wonderboy perd dans l’opération ce qui a toujours constitué son talisman sacré : l’adhésion illimitée du public.
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Ce n’est plus si souvent le cas par ces temps de box-office mondialisé, mais sur ce coup, la France a joué son rôle d’exception cinéphile. L’exceptionnel accueil critique du film (4,9 sur cinq de moyenne presse sur Allocine), la rumeur d’amour qui le précédait, a su créer un désir et le film a déjà dépassé les 500 000 entrées-France en 10 jours. S’il se maintient bien, il pourrait franchir le million de spectateur·trices en fin d’exploitation. Un joli succès donc.
On ne va pas revenir ici sur l’ampleur du film, la force fulgurante avec laquelle il noue un trauma autobiographique et une vocation artistique en une seule scène primitive, ressaisie avec la maturation émotionnelle de toute une vie. Mais, dix jours après la sortie du film, avec une peur moindre de spoiler, on voudrait s’attarder sur la dernière scène du film, très simple et pourtant d’ores et déjà une des plus hautement mythologiques de son auteur.
Le bébé cinéaste Steven vient de signer son premier contrat comme petit assistant dans un grand studio. Son employeur, repérant le cinéphile fervent, veut l’impressionner en lui disant que de l’autre côté du couloir réside “le plus grand cinéaste vivant”. Dans une habile gestion de ses effets, le film ne délivre pas tout de suite le nom de l’idole. Mais le jeune Steven pénètre dans son bureau en son absence et identifie toutes les affiches collées aux murs : La Poursuite infernale, Qu’elle était verte ma vallée, L’Homme tranquille… “John Ford est dans la place !” comprend Steven dans un ébahissement. Lequel entre dans la pièce, vieillard grognon en toute fin de carrière, défiltré comme peut l’être un vieillard qui a tout obtenu, mais déjà beaucoup perdu.
Leçon de cinéma
On sait que Spielberg sait filmer comme personne l’hébétude sur un visage : c’est Elliott qui découvre, interloqué, E.T., ce sont les Terriens émerveillés par l’atterrissage du vaisseau de Rencontres du troisième type, les chercheurs béats face au premier néo-dinosaure entrevu dans Jurassic Park. Spielberg n’a pas son pareil pour mettre en scène l’extase sur un visage sidéré par une apparition. Et c’est encore cela qui colle le frisson lorsque le jeune Fabelman voit pour de vrai le grand John Ford lui passer devant. Mais notre sidération est plus grande encore que celle du personnage car sous le grimage de John Ford, nous identifions celui qui l’interprète : David Lynch. L’idée est géniale et la scène hallucinante.
Impatient, brutal, le vieux Ford accepte de dispenser en cinq minutes une leçon de cinéma au jeune fan énamouré. Après une interrogation musclée sur quelques images de western, il décoche pour tout aphorisme : “Tu vois la ligne d’horizon ? Si elle est tout en haut de l’image, c’est intéressant. Si elle est tout en bas, c’est intéressant. Mais si elle est au milieu, c’est ennuyeux et nul.” Un éloge du décentrement et du déséquilibre plastique : c’est la leçon qu’a retenue le jeune Spielberg du vieux Ford et qu’il remet en scène lorsqu’il est devenu lui-même un vieux cinéaste. Le centre, c’est pourtant la place que Spielberg a voulu occuper : le centre d’un cinéma américain qui serait lui-même le centre de l’industrie du spectacle dans le monde. Une place que John Ford lui-même a tenue durant plus de trois décennies – mais que déjà à l’époque que reconstitue The Fabelmans il n’occupe plus, tiré vers les marges par le passage du temps et la transformation des goûts. Une place qu’en revanche David Lynch n’a jamais occupée aux yeux d’Hollywood, toujours à la périphérie de l’industrie, toujours plus loin du milieu. Et c’est très vraiment très beau que pour incarner la statue John Ford, Spielberg invite un cinéaste tout aussi génial, mais dont la radicalité l’a toujours éloigné du milieu de l’image. David Lynch en John Ford, c’est une façon de décentrer fortement la ligne d’horizon.
Dans quatre jours, la profession dira à Spielberg, si en dépit de sa perte d’audience populaire, elle le place toujours absolument au milieu. S’il obtient à nouveau le doublé Meilleur film et Meilleur cinéaste, ce sera la troisième fois qu’il accomplit cette performance (après La Liste de Schindler en 1994 et Il faut sauver le soldat Ryan en 1999). Un seul réalisateur a obtenu un score supérieur avec quatre statuettes du meilleur réalisateur. Qui ça ? John Ford bien sûr.
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 8 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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