Une comédie sur le troisième âge pleine de fantaisie et de vitalité, et subtilement infiltrée par la Shoah.
Dans le contexte souvent sinistre et cynique de la comédie dans le cinéma français, Noémie Lvovsky fait partie, avec quelques autres (sa complice Valeria bien sûr, ou Desplechin depuis Rois & reine…), de ces désormais “valeurs sûres” qui relèvent nettement le niveau, de ces cinéastes d’ici qui parviennent à faire rire avec le matériau le plus profond, qui peuvent prétendre tenir leur place dans le concert international relevé des Woody Allen, Pedro Almodóvar, Nanni Moretti ou Aki Kaurismäki, auteurs dont l’écriture comique ne se limite pas à aligner des répliques censées faire mouche.
En attendant le formidable Actrices de Valeria Bruni-Tedeschi en décembre (avec Lvovsky dans le casting), voici le non moins réussi Faut que ça danse ! Il y aurait bien sûr un papier à faire sur les trajectoires à la fois parallèles et complémentaires de Noémie et Valeria, leurs filmos perpétuellement croisées, leur fougueux tempérament de comédiennes, mais pour l’heure, il faut essayer de faire danser Faut que ça danse !
Quel titre d’ailleurs : la contrainte, le plaisir et le “ça” mêlés en une courte injonction qui claque et synthétise tous les enjeux du film. La première scène aussi est exemplaire : une fête indienne qui semble nous transporter du côté de Dehli ou Bénarès. En effet, ça danse. Mais que fait là Bulle Ogier en sari ? Un élargissement de plan nous informe que l’on est à Paris, dans une fête de quartier. Le film fonctionnera ainsi, sur la tension entre le poids identitaire et l’envie de l’alléger, sur le piège des apparences, le décalage souvent comique entre ce que l’on croit (sa)voir et des vérités plus complexes, voire insaisissables.
Bulle Ogier est Geneviève, une vieille dame lunaire (comédie) mais qui perd pied avec la réalité (tragédie). Elle est divorcée de Salomon (Jean-Pierre Marielle, assez époustouflant). Salomon est un vieux Juif, censé être hanté par ce qu’il a vécu dans sa jeunesse. Or, pas du tout. Ou alors à sa manière, refoulante : il fuit les réunions générationnelles, les enterrements d’amis où l’on risque de parler déportation, préférant nettement la compagnie des films de Fred Astaire et n’ayant qu’une idée en tête, trouver une compagne et chasser la mort.
Ce contemporain français des comédies romantiques américaines, ce Juif plutôt Lubitsch-Chaplin que Levi-Lanzmann, du côté de la jouissance physique plutôt que de l’angoisse métaphysique, va logiquement trouver en Violette/Sabine Azéma l’une des meilleures héritières des grandes fantasques hollywoodiennes. Incidemment, Geneviève et Salomon ont eu une fille, Sarah (Valeria), désormais enceinte et bien déchirée entre sa maternité imminente, sa mère atone et un père qu’elle a du mal à “quitter”.
Œdipes mal réglés, filiations conflictuelles, blessures passées toujours ouvertes, problèmes d’argent et d’affects liés, non-dits prêts à exploser, Lvovsky parvient à transcender cet usuel chaudron de névroses familiales en une comédie drôle et mélancolique, douce et râpeuse, rythmée et singulière, prenant des lignes de fuite inattendues selon le personnage auquel elle file le train (voir la virée suisse d’Ogier et Sangaré, ou la scène hautement angoissante et hilarante chez le docteur Emilfork), et fonctionnant sur des données assez audacieuses.
Par exemple, l’idée pas franchement dans l’air du temps de construire un film autour d’un couple de “vieux” et d’en faire un truc pétant de fantaisie, pas du tout morbide. Ou bien la façon d’éclairer discrètement cette chronique mélancomique de la lumière noire de la Shoah, ce qui fait de Faut que ça danse ! un frère de cinéma du Demain on déménage (2003) de Chantal Akerman (les deux films sont aussi reliés par Jean-Pierre Marielle, dont la fin de parcours en vieux Juif du cinéma français devient étonnante).
Mais si l’inscription de la Shoah est subtile dans le film, et refoulée par le principal intéressé, Salomon, elle peut aussi surgir en à-coups féroces, par le biais d’un rêve bien sûr, lieu d’épanchement du refoulé : celui de Salomon, où il assassine un Hitler histrionique se couchant dans des draps à croix gammées, mélange de comique, de violence et de malaise du genre grotesque, sorte de chute hénaurme du dictateur et impressionnant coup d’audace de la cinéaste. On pourrait dire que Noémie Lvovsky a réussi là une comédie juive, pas tellement pour ses reflets autobiographiques ou ses allusions à la Shoah, mais plutôt dans sa façon de rendre le lourd léger, d’accueillir les conflits familiaux ou la quête identitaire à l’état de questions sans réponses, de rassembler toute l’altérité du monde (cinéphilie hollywoodienne comme un pays mental, un autre territoire d’origine, fête indienne, baby-sitter africain, compte suisse, folie, vieillesse…) dans l’ici et maintenant du Paris d’aujourd’hui. Mais on ne voudrait pas prendre le risque de réduire : juive ou pas, Faut que ça danse ! est une comédie grave et réjouissante, propre à questionner et faire rire quiconque a compris que comique et tragique ont partie liée.
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