De deux choses l’une, soit Raoul Ruiz est l’un des derniers génies du cinéma en activité, soit un charlatan de premier ordre qui se paye un peu notre tête. Sans doute les deux, en fait. Il en va de Fado, majeur et mineur comme de ses autres films : il a capté nos sens, mais […]
De deux choses l’une, soit Raoul Ruiz est l’un des derniers génies du cinéma en activité, soit un charlatan de premier ordre qui se paye un peu notre tête. Sans doute les deux, en fait. Il en va de Fado, majeur et mineur comme de ses autres films : il a capté nos sens, mais on n’est pas vraiment sûr d’en avoir saisi le sens. Il n’y a sans doute rien à comprendre dans ce labyrinthe de plans-séquences baroques il faut simplement se laisser emporter par ce fleuve sensoriel, cette enfilade de scènes disjointes et de coq-à-l’âne visuels. La splendide ouverture du film offre une clé pour pénétrer le film de Ruiz : une ville côtière au loin, un bleu océan qui crève l’écran, deux personnages qui avancent vers nous sur une jetée ; puis la caméra les délaisse pour avancer à contre-sens et balayer le paysage ; la jetée coupe l’océan (et l’écran) en deux ; la caméra continue son panoramique et passe de l’autre côté de la jetée. Il ne s’agit pas ici de disséquer une technique, juste de signaler que par des moyens spécifiquement cinématographiques, Ruiz nous invite à un « passage de l’autre côté du miroir ». Dès lors, on est embarqué dans un voyage périlleux, alpagué par différents niveaux de perception ; on circule à travers l’inconscient, la mémoire ou les rêves des personnages, on passe de la couleur au noir et blanc, d’une séquence bleu nuit à une autre rouge sang, d’un moment mineur à une fulgurance majeure ; un jeune homme mange du verre, une soubrette fait de la saisie informatique, un curé vomit des pois chiches dans le confessionnal ; il est question de mémoire, d’amnésie, de crime passionnel, mais on retient surtout quelques bribes de dialogue : « La culture seule sauvera le monde » ou encore « J’ai émigré pour des raisons poétiques pas politiques, poétiques ». Fado, majeur et mineur ne repose pas sur le système narratif dominant du cinéma traditionnel, il relève plutôt d’une structure emboîtée à la Borges, d’une esthétique surréaliste à base de chausse-trappes, murs en trompe-l’oeil et autres miroirs déformants. Disons qu’on est ici plus proche d’un tableau de Chirico que d’un roman de Sulitzer. Dans le passionnant Poétique du cinéma qui sort ces jours-ci aux éditions Dis Voir, Raoul Ruiz développe ses réflexions sur le cinéma,« machine à voyager dans l’espace et le temps ». Selon lui, « C’est le type d’image qui détermine la narration, et non pas le contraire. » Ses films sont des voyages fabuleux, qui peuvent aussi déboucher sur des instants plombants d’ennui. Mais « les voyageurs doivent accepter qu’emprunter des sentiers qui ne mènent nulle part fait aussi partie du voyage ». Ruiz est donc ce monsieur Loyal qui ne sait pas toujours comment il nous embobine, ce magicien vaguement entourloupeur qui refuse de faire l’impasse sur l’impasse. Réalisateur canaille, conteur parfois fumeux, Ruiz est surtout l’un des derniers véritables aventuriers du cinéma.
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