Crash, le précédent film de David Cronenberg, avait la forme d’un entrechoc. eXistenZ a celle d’une page du Festin nu dépliée dans le plaisir du cut-up. Si Crash était un bloc, un tout, eXistenZ est un fragment, une partie où le spectateur sera amené à jouir, à douter, où sa vue et son ouïe seront […]
Crash, le précédent film de David Cronenberg, avait la forme d’un entrechoc. eXistenZ a celle d’une page du Festin nu dépliée dans le plaisir du cut-up. Si Crash était un bloc, un tout, eXistenZ est un fragment, une partie où le spectateur sera amené à jouir, à douter, où sa vue et son ouïe seront continûment jouées. Il prophétise l’avènement du joueur autant qu’il dénonce l’apogée de la culture de la peur. La crainte est le moteur d’eXistenZ (le jeu), son essence. Chaque phobie produit une avancée du scénario. « C’est toi la source d’énergie. Si tu as un passage à vide, le jeu ne fonctionne pas.« Dès le générique, plongée en apnée dans une membrane filmée telle une ruche, Cronenberg ne montre que cela : la fibre nerveuse du joueur, son anXiété, son plaiZir, perspective d’un futur phobique mais hédoniste, abstrait et fétichiste, comme déplacé. Chouette ? Vous n’avez pas fini de déchanter.
EXistenZ est lui-même déplacé, cyberfilm sans une once de virtualité, à l’imaginaire riche mais à la production délibérément fauchée, absence d’effets spéciaux très vite substitués par une intelligence vive, loin d’être artificielle, éclairée sur les chausses-trappes d’un monde irréellement méchant. Film faux-semblants, apparente série B jouissive, avec son cortège de consoles imaginées au troisième étage d’un sex-shop : Game Pod en plastique formé d’un clitoris, d’un mamelon et d’un vagin, poupée gonflée qui se branche directement sur le joueur après une délicate opération de sodomie dorsale… Jalons amusés pour une cyber-bisexualité, pour une ode au plaisir d’onduler dans le jeu sans désignation particulière. Tout l’artisanat chirurgical cronenbergien est là, au service d’un film très drôle. Mais à prendre au sérieux, pressé de ne poser qu’une question aux technocrates du virtuel : où sont nos vrais corps ? où les avez-vous mis ? qu’allez-vous en faire ?
Inquiétude née de cette peur récurrente d’une atrophie des jambes, d’une paralysie de spectateur, de ne plus être réduit qu’à ça : un joueur impotent. Dans une réaction de défense, les joueurs s’étonnent de sensualité : Jennifer Jason Leigh se contorsionne de façon insensée, inventant des poses sidérantes, se tordant comme si elle tournait un film bondage avec l’homme invisible. Pourtant, dans la partie, ses déplacements sont devenus inutiles : le jeu fonctionnant par tableaux, enchâssement de scènes, elle est réduite à tuer, à chasser, à se méfier. Animal, on est mal.
La caméra de Cronenberg fixe (à l’affût) cet artefact de ville, ce duplicata de monde où l’image s’est aplatie dans un devenir-écran. Il n’y a rien de bon à attendre d’une image sans relief ni grain, surtout si celle-ci est d’ores et déjà l’esclave du son. On entre dans le jeu, on glisse dans l’abîme du faux par une prévenante musique. Le son, en infectant l’image, la virtualise. Or, que donne-t-il à voir ce son qui n’est jamais un climax, mais un tissu de bruissements d’insectes, d’inventions aiguës ? Le rire aigre du jeu, son système nerveux, sa folie, son ordre préconçu, son visage de mirador. Car pourquoi joue-t-on si ce n’est pour être espionné ? On est joué filmé. On s’immisce dans un programme. On ne lutte que contre son créateur, son « Dieu-le mécano ».
Le jeu est cette mécanique minable, avec son aporie de bugs, sa recherche d’harmonie qui n’est que fascisme d’arcade, sa monarchie dérisoire de vainqueurs.
Peut-on jouer et s’en vouloir de créditer cela ? C’est le paradoxe des années futures où les slogans viendront pour reformuler cette protestation légitime et inquiète émise au début des années 90 par les musiciens techno paranos de Détroit, Underground Resistance (UR) : « Do not allowed yourself to be programmed » (« Ne t’autorise pas à être programmé »). Vous pouviez la tourner sept fois, cette phrase clochait, elle ne convenait pas à notre réel, jusqu’à ce que Cronenberg l’éclaire d’un film déjà proche du documentaire, un film cauchemar totalement politisé. Préparons-nous donc à flirter bientôt avec les espaces balisés du programme, ces prisons, pour instaurer de l’aléatoire, court-circuiter les tissus du jeu, l’infecter. Jouer à n’être qu’un virus.
Pourquoi Cronenberg, d’habitude ouvert aux technologies futuristes, prend-il peur, campe-t-il sur cette position délirante d’infiltration et de méfiance ? Pourquoi défier le jeu de l’intérieur ? Car le renversement du réel par l’exploitation de nos instincts de survie est une idée qui philosophiquement empeste : la Ferme sur laquelle se concentre la seconde partie du film n’est annonciatrice que d’un ordre nouveau, un cauchemar d’automation, une chaîne écoeurante où les Chaplin des temps futurs n’auront pas de boulons à visser mais des organes à implanter.
On sait Cronenberg inquiet (lucidité, paranoïa, exagération ?) sur l’existence quasi certifiée d’usines d’organes humains, suffisamment en tout cas pour qu’il prenne le risque de renverser son film, contre le gré d’une frange épaisse du « public arcade » qui lui est conquise depuis Vidéodrome. Ce grotesque est d’actualité (ou sur le point de l’être), ce cauchemar a bien besoin d’un pistolet à dents. Pour mordre cette funèbre réalité, en faire la preuve urgente. Avant que ce futur-là ne nous crashe à la gueule. On ne sort ni déçu ni séduit d’eXistenZ, on en sort déduit.
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