Après une prise d’otages, une “famille” se reconstitue et apprend patiemment à se réconcilier avec le monde. Sur ce matériau traumatique, Shinji Aoyama se révèle grand plasticien du cadre et magistral sculpteur du temps, quelque part entre Ford et Antonioni. Eurêka est plus qu’un film : une expérience qui laisse des traces durables. Eurêka est […]
Après une prise d’otages, une « famille » se reconstitue et apprend patiemment à se réconcilier avec le monde. Sur ce matériau traumatique, Shinji Aoyama se révèle grand plasticien du cadre et magistral sculpteur du temps, quelque part entre Ford et Antonioni. Eurêka est plus qu’un film : une expérience qui laisse des traces durables.
Eurêka est l’histoire d’une réconciliation. Se réconcilier avec quelqu’un peut prendre un certain temps. Mais se réconcilier avec le monde, la vie, la nature, le genre humain prend un temps certain. Comme nous sommes au cinéma, où la durée de la fiction correspond rarement à la durée de la projection (sauf dans La Corde d’Hitchcock, cas d’école), Eurêka ne dure que 3 h 37, une paille, le temps d’un Paris-Avignon en TGV, soit beaucoup de temps et finalement très peu, tout compte fait. « Snobisme de la durée », on les entend déjà. Mais Autant en emporte le vent dure un peu plus longtemps et c’est un moins bon film. Faux débat, aucune importance.
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Ce qui importe, en revanche, c’est de bien vouloir se rappeler que le cinéma, c’est d’abord du temps. Pas de l’image, surtout pas que ça, pas du théâtre, ni du scénario, ni de la peinture, ni de la littérature, ni des acteurs, mais du temps, enregistré et restitué, malaxé et trituré, pris et rendu. C’est bien pour ça que le cinéma prend autant de temps, du temps pour le faire et du temps pour le regarder, du temps fatalement volé au temps du travail, de la société, et à celui qu’on doit aux autres, puisqu’on est toujours seul, au cinéma. Et c’est aussi pour ça que le cinéma intéresse finalement assez peu de monde, quoi qu’on en dise. Parce que le temps, c’est de l’argent, refrain connu.
Le premier à avoir consacré tout son talent de plasticien à cette question s’appelle Michelangelo Antonioni, le fondateur du cinéma moderne : « Ce n’est pas un son, une parole, un bruit, une musique. Ce n’est pas une image, un paysage, une attitude, un geste. Mais un tout indissociable, étalé dans une durée qui le pénètre et en détermine l’essence même. Ici entre en jeu la dimension temps. » Qu’il connaisse ou non cette citation d’Antonioni, Shinji Aoyama connaît ses films par cœur, sur le bout des doigts. En voyant Eurêka, son meilleur film à ce jour, on se dit qu’il apprécie surtout Le Cri, L’Avventura et Profession : reporter, les grands « road-movies ». Eurêka commence pourtant par un véhicule à l’arrêt, un car immobilisé sur un parking, une prise d’otages : un désespéré, des victimes, l’assaut de la police, le suicide du forcené. Et trois survivants : le chauffeur, un frère et une sœur. Après avoir vite évacué le suspens classique de la prise d’otages, Eurêka débute donc par la fin, après la catastrophe, après le trauma.
Le trauma est le grand sujet d’Aoyama. Parce que son antonionisme fondamental, son formalisme contemplatif parfois trop apprêté, se conjugue avec son goût du cinéma de genre américain (Brian De Palma est visiblement son autre idole) et la fascination qu’exercent sur lui les explosions de violence au sein d’une société aussi normée que le Japon. Comme son compère et condisciple Kiyoshi Kurosawa, dont il a été l’assistant, il s’intéresse moins au surgissement de la violence qu’à son effet de contamination, son onde de choc. Il observe comment la vie se réorganise après le heurt initial, comment les rescapés vont arriver à survivre, comment un monde arrêté et des personnages hébétés par l’horreur de ce qu’ils ont subi vont pouvoir se remettre en route. Tout ça prend du temps.
D’autant qu’Aoyama n’est pas japonais pour rien et que cette très lente et très douloureuse réconciliation avec le monde et soi-même passe aussi par le retour ô combien délicat d’une certaine harmonie avec la nature, présente dès les premières images, avec un grondement sourd qui évoque le raz de marée imminent et le souvenir d’un des plus beaux films de Naruse, Le Grondement de la montagne. Au bout du chemin, le passage du noir et blanc à la couleur comme l’envolée de la caméra au-dessus d’un paysage enfin rendu à sa majestueuse indifférence scellera cette indispensable coexistence pacifique entre les passions humaines et le rythme secret des éléments. La guérison implique l’apaisement des forces telluriques.
Deux ans après le drame, le chauffeur culpabilisé et les deux adolescents, livrés à eux-mêmes après le départ de leur mère et la mort de leur père, rendus muets par trop de douleur, se retrouvent au sein d’une étrange famille recomposée, bientôt rejoints par un quatrième comparse, volubile celui-là. Après deux bonnes heures, le chauffeur achète un nouveau bus, et la petite troupe de parcourir les routes en quête d’une vie à refonder, en partant du lieu du crime originel. Sur cette trame qui rappelle beaucoup le western en général et La Prisonnière du désert de Ford en particulier (film fondateur du road-movie post-trauma), Aoyama organise un récit fait de trous béants et de digressions soudaines, d’échappées belles et de recentrages successifs. Au lieu de se laisser piéger par la durée qu’il s’est choisie, et sans jamais sombrer dans le symbolisme tuant que laissait craindre son sujet, il anime le film d’une nouvelle intrigue
criminelle (un tueur de femmes rôde) et d’une drôlerie aussi efficace qu’inattendue. S’il prend toutes ses aises pour déployer des temps morts d’observation et satisfaire ainsi sa compulsion contemplative, il joue aussi du côté burlesque de la situation (un maladroit, un bavard et deux muets, une fine équipe) et fait alterner des moments de grande beauté planante avec une trivialité franchement déconnante.
Eurêka contient donc plusieurs films. Et toute sa singularité réside dans son entêtement à ne pas se satisfaire de son « grand thème » et de sa « grande forme » (le Scope noir et blanc surcadré de chez surcadré, ça vous pose un film, au risque de le figer…) pour inventer des lignes de fuite qui enrichissent le noyau central sans nous le faire perdre de vue pour autant. On peut bien sûr s’endormir un peu ou bien sortir un moment pour fumer une cigarette ou jouer du portable (comme Luc Besson à Cannes, paraît-il, c’est du propre…), mais ce sera au risque de louper une de ces innombrables variations périphériques qui font d’Eurêka un si beau film-furet, qui passe par là pour mieux repasser par ici, aussi insaisissable et protéiforme que l’inspiration de son auteur, si tiraillée entre ses admirations et sa volonté de ne renoncer à rien qu’il trouve un cap qui n’appartient qu’à lui. Aoyama ose même interrompre franchement son motif principal pour une ultime rencontre entre le chauffeur de plus en plus paumé (Koji Yakusho, souvent vu chez Kiyoshi Kurosawa, acteur magique car éternellement absent) et son ancienne femme, plus éplorée que réellement vindicative.
Avec cette seule séquence magistrale, il échappe au statut piège de « cinéaste-rock » qui lui pend au nez pour renouer avec la tradition de l’intimité conjugale des plus grands cinéastes japonais. Parce qu’il trouve toujours la durée juste et le raccourci narratif salvateur, dans le rythme global de ce long film jamais languissant comme dans le tempo de chacun de ses segments. Cette capacité à faire cohabiter dans un même mouvement le trip d’essence musicale (Sonic Youth et Jim O’Rourke sont cités, pour ceux que ça intéresse) et la peinture de sentiments et de sensations à peine dicibles impressionne d’autant plus qu’elle s’incarne dans une forme à la splendeur presque trop voyante. Aoyama ne se refuse rien et n’économise pas ses effets. Mais cette propension à la brillance se justifie par un lyrisme très particulier, puisque sans cesse contrarié par une absence de manipulation fictionnelle (l’identité de l’auteur des meurtres est cousue de fil blanc) et un déplacement constant vers la comédie de situation, le film fantastique ou le canevas de polar. D’où ce sentiment étrange d’assister à un film aussi concret que flottant, aussi antonionien que foutraque, qui évite la pompe allégorique qui le guette en la perturbant par son mauvais esprit, son côté mal élevé.
Quand l’adolescente finit par communier avec la mer puis la nature toute entière, l’envolée attendue est d’autant plus irrésistible qu’elle a été longtemps retenue au profit d’une vaste perturbation. Il a fallu qu’Eurêka courre à sa perte pour parvenir à ses fins, qu’il fasse beaucoup de détours pour gagner le port. Voilà une belle économie de cinéma…
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