Eugène Green enchante avec Le monde vivant, l’autre film de chevalerie de la semaine. Rencontre avec un homme aussi malicieux, érudit, modeste et original que ses films, un savant joueur qui croit à la puissance de la parole.
Eugène Green n’est pas comme tout le monde. D’abord, il parle un français sophistiqué, avec un très léger accent d’une ancienne colonie britannique indépendante depuis le 4 juillet 1776 (« un accent barbare », dirait-il), et s’est forgé un vocabulaire à son seul usage, qui se caractérise par un acharnement à éviter de prononcer le moindre anglicisme, en utilisant les mots français les plus désuets. Par exemple, Eugène Green ne dit pas un mail, mais « la malle poste électronique ». C’est toujours juste, car littéral, donc poétique quoique plus long. Comme Cocteau ou Bresson, il aime bien dire le « cinématographe ».
Ensuite, ce metteur en scène né en 1947 et installé en France depuis plusieurs décennies (et naturalisé Français), qui dirigea pendant des années une troupe de théâtre baroque (La Sapience) et continue à enregistrer des sermons de Bossuet pour les éditions Alpha, dont il dirige une collection, ressemble un peu à l’idée qu’on se fait de Molière : tignasse volumineuse, moustache, sourire malicieux, œil qui frise. On ne serait pas étonné d’apprendre que ce féru de philosophie, de théologie, de mythologie grecque et de littérature discute tous les matins avec des fées ou saint Thomas d’Aquin, peut-être dans le café de la place Saint-Sulpice où il a l’habitude d’écrire… Enfin, quand il vous dit que les ogres existent et qu’il a parlé avec des fantômes, il ne plaisante pas. Pour lui, le monde est double et indissoluble : matériel et spirituel. Le Monde vivant est son deuxième long métrage, après Toutes les Nuits, adaptation « libre » de L’Education sentimentale de Flaubert.
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ENTRETIEN > Quelles sont les sources d’inspiration du Monde vivant ?
Peut-être que je pensais un peu à Chrétien de Troyes, dont j’avais relu Yvain ou le Chevalier au lion six mois avant d’écrire Le Monde vivant, et c’est de là que vient le chevalier au lion. Autrement, je me suis laissé porter. Cette histoire a jailli comme ça. C’est peut-être le seul avantage d’avoir commencé à faire du cinéma si tard dans la vie : toutes les influences ont eu le temps de trouver leur place. Du coup, je n’en suis pas conscient. Côté cinéma, ce qui m’a marqué, dans mon adolescence et ma jeunesse, c’est Bresson. Ozu aussi, mais j’en étais moins conscient.
Vous filmez beaucoup les pieds ou les mains…
C’est un principe bressonien, que j’utilise parce que j’en ai besoin et non pour imiter Bresson. En fragmentant les parties, on donne plus de force à l’être. Il y a vraiment des moments où c’est beaucoup plus puissant de ne montrer que les pieds plutôt que le personnage entier.
Pourquoi les acteurs sont-ils habillés comme aujourd’hui alors que le film se déroule au Moyen Age ?
(Sourire)… Ça ne se passe pas au Moyen Age ! Ça se passe aujourd’hui. Dès la première séquence, où l’on entend le père de Nicolas parler de téléphone et dire « Il nous appellera ». Or, le téléphone n’existait pas au Moyen Age. De même que l’ogre a un congélateur où il met les enfants qu’il a tués au frais. Je pense que le cinéma se passe toujours dans un présent. C’est pour ça que je ne ferai jamais un film historique au sens où je chercherais à reconstituer comme un présent une époque précise du passé. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est l’énergie réelle qu’on peut capter, et elle existe toujours dans un présent. C’est pour ça que j’ai mélangé des choses qui semblent venir de l’époque médiévale (des chevaliers, des combats, l’honneur, etc.) et, en même temps, les chevaliers sont en pantalon « en toile de Gênes à la mode de Nîmes », et l’ogre a des commodités modernes.
Vous pensez que les ogres existent ?
Oui, les ogres ont toujours existé et existent encore. Et je ne chercherais pas à donner un équivalent, à dire qu’un ogre c’est un pédophile. Les ogres ont toujours existé, de même qu’il peut y avoir des communications entre les hommes et les bêtes, comme dans un roman de Chrétien de Troyes.
Pourquoi les acteurs font-ils systématiquement les liaisons entre les mots ?
C’est une question de technique : ce qui m’intéresse, chez les personnages, c’est la vie intérieure, que je cherche à capter à l’image avec la caméra et le microphone. La parole est un moyen de libérer cette énergie intérieure. Et donc je ne voulais absolument pas que les acteurs cherchent à donner des effets psychologiques, parce que pour moi, au cinéma, les effets psychologiques sont toujours faux. Je demande donc aux acteurs de faire toutes les liaisons possibles, même celles qui ne se font jamais dans la langue parlée, pour que cette langue française devienne, tout en restant familière et essentielle, quelque chose d’étrange et de décalé qui les empêche de faire des expressions psychologiques. J’ai retravaillé avec les mêmes acteurs que sur Toutes les nuits, et ils sont tout à fait conscients de l’effet de ce procédé.
Les liaisons systématiques créent un effet comique. Quelle est l’importance de l’humour pour vous ?
Les liaisons ne sont pas là pour faire rire. Mais je comprends qu’au premier contact ça puisse prêter à sourire. Je pense qu’une fois qu’on l’a accepté, en général au bout de dix minutes, on ne les entend plus. Quant à l’humour, oui, il est conscient. L’humour est une façon de toucher à des choses profondes tout en gardant une certaine légèreté. Rabelais dit que « le rire est le propre de l’homme ». Je suis d’accord (sourire). Et l’autre chose qui est le propre de l’homme, c’est la parole. C’est donc logique de lier l’humour à la parole.
Les dialogues sont marqués par des changements soudains de registre les personnages parlent un langage très châtié, littéraire, solennel, et tout d’un coup ils peuvent dire : « C’est qui, ce mec ? »
Je trouve que l’idéal du dialogue cinématographique, ce sont des mots très simples, qui portent une charge très forte. Mais c’est vrai qu’il y a une certaine rigueur grammaticale dans la syntaxe et j’introduis exprès des expressions assez familières, comme : « Qui est-ce ce mec ? » ou « C’est super frais ! » qui est une francisation d’un anglo-latinisme assez courant en français. Mais c’est aussi parce que la langue est une pour moi. La langue est constituée de tous les niveaux, et donc on peut les mélanger harmonieusement. Même si ça crée un effet comique, je pense que ça apporte aussi un aspect assez profond. C’est un des thèmes implicites de tout ce que je fais : la quête de l’unité. L’homme occidental, depuis le XVIIIe siècle, a perdu son unité, et tous les personnages du Monde vivant sont en quête de leur unité, qui se trouve dans leur rapport à la parole.
Cette histoire n’existe que grâce à la parole.
Pour moi, le cinéma en général, c’est la parole faite image. Dans mes films, il y a beaucoup de dialogues mais, même dans des séquences sans aucune parole, le cinéma reste la parole faite image. Dans la tradition occidentale, la parole est le lieu par excellence du sacré. Mais par une évolution historique, depuis le XVIIIe siècle, on a cherché à occulter ou à supprimer la dimension spirituelle de la parole. Pour moi, le cinéma est une réponse à cette évolution historique. A la fin du XIXe siècle, l’homme occidental ne possédait plus la parole, il ne possédait plus que des mots, parce qu’on avait transformé la parole en mots, en signes finis pour représenter des éléments d’un monde conçu comme purement matériel et fini. Le cinéma était un moyen de redonner à la parole sa valeur sacrée, c’est-à-dire de transformer la parole en images. Dans le film, l’idée de la parole revient tout le temps, même de manière implicite : quand on voit l’acteur qui joue le lion, on pourrait croire que c’est un chien, mais comme on dit que c’est un lion, c’est un lion. Toute l’histoire du Monde vivant est fondée sur l’idée que les personnages croient à la valeur sacrée de la parole, qu’ils vivent leur destin d’une manière qui est liée à la parole.
La parole semble avoir tous les pouvoirs : elle peut changer un chien en lion, faire naître des enfants, ressusciter un homme, libérer les hommes (comme dans la psychanalyse), etc. La parole permettrait de tout faire, de tout créer ?
Oui. Ça part d’une tradition religieuse et philosophique très enracinée dans la civilisation occidentale. Déjà, chez Platon, le logos est le mot qu’on traduit par « verbe » dans L’Evangile selon saint Jean. Le logos, c’est la parole, le mot avec sa force créatrice, le mot comme lieu du sacré. Dans la tradition juive, Dieu a créé le monde à partir de la parole. Dans la tradition chrétienne, le Christ est la parole incarnée. Pour moi, la parole est le centre de tout, la source de la création et donc la parole peut produire des opérations qui paraissent miraculeuses dans une conception purement mécanique et matérialiste de l’univers, mais qui ne sont pas miraculeuses dans une tradition religieuse : ce sont des opérations naturelles puisque le monde naturel, vivant, n’est qu’une création de la parole.
Pour vous, le seul lieu aujourd’hui où la parole peut prendre toute sa force serait donc la religion ?
La religion est la source de cette tradition. Il y a encore des fidèles qui arrivent à retrouver la parole à travers la religion (qu’elle soit chrétienne, juive ou musulmane c’est par la parole de Dieu que Mahomet a été inspiré). Mais comme nous vivons dans une société de plus en plus désacralisée, pour moi le lieu où l’on peut retrouver cette force de la parole, c’est dans l’art, et en particulier dans le cinématographe. Le cinéma est un lieu du sacré, et a la fonction de la religion. La religion est censée être ce qui lie les membres d’une communauté entre eux, mais comme aujourd’hui il n’y a plus de religion unique dans une communauté comme la communauté française, c’est le cinéma et l’art en général qui peut servir de lien .
Les enfants occupent une place importante dans le film.
Il n’y a que deux enfants, parce que les autres sont dans le congélateur. Mais c’était très important pour moi. Les psychanalystes, dont je ne suis pas un grand ami, diraient que j’ai été bloqué quelque part, plutôt dans l’adolescence, mais le monde des enfants ne m’est pas devenu complètement étranger. Un spectateur m’a dit qu’au début il était très dérouté, jusqu’à ce qu’il regarde le film avec un regard d’enfant. Bien que ce ne soit pas un film pour enfants, je pense qu’il faut retrouver le regard d’un enfant qui n’a pas une conception adulte de la logique du monde, qui n’établit pas une distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas.
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