Mélodrame froid, réflexion désabusée sur la création, méditation élégiaque sur la perte de l’être aimé. Un film complexe et sombre.
On n’est pas sourd, on entend le murmure diffus qui précède ce nouvel et superbe opus de mister Movida : “redite… encore lui… abonné cannois…, etc.” Le temps s’accélère tellement, le zapping et le “tout écrans” produisent de tels effets de surcharge de l’offre et de dispersion du désir que l’on semble ne plus accepter qu’un cinéaste dure au-delà de quelques films. Il est vrai que chez Pedro Almodóvar le temps n’est plus (a priori) à l’invention radicale, au jaillissement surprenant, à la novation par rapport à lui-même, mais à la maturation d’un univers, au perfectionnement d’un style, aux variations dans le cadre d’un système esthétique et thématique déjà identifié, ce qui peut donner des fruits de cinéma tout aussi juteux. Et quand on a vu un film comme Etreintes brisées, on applaudit des “abonnés cannois” de ce niveau, on redemande des “redites” de ce calibre.
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Comme souvent, Almodóvar est tellement gourmand, profus, feuilletonesque dans sa proposition fictionnelle qu’il est difficile, voire dommage de la résumer. On peut en distiller quelques éléments épars : au centre de ce film, un cinéaste devenu aveugle qui, du coup, a changé de métier (il écrit désormais des polars et des scénarios) et changé d’identité (Mateo Blanco a pris le nom hollywoodiennement évocateur de Harry Caine). Autour de Mateo-Harry, une jeune femme splendide, Lena (mariée à un homme très riche et trop vieux), dont Mateo s’éprend éperdument, ainsi qu’une agent-attachée de presse-nounou amoureuse de lui. Ce trio amoureux et son satellite (auxquels il faut adjoindre un fils révolté et un fils sans père) se déploient et se déchirent autour d’un film dans le film (réalisé par Mateo, joué par Lena, produit par le riche mari), sur deux époques distinctes (aujourd’hui et il y a quinze ans).
Récits principaux et secondaires, interactions amoureuses, filiations exacerbées ou secrètes, époques et temporalités s’emboîtent et coulissent entre eux avec une étincelante virtuosité. Almodóvar met en scène ce dense tricot romanesque en affûtant tous les outils à sa disposition de cinéaste : décors, couleurs, lumières, coiffures, musiques, tout est porté à un degré maximal de soin perfectionniste, qui fait d’Almodóvar le plus classiquement hollywoodien des cinéastes européens.
Au-delà de cette coutumière excellence cosmétique, certes admirable mais finalement à la portée de n’importe quelle équipe technique un peu chevronnée, le cinéaste manchego invente surtout des moments de cinéma qui impriment durablement. On pense à la scène où Lena rompt avec son mari en doublant un film qui passe sur la télé au son éteint, ou au moment où Lena est au lit avec un homme caché par les draps et dont on ignore l’identité (prélude à une scène d’une incroyable audace, où le mépris joue avec la mort), ou encore à un dernier baiser amoureux sur un écran de cinéma qui s’effondre…
Tous ces éclats éblouissants illuminent un film dédié autant à l’amour fou qu’à l’amour du cinéma. Car si Etreintes brisées cite concrètement le Voyage en Italie de Rossellini (référence inhabituelle chez Almodóvar), le film est constamment infusé des arômes vénéneux de grands classiques du mélo noir (Minnelli ou Hitchcock hantent ce film) comme du parfum volontaire ou inconscient du propre corpus almodóvarien.
Curieusement, il manque quelque chose pour qu’on soit autant chaviré qu’on devrait l’être. D’où vient ce mystère d’un film dont chaque ingrédient est sublime (à commencer par Penélope, penélopissime) mais dont la somme ne parvient pas à prendre complètement ? Pourquoi pleure-t-on à la fin de La Fièvre dans le sang, des Parapluies de Cherbourg ou de Parle avec elle et pas ici ? Parce que le cinéaste ne nous a pas fait croire avec suffisamment de force à l’amour entre Lena et Mateo ? Difficile à dire… Malgré ce bémol, Etreintes brisées reste un spectacle de cinéma d’une richesse, d’une densité et d’une élégance peu courantes. Almodóvar persiste et signe, et il a bien raison.
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