L’homme-machine. Une expo et un livre sublimes consacrés à Etienne Jules Marey, inventeur du cinéma et de l’épuisement du temps. Savant fou droit sorti d’un roman de Villiers de L’Isle-Adam, Tournesol monomaniaque et cruel, Etienne Jules Marey (1830-1904) est aussi l’inventeur du cinéma. Ou mieux, celui qui, trois ans avant les frères Lumière, aura choisi […]
L’homme-machine. Une expo et un livre sublimes consacrés à Etienne Jules Marey, inventeur du cinéma et de l’épuisement du temps.
Savant fou droit sorti d’un roman de Villiers de L’Isle-Adam, Tournesol monomaniaque et cruel, Etienne Jules Marey (1830-1904) est aussi l’inventeur du cinéma. Ou mieux, celui qui, trois ans avant les frères Lumière, aura choisi d’épuiser le mouvement, de le décortiquer comme un crabe. Il préféra au septième art la chronophotographie, l’enregistrement du temps, son usure… Un temps traqué, révélé dans son accomplissement. Tout geste y est décomposé au point que sa science a fini par ne plus nager que dans une somptueuse fantasmagorie : imaginez des silhouettes à tête d’épingle animées par des croches, des dents, des roues batterie d’appareillages désirants qu’un Cronenberg lui-même n’envisagerait pas dans le faux-semblant de ses cauchemars.
L’exposition, comme l’ouvrage que lui consacre Laurent Mannoni, est tout simplement sublime. Chacune des pièces porte la menace d’une boîte de Pandore. Elles se visitent dans un état de rêverie profond, journée entière à contempler des ailes d’insectes dessinant des doubles ellipses, des corps d’hommes-chats suspendus dans l’intervalle de deux chutes. Voici tout le burlesque de nos corps sous le coup d’une révélation schématique : on ne voit plus que tiges, ressorts élastiques, comique névralgique… Cette danse de l’homme en slip blanc prend à la lettre le Balzac de la Théorie de la démarche : « Je parle pour les gens habitués à trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe. »
Marey parlait peu, écrivait beaucoup et photographiait intensément, habité par l’impérieuse monomanie d’enregistrer tout ce qui bouge, d’en ralentir la vitesse, de retarder le temps. Comprendre comment ça marche un homme, un cheval, comment se disperse une volute de fumée rectiligne ou une bulle de savon. Strip-show déboîté, on y voit l’homme nu comme une mariée de Duchamp, en impitoyable machine célibataire propre à écraser du temps. Cet homme-squelette, ce Frère Jacques vêtu d’un seul collant noir et de plaques de métal est, un siècle avant Kraftwerk (mais un siècle et demi après La Mettrie), la réalisation de l’homme-machine.
On a rarement vu images aussi vertigineuses, futuristes.
Philippe Azoury
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