VOYAGE ARTISTIQUE > D’Element of Crime (1984) à Dogville, de l’épate visuelle à l’épure scénographique, du décorum virtuose à l’os de l’expérience humaine, Lars von Trier a opéré des virages en épingle à cheveux. Un parcours esthétique et philosophique étonnant.Quand on balaie du regard la filmographie de Lars von Trier, le cinéaste danois donne le […]
VOYAGE ARTISTIQUE > D’Element of Crime (1984) à Dogville, de l’épate visuelle à l’épure scénographique, du décorum virtuose à l’os de l’expérience humaine, Lars von Trier a opéré des virages en épingle à cheveux. Un parcours esthétique et philosophique étonnant.Quand on balaie du regard la filmographie de Lars von Trier, le cinéaste danois donne le sentiment d’avoir opéré des revirements sur tous les plans (vision du monde, du cinéma, des personnages féminins, du rôle de la mise en scène, du statut de l’artiste, du rapport cinéaste spectateur), comme s’il était passé sans transition d’une sous-culture visuelle et branchée à une forme d’ascèse cinématographique, comme s’il avait franchi d’un seul coup et sans crier gare les frontières esthétiques et philosophiques entre Première et Les Cahiers du cinéma, Starfix et Trafic, Luc Besson et Carl Dreyer, comme s’il avait troqué la lecture intensive des articles de Christophe Gans pour celle tout aussi entière de Jean Douchet, comme s’il avait abjuré le catholicisme romain pour se convertir au protestantisme pur et dur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On repère trois mouvements dans ce singulier voyage artistique. Première phase, les films en E : Element of Crime, Epidemic et Europa. Des films où toute l’énergie de LVT est consacrée à la facture visuelle, au travail sur l’image et le son, au choc sensoriel : plans tarabiscotés, filtres divers, éclairages peaufinés, recherche d’une griffe plastique, personnages peu fouillés et réduits à des silhouettes, histoires très confuses et signification globale assez absconse. En jeune post-ado avide de se faire remarquer, LVT magnifie les sens et délaisse le sens. Et ça marche ; on le remarque. A cette époque, von Trier s’apparente à la génération eighties des virtuoses du visuel, les Beinex, Besson puis, plus tard, Caro-Jeunet, tous cadors de la technique et de l’esbroufe, aux films impressionnants en surface mais sonnant creux. Von Trier apparaît quand même comme le plus doué et le plus mystérieux de cette génération d’imagiers. Deuxième phase, l’affaire du Dogme (sorte de manifeste de « chasteté cinématographique » où plus aucun artifice du cinéma ne doit entacher l’inventivité et la vérité), plus ou moins annoncée par Breaking the Waves, filmé caméra à l’épaule. On ne saurait toujours pas déterminer aujourd’hui quelle était la part d’authentique profession de foi, de blague fumeuse et de coup marketing dans ce manifeste. Toujours est-il que, avec Les Idiots, film Dogme 2, mais aussi avec le feuilleton The Kingdom, von Trier tourne le dos à son approche précédente. Fini la munificence plastique, les visuels chiadés, la prétention allégorique et les humains noyés dans le décorum.
Ses films se caractérisent désormais par des prises de vues caméra à l’épaule, des moyens techniques légers, des histoires lisibles et prenantes, des personnages de chair et de sang et une quête émotionnelle. Dans cette priorité accordée à l’épaisseur humaine, on notera l’importance primordiale des héroïnes, alors que les personnages féminins étaient jusqu’alors négligeables.
Il est plus difficile de situer exactement le début de la troisième phase. Certains choisiront Dogville. Pour ma part, je pense qu’elle commence dès Dancer in the Dark. Il suffit de le comparer aux autres films Dogme pour constater que Lars von Trier a très vite dépassé les enjeux de son manifeste janséniste. Là où les suiveurs se contentent souvent d’utiliser le Dogme comme passeport pour la paresse, faisant des petits films entre amis sympathiques mais mal fagotés, von Trier cherche à rénover sa pratique, s’interroge sur le renouvellement du cinéma, prend des risques, tente de refonder le mélodrame, le musical et autres genres canoniques… Ainsi, même quand on ne goûte guère les manipulations sentimentales grossières de Dancer in the Dark, difficile de ne pas admettre qu’il se passe toujours quelque chose avec Lars von Trier et qu’avoir songé à engager Björk était un coup de génie. Avec le brechtien Dogville, von Trier continue d’être fidèle à l’esprit du Dogme et d’en pulvériser la lettre. Car si ce nouveau film persiste dans des options de mise en scène qui sont l’antithèse de la période E (prééminence du récit, de l’écriture, du sens, des personnages et de l’épaisseur émotionnelle, dégraissage de toute la cellulite visuelle ou décorative), il est également à mille lieux des bricolages fauchés et amateuristes souvent associés au Dogme. Dogville a beau être épuré, il n’en reste pas moins un objet très travaillé, très pensé, très élaboré et très stylisé le dépouillement et les règles théâtrales étant aussi une forme de stylisation. Simplement, le style chez le Danois est devenu un moyen, non une fin. En vingt ans et à peine une dizaine de films, Lars von Trier a délaissé l’accessoire (imposer sa « différence », son petit ego d’artiste nouveau venu, sa fiche signalétique) pour se consacrer à l’essentiel : faire résonner par les moyens les plus simples la complexité et la profondeur de l’expérience humaine, partir de l’artifice pour atteindre une vérité.
{"type":"Banniere-Basse"}