Alors que sonnent les trois coups d’une grande rétrospective à Beaubourg, état des lieux du cinéma turc. Fenêtre ouverte sur un pays mal connu qui a su essaimer quelques splendeurs poétiques, il tente aujourd’hui de survivre, pris en étau entre marasme économique et vicissitudes idéologiques, entre omniprésence américaine et émergence islamiste.
Un an après la grande manifestation consacrée au cinéma de Grèce, le Centre Georges Pompidou projette pendant six mois cent dix films de son ennemi héréditaire, la Turquie. Entre les deux, une rétrospective en forme de zone de sécurité, un territoire neutre pour apaiser les esprits : le cinéma suisse. On ne pourra s’empêcher de noter dans cette programmation un penchant pour la provocation douce. Que l’on voie dans cette étrange coïncidence une tentation cuménique, politiquement correcte toutes les nations égales dans la grande République fraternelle des Arts , une tentative d’élargir le champ cinéphilique à la géopolitique, ou bien que l’on y dénote une propension à l’ironie, une tendance à froisser les susceptibilités nationales, on s’accordera sur l’importance et l’audace de la manifestation.
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De la Turquie qui frappe à la porte de l’Europe, et que l’on fait semblant de ne pas entendre, il n’y a en effet pas que le cinéma que l’on ignore généralement. Mais également la littérature, la musique, la configuration politique… Passé la Mosquée bleue, la beauté du Bosphore et quelques bazars attrape-gogos, il n’y a plus pour le monde occidental qu’une population inconnue cachée derrière une armée de moustaches. A la fois européenne et asiatique, moderne et féodale, laïque mais connaissant des poussées d’islamisme, démocratique et sérieusement répressive si les communistes ne vont plus en prison, les Kurdes ont pris leur place , la Turquie, trop complexe pour ne pas nous apparaître bordélique, a tous les torts pour elle. Il est dès lors plus simple de se satisfaire de quelques tristes fantasmes alimentés par de mauvaises productions (Midnight express, les séries TV allemandes…), par quelques bonnes (Fassbinder et ses immigrés malheureux), et de laisser les Américains s’occuper du sort de ce pays plutôt que de s’y intéresser par le biais, par exemple, de son cinéma. Avec un minimum de paranoïa, on pourrait voir dans cette méconnaissance une vaste conspiration politico-médiatique visant à faire disparaître de la mémoire du monde une nation par trop hétérogène pour être comprise sous les catégories en usage. Mais s’agit-il vraiment de paranoïa ? Et si l’on rejette l’option paranoïaque, il ne nous restera plus qu’à constater un strict et navrant mépris.
En 1989, alors que le gouvernement turc préparait enfin un projet de loi (assez proche de la législation française) pour protéger son cinéma, prévoyant d’instaurer des quotas de films turcs, de taxer les films étrangers pour financer les productions nationales et d’imposer la version originale sous-titrée aux films étrangers (belle loi cinéphilique !), le gouvernement américain s’est empressé de signifier aux aimables législateurs que cette réglementation ne pouvait pas passer sous peine de représailles. Bush enfonça le clou en rappelant, lors d’une visite officielle du président turc, que la quasi-totalité des salles turques appartenaient aux majors américaines et que celles-ci entendaient continuer à faire ce qu’elles voulaient « chez elles ». La loi n’est jamais passée et la Turquie ne produit plus que vingt films par an, dont la moitié seulement sort en salles. Et que celui qui arrive à voir en ce moment à Istanbul autre chose que Braveheart et consorts soit mis au frais, il pourra resservir.
La Turquie, membre de l’Otan et non malheureusement pour elle de la Communauté européenne, n’a eu évidemment aucun moyen pour résister aux marques d’affection de son très protecteur et envahissant parrain. Les intérêts militaro-économiques des USA, très visibles dans leur brutalité, ne sont pourtant pas les plus retors des facteurs de méconnaissance de la culture turque. Yilmaz Güney, taré notoire et néanmoins grand cinéaste célébré, ou Hazim Hikmet, poète décédé en 1963, que l’on a beaucoup lu à une époque, furent dans leurs domaines respectifs les arbres qui ont caché la forêt. Ces auteurs furent stratégiquement mis en avant, exhibés pour la raison, fort recevable, qu’ils étaient communistes et qu’ils avaient passé une bonne partie de leur vie dans les geôles turques, devenant les faire-valoir d’une bonne conscience occidentale serait-ce, comme dans le cas de Güney, au prix du mensonge.
En 1982, alors qu’un an auparavant la Turquie subissait son troisième coup d’Etat militaire en vingt ans et que la répression antigauchiste s’intensifiait, le Festival de Cannes primait Yol, d’autant moins le chef-d’ uvre de Güney ce serait plutôt L’Espoir (1970) qu’il ne l’a pas réalisé. A ce moment-là, Güney était prisonnier de droit commun pour avoir dézingué un soir de 1974 un juge réactionnaire qui, invoquant les discours communautaires de Güney, l’avait prié de lui prêter sa femme ; propos que le maniaque de la gâchette qu’était le cinéaste ne lui laissa pas le temps de regretter. Personnage courageux et mégalo, devenu superstar en interprétant des centaines de rôles de paysans castagneurs au grand c’ur puis en réalisant des films de plus en plus ambitieux et engagés, Güney, moderne dans ses revendications et archaïque dans ses modes d’action, fait penser à ces personnages que l’on croise dans les aventures de Corto Maltese. De ce meurtre, personne à Cannes n’a soufflé mot, trop fier qu’on était d’exhiber son prisonnier politique. Güney n’a pas purgé les cent ans de peine auxquels il était condamné. En 1981, il s’enfuit de la cage dorée où il recevait amis et collaborateurs, dirigeait ses affaires et supervisait les films qu’il réalisait en sous-traitance, pour concourir au Festival avec ce fameux Yol qu’il n’avait qu’écrit et monté, réalisé en fait par Serif Gören. Dans la foulée, il tourne Le Mur, mais sa tête de Turc est passée de mode et le film fait un bide. Güney meurt d’un cancer un an plus tard, à Paris.
Pour pallier ces désinformations en série outre Hikmet et le grand Yashar Kemal, il n’y a que deux ou trois écrivains turcs traduits en français ou pour oublier que la dernière pellicule turque sortie ici, Mercedes mon amour (1992) de Touç Okan était une fausse critique de la société de consommation et un vrai film vulgaire, une seule chose à faire : fréquenter le plus possible cette cinématographie, tant il est vrai qu’elle ne manque pas de bons cinéastes. On oublie, à force de voir des films faits à Paris ou en Amérique, que le cinéma est aussi un instrument de connaissance. De même qu’on commence à mieux appréhender le Mexique grâce à Ripstein, qu’on continue à ne rien comprendre à l’histoire de Taiwan avec Hou Hsia Hsien et qu’on se demande si on en sait plus ou moins sur l’Iran depuis que Kiarostami a débarqué, il faudra profiter du passage des films de Metin Erksan, Omer Kavur, Lüfti Akad et bien sûr Yilmaz Güney, pour savoir ou pour douter sur les états, présents et passés, de la Turquie.
Le cinéma turc a commencé avec un temps de retard et sans grand entrain en 1917, avec un document sur la destruction d’un monument public l’ultime sultan de l’Empire ottoman étant assez peu réceptif aux attraits de cet art nouveau. Mustafa Kemal, alias Atatürk, prenant le pouvoir et créant la république en 1923, va renverser la vapeur. Porté par son modernisme idéaliste et par les litres de raki pur qu’il s’envoyait quotidiennement (une des justifications les plus imparables de l’alcoolisme est celle des Turcs qui prétendent boire par « esprit kémaliste »), Kemal ira même jusqu’à déclarer que « le cinéma supprimera les différences de vue et d’opinion entre les hommes et apportera la plus grande contribution à la réalisation de l’idéal de l’humanité ». En fait, s’il se crée bien quelques maisons de production fabriquant d’adorables comédies féministes, il faut attendre la fin de la guerre pour que les affaires filmiques s’emballent et que, profitant de l’aspiration, des auteurs apparaissent. Mais en 46, les successeurs de Kemal, plus que jamais flippés par les Soviétiques à juste titre, les Russes n’ayant jamais cessé d’espérer une ouverture sur la Méditerranée , se lancent dans un pro-américanisme forcené qui va de pair avec une censure et une répression anticommuniste plutôt virulente. Ce qui n’empêche pas la période 1950-1975 d’être l’âge d’or du cinéma turc : une époque délirante où l’on voit des équipes tourner plusieurs films en même temps, des scénaristes écrire un scénario par semaine, des stars faire un film par mois. En 1972, il y a 3 500 salles en Turquie, où l’on produit 300 films. Des chiffres qui ne doivent pas tromper sur la nature de l’essentiel de la production (mélos, pornos et kung-fu), mais qui comptent aussi beaucoup de films d’auteurs qui ont pu passer entre les mailles de la censure, tel Lüfti Akad ou Metin Erksan.
Vigoureux et hybrides, rapides et légèrement fêlés, les films d’Erksan semblent être un mélange improbable de Ferreri et de Dovjenko. L’influence VGIK (l’école de cinéma soviétique) y est aussi évidente que surprenante, puisque les films soviétiques ou d’Europe de l’Est étaient rigoureusement bannis des écrans turcs et que la cinémathèque qui se risquait à en passer fut déclarée subversive et fermée après le coup d’Etat de 80. Qualifié de « cinéaste de l’amour fou » par la critique turque, Erksan n’en a pas la même conception que, disons, un Louis Malle. Que ce soit dans Un Eté sans eau (Ours d’or à Berlin en 1964) ou Le Puits (1968), tous deux superbes, on est en plein règne pulsionnel. Dans le son, une cythare énervée qui n’arrive pas à couvrir tous les dialogues (émergent parfois des répliques inoubliables telles que « Si tu continues comme ça, tu finiras en pute dans une orgie » ). A l’image, des dragues à coups de carabine, des courses dans les champs de maïs et moult crêpages de chignon et tirages de cheveux. Le Puits fait l’effet d’un conte populaire, avec une sorte de garde-chasse érotomane dans le rôle de l’ogre, une beauté villageoise enturbannée dans celui de la princesse bafouée et un condamné à mort évadé improvisant un prince salvateur. Passant des grandes forêts aux hauts plateaux désertiques, montrant vêtements européens et costumes orientaux, fonctionnant par à-coups et accélérations brutales, Le Puits est un film barbare qui semble courir sur une ligne de partage des mondes. Nettement moins poétique et inspiré que son cadet Erksan : Akad. Vétéran du cinéma progressiste, il est l’auteur d’une trilogie célèbre, un panorama social de son pays dont La Bru (1973) est le premier volet. Mélo convenu qui épingle surtout les tentations islamistes, jugées franchement obscurantistes, le film est assez déplaisant à force de lourdeur démonstrative. Sur le registre anti-islamiste, on lui préférera Rose et Adam (1995), court métrage du jeune Baris Pirhasan, beaucoup plus rusé et pervers, montrant à quel point une attitude religieuse peut être un leurre destiné à cacher des objectifs moins avouables.
De fait, l’intégrisme islamiste qui hante de plus en plus le cinéma turc, comme sujet ou comme discours (on passe également à Beaubourg quelques films islamistes), est au c’ur de l’actualité turque. Fer de lance de la laïcité et de l’occidentalisation au Proche-Orient, la Turquie a pourtant vu le parti islamiste remporter les élections législatives de décembre dernier avec 22 % des voix. Si le pouvoir lui échappe par le fait d’une coalition de centre droit, le maire d’Istanbul n’en est pas moins islamiste. Parfaitement incomparable à l’Algérie, la situation très complexe ne permet pas de savoir si ce parti saurait assurer une alternance républicaine. Mais même les plus farouches défenseurs de la laïcité admettent avec regret que les communes islamistes sont mieux gérées et moins corrompues que les autres et que parmi les quinze chaînes hertziennes, on regarde plus volontiers les deux télés islamistes les seules où l’on peut voir des films de Renoir ou de Tarkovski, et en version originale. Comment ces chaînes censées diffuser le message du Coran peuvent-elles s’accommoder du mysticisme chrétien du Russe ? Ali Sirmen, éditorialiste pince-sans-rire et néanmoins fendard, œil rond et pipe au bec, répond en citant Shakespeare : « On ne peut en même temps aimer et comprendre les femmes, c’est impossible » si les islamistes aiment Tarkovski, c’est qu’ils n’y comprennent rien.
Un humour unanimement partagé par les jeunes cinéastes turcs (les jeunes Turcs de là-bas ont 50 ans), dont ils se servent comme rempart face au marasme ambiant. Comme le dit Basar Sabuncu, cinéaste venu du théâtre, « il ne semble pas y avoir d’issue au tunnel ». Le cinéma turc se meurt pour des raisons lassantes à force d’être banales : la désaffection des salles, puis leur fermeture (actuellement, il n’y a plus que 300 salles, occupées à 90 % par les films américains). Et malgré les récentes subventions d’Etat et les aides du fonds Eurimages, les cinéastes exigeants ont beaucoup de difficultés à tourner plus d’un film par décennie. Pourtant, l’énorme marché potentiel que constituent les populations turcophones disséminées à travers l’Asie du Caucase à l’ouest de la Chine en passant par le nord de l’Iran, le Turkménistan, la Tartarie représente des millions de clients demandeurs de programmes que le satellite pourrait leur transmettre. Mais des clients insolvables. Aussi la Turquie fait-elle l’effet d’une amante capricieuse, qui s’acharne à séduire un Ouest qui ne veut pas d’elle et qui dénigre un Est qui l’attend. Englué dans les problèmes d’argent, souffrant de l’inflation galopante (110 % par an), le cinéma turc connaît les mêmes difficultés que le journal d’Ali Sirmen qui, dit-il, n’a d’abonnés que grâce à l’attrait exercé par les cadeaux offerts encyclopédies ou lots de casseroles. Mais il y a fort à craindre qu’un Kavür ou un Atif Yilmaz n’aient rien d’autre à offrir que leur talent ; ce à quoi Ali, qui a toujours le dernier mot, réplique qu’il ne désespère pas de parvenir, d’ici l’an 2000, à proposer, comme offre promotionnelle pour son journal, quelque chose d’unique : des informations.
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