Une chasse à l’homme du point de vue de la proie, un soldat taliban interprété de façon stupéfiante par Vincent Gallo. Grand Film.
C’est un début de film américain banal. Une étendue désertique, balayée à perte de vue depuis un hélicoptère. Une voix, off, indique alors un positionnement, et semble s’adresser par message radio à trois silhouettes au sol.
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L’hélicoptère n’est donc pas seulement l’instrument permettant ce plan ; il appartient aussi à la fiction et nous donne le premier point de vue, celui de soldats américains survolant le territoire afghan.
Première saute : nous voici désormais en bas, avec les trois marcheurs. L’un d’eux explore le sol avec un appareil magnétique. Soudain, en insert rapide, un homme de dos se précipite, armé d’un canon, dans la fente d’une roche.
Les trois Occidentaux ne l’ont pas vu, s’en rapprochent avec insouciance. Nouvelle saute du point de vue : désormais c’est de l’intérieur de la grotte, à travers une étroite brèche, que nous suivons l’action, que nous entendons ces Américains bavarder, et que bientôt, chevillés à la place du guerrier dissimulé, nous verrons leurs membres voler dans les airs, pulvérisés d’un coup de canon.
Dès lors, durant sa capture, dans le camp où on l’enferme puis le torture, à nouveau dans sa fuite, nous resterons attachés au point de vue de ce guerrier taliban. Mais de façon retorse, Jerzy Skolimowski nous installe, classiquement, dans un hélico américain, pour mieux nous dire que le film consiste à s’en dégager.
En quelques plans liminaires, il nous fait cheminer jusqu’à cette place inconfortable : celle du grand Autre, celui que l’Occident stigmatise et craint. La question du point de vue fait le film.
Son enjeu est de solliciter les affects classiques du cinéma américain (suspense, angoisse, identification massive) mais en les retournant. C’est donc pour un guerrier taliban que nous tremblons, et dont nous ne cessons d’espérer la fuite.
La fiction ne cherche même pas à le rendre aimable : il peut abattre de sang-froid un automobiliste ou découper à la tronçonneuse un bûcheron. Enfin, un coup de casting : le taliban est interprété non pas par un acteur afghan mais par un acteur qui problématise encore ce jeu avec l’identification. Ce taliban, c’est un acteur américain, Vincent Gallo.
Le choix est audacieux, renforce encore la perturbante ambiguïté du film. Entre la bête et l’ange, œil effaré et corps affûté, Gallo est génial dans ce rôle de fuyard luttant pour sa survie. Plus que jamais, son physique évoque Jésus, et cette vieille ressemblance christique complique encore ce qu’accomplit le film.
Skolimowski projette un musulman fondamentaliste dans une iconologie strictement chrétienne. Sur ce chemin de croix, on croise un berceau de paille, une vierge à l’enfant, une bonne samaritaine qui allège sa souffrance, un tronc qui tombe comme une croix.
En télescopant deux martyrologies religieuses (l’islamiste prêt à mourir, le chrétien prêt à souffrir), Skolimowski brouille encore les repères. On ne sait pas trop où on est, une vedette américaine joue un taliban, mais un taliban qui revit la Passion du Christ. C’est que le film ne vise qu’une chose : amenuiser la distance entre soi et l’Autre.
Ce que déplace Essential Killing ne tient pas seulement à l’idéologie. C’est aussi une affaire de cinéma. Avec une maestria époustouflante, Skolimowski emprunte au cinéma américain spectaculaire son vocabulaire le plus commun. Il choisit la figure la plus emblématique du cinéma d’action, la poursuite, mais il la dilate, l’anamorphose, en fait le corps entier du film.
Et ce faisant, le film accouche de son contraire. Skolimowski parvient au même effet que Gus Van Sant dans Gerry – l’abstraction, la stase narrative – mais par des moyens absolument opposés. L’accélération frénétique plutôt que le ralenti et le vide, mais pour un résultat finalement identique.
Cette appropriation d’un genre (le survival), d’un code (l’image-action), pour leur faire accoucher de leur contraire, à savoir une pure image-temps, spirituelle et poétique, c’est sûrement le plus essentiel des meurtres qu’accomplit dans un éblouissement Essential Killing.
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