Ambitieux et cinéphile, un film d’espionnage qui vire à l’intime. Le critique et journaliste Nicolas Saada accomplit avec grâce sa traversée du miroir.
Critique et journaliste de longue date, Nicolas Saada réussit haut la main sa tardive traversée du miroir. Espion(s) est un superbe film de genre, élégant et mélancolique, un fantasme accompli de cinéphile, qui ressemble aux objets qu’il avait admirés en tant que spectateur. Mais au-delà de l’exercice de style, c’est aussi un autoportrait en creux du réalisateur, où l’on lit entre les images la longue imprégnation théorique de sa quinzaine d’années passée à la rédaction des Cahiers du cinéma, ainsi que son apprentissage pratique à Radio Nova, où il présentait une émission dédiée aux musiques de films opérant comme autant de moyens métrages sonores. On reconnaît aussi dans Espion(s) le rapport de Saada à l’émotion, à la séduction, aux femmes, à ce qui le fait vibrer au cinéma et dans la vie. Ce mélange harmonieux entre un genre codifié et un intertexte ultrapersonnel fait tout le prix de ce film envoûtant fonctionnant sur un principe de basse tension à longue mèche.
Bagagiste à Roissy, Vincent a pris l’habitude de chaparder quelques bribes du butin douanier mais tombe un jour sur une valise, qu’il n’aurait jamais dû ouvrir, contenant des produits explosifs. Il se retrouve mêlé contre son gré à une affaire internationale et accepte un marché avec la DST : on passe l’éponge sur ses larcins s’il accepte de partir à Londres pour espionner les milieux gravitant autour de cette valise. Il doit notamment se rapprocher d’un homme d’affaires en tentant de séduire Claire, son épouse française. Bien entendu, la manipulation sentimentale fera naître de réels sentiments.
Ce motif de la confusion entre mission strictement professionnelle et véritables affects est un vieux thème de fiction dont l’un des plus brillants exemples se retrouve chez Alfred Hitchcock, l’un des cinéastes fétiches de Saada : il y a ici une bonne louche de Notorious (Les Enchaînés), nappé d’une pincée de Vertigo et de La Mort aux trousses, revus par Lumet et Pakula, tandis que le titre, Espion(s), fait songer à Fritz Lang, voire à Godard.
Dès lors, Espion(s) glisse du plan géopolitique au plan intime, et le film se tend d’un triple suspense : la réussite de la mission d’espionnage, l’évolution de la relation amoureuse, et l’interaction entre les deux. Ce mille-feuille fonctionne d’autant mieux que les ruses de l’espionnage et de la séduction se répondent en miroir. Si ce scénario peut sembler déjà vu, il est brillamment habité par un style affirmé et sans fausse note. Nicolas Saada, fidèle à ses goûts de spectateur, a écarté le clinquant, les effets faciles, les gadgets technologiques, un certain spectaculaire contemporain, pour privilégier l’installation d’un climat, l’immersion dans une atmosphère dangereuse et paranoïaque, un montage et des plans qui respirent, orchestrant un profond travail de mise en scène qui permet de transcender le matériau scénaristique.
Quand il filme une bagarre, Saada opte pour un réalisme suffocant plutôt qu’une imitation de chorégraphie à la John Woo. Et bien que lorgnant en direction du grand cinéma américain du passé, Espion(s) n’en demeure pas moins finement contemporain, avec son allusion au terrorisme globalisé ou avec son personnage d’agent secret britannique féminin et d’origine indienne. Saada est aussi remarquablement épaulé par le superbe travail visuel de Stéphane Fontaine (entre bleu glacé nocturne et ocre brun crépusculaire), une musique somptueuse (ce qui n’étonne évidemment pas de sa part) et un casting au sommet : Géraldine Pailhas réussit un délicat mélange de dureté et de fragilité, Guillaume Canet trouve là son plus beau rôle, et tous les autres sont au diapason.
En étant à la fois classique et très personnel, en carburant à l’alcool fort du suspense et au grand cru vintage de la mémoire cinéphile, Espion(s) est ainsi susceptible de séduire aussi bien le pilier de cinémathèque que l’amateur de belles histoires élégamment mises en images. En notre ère YouTube, le geste ample du cinéma d’ambition produit encore de profonds et durables effets.