Cette fille est drôle et délirante. Mais il ne faut pas croire que son film …ros thérapie, excellente farce psychanalytique, est le produit de sa fantaisie. « Je ne raconte que le réel, mais c’est vrai, j’attire les gens à histoires », prévient Danièle Dubroux.
Entretien Jean-Marc Lalanne et Olivier Nicklaus
Danièle Dubroux est comme son dernier film, le délirant Eros thérapie : vraiment très drôle. Drôle comme une cinéaste qui tricote avec malice des comédies farfelues en détricotant les grands adages de la psychanalyse. Le Journal du séducteur, L’Examen de minuit et maintenant l’irrésistible Eros thérapie portent haut le genre de la farce psychanalytique délirante, sur un modèle façonné par Buñuel, et repris depuis par Ruiz, Bonitzer… Dubroux y apporte un truc à elle, un petit plus de générosité, d’amour des gens dans ce qu’ils ont de plus bizarre, singulier, saugrenu. Un personnage de Dubroux n’est jamais aussi attachant que lorsqu’il perd les pédales, et elle sait comme personne cerner ces petits points de folie intime qui dessinent la cartographie accidentée d’un sujet. Mais Danièle Dubroux est drôle aussi comme personne. Après s’être excusée d’arriver en retard parce qu’elle avait échappé de peu à une attaque à main armée, elle se livre à l’exercice de l’interview avec une fantaisie débridée, tandis que Pascal Richou, son scénariste, tient avec bonne grâce l’emploi du clown blanc.
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ENTRETIEN > Dans cette pelote d’intrigues que forme le récit touffu d’Eros thérapie, vous avez commencé par tirer quel fil ?
Danièle Dubroux Le personnage d’Isabelle Carré, la critique. Il faut toujours partir de quelque chose que l’on connaît très bien (Danièle Dubroux a été critique aux Cahiers du cinéma au tournant des années 70/80 ndlr). Tout ce qui est dans mes films a été vécu, soit par moi, soit par des proches. Je ne crois qu’à ça : témoigner du réel. Je tenais aussi à ce que ce personnage soit critique de cinéma, parce que rien ne m’amuse autant que le schéma du sujet-supposé-savoir qui se fait complètement avoir. Cette fille est hypercompétente pour débusquer tout ce qui déconne dans une mise en scène, elle en a fait sa vie, sa fierté, et elle se fait piéger par une mise en scène grossière, énorme. C’est mon sujet, ce qui me passionne : la défaillance du sujet-supposé-savoir. Souvent mes personnages sont des psys, des profs de philo, bref des gens qui ont le savoir et qui vont être les premiers à plonger. Je crois qu’on pèche toujours par là où l’on est censé être protégé. Moi-même, je suis incroyablement crédule, on peut m’embobiner très facilement.
Pascal Richou D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, l’histoire qui arrive dans le film à cette critique de cinéma est arrivée à Danièle. Un type lui avait donné rendez-vous dans un café en prétendant qu’il était rédacteur en chef du Soir de Bruxelles et qu’il voulait l’interviewer pour un grand papier. Il n’y avait personne dans le café, mais au bout d’un moment un type étrange se met à lui parler. Moi, j’étais caché quelque part dans le café, au cas où… (rires)
D. D. Oui ! Donc le type se met à me parler, à me poser des questions. Je parle, je parle, je ne vois toujours pas le type du Soir de Bruxelles, et au bout d’un moment le type me dit que c’est lui, mais qu’il n’a jamais été journaliste. Il se définissait comme un séducteur, et comme il avait vu Le Journal du séducteur, il avait fait cette tentative pour me séduire.
Et il y est arrivé ?
D. D. Ben, il était pas terrible physiquement… En même temps, j’aurais pu, ne serait-ce que par curiosité…
Dans vos films, il y a toujours un sentiment très fort de fiction et, du coup, c’est surprenant de découvrir que toutes les péripéties de vos scénarios vous sont réellement arrivées.
D. D. Oui, c’est le garde-fou du réel. Alors que souvent on pense que mes films sont fous. Mais non : ils sont d’un réalisme absolu ! Si j’inventais ces choses-là, on se dirait : « Mais qu’est-ce qu’elle va chercher ? » Et comme justement j’ai peur qu’on dise ça, je suis obligée de ne raconter que la vérité, avec caution de moi ou de mes proches. Je vérifie tout, avec enquête ! Il faut dire que j’attire les gens à histoires. Ils se jettent sur moi, ça n’arrête pas. Dans un restaurant, un type m’accoste : « Ma mère est morte hier dans d’atroces souffrances, et mon frère veut prendre tout l’héritage. Vous voulez bien venir avec moi lui faire la morale ? » Et moi : « Oui, oui, je vous suis. » Et hop, c’est parti ! Le pire, c’est que c’est vrai ! Ils doivent sentir que je suis d’une disponibilité absolue.
Donc, selon cette logique, comme Isabelle Carré dans Eros thérapie, vous avez vraiment cru avoir tué un mec ?
D. D. Oui, j’ai eu une histoire avec un type qui rabattait pour une maison close, un lieu de rendez-vous un peu chicos dans le XVIIe. J’avais une aventure avec une fille à l’époque et, sans doute par jalousie, il a vraiment essayé de me dresser. Carrément avec un fouet ! On s’est bagarré, et j’ai fini par lui envoyer un gros cendrier en verre à la tête. Il est tombé et je me suis enfuie, le pensant mort !
P. R. (surpris et amusé) Et c’est comme ça que t’es devenue hétéro ?
D. D. Oui, en raccourci.
Pourquoi n’avez-vous pas joué dans ce dernier film, contrairement aux précédents ?
D. D. Dans ma manière de diriger, je joue tous les rôles. Avant la prise, je vais vers les acteurs, je les pelote, me frotte contre eux et je joue leur scène en faisant le clown. En même temps, mine de rien, j’indique une direction, tout en exagérant à mort. Si bien que les acteurs ne peuvent que se dire : « Je ferai sûrement mieux qu’elle. » A l’arrivée, je n’ai aucune frustration d’actrice puisque j’ai tout joué. Je suis même ravie de voir jouer de meilleures actrices que moi, comme Catherine Frot ou Isabelle Carré. Je ne suis pas narcissique. Je suis peut-être la seule femme non narcissique (rires). En revanche, je tiens la barre, et c’est moi qui détermine le cap. J’étais beaucoup plus heureuse sur ce film-là, où je ne joue pas, que sur les autres. J’avais beaucoup souffert sur Border Line (son troisième long métrage, 1992 ndlr).
Ce film était trop personnel pour confier ce personnage de mère dévorante à une autre actrice ?
D. D. Je l’avais d’abord proposé à Catherine Deneuve, car je savais qu’elle avait beaucoup aimé mon premier film, Les Amants terribles, mais ça tombait mal car elle venait de jouer dans Drôle d’endroit pour une rencontre, et elle en avait marre des rôles de paumées. A part elle, je ne voyais pas qui prendre. Donc j’ai fini par le faire moi-même.
Comment travaillez-vous ensemble sur le scénario ?
P. R. C’est un dialogue. On parle des scènes à voix haute et on les écrit chacun de notre côté.
D. D. C’est surtout moi qui parle, je suis très volubile. Pascal écoute, il est plus dans le rôle de l’analyste. C’est un garçon réfléchi. Moi, je suis beaucoup plus impatiente.
P. R. Je veille à garder une certaine architecture, même si c’est caché, une certaine symétrie. Pas seulement pour le plaisir de la forme. Mais aussi pour ne pas perdre le propos du film. Le sujet doit diffuser dans toutes les scènes. On essaie aussi de veiller à ce que ce ne soit pas trop proliférant.
D. D. Oui, j’ai tendance à être proliférante, en tout cas polyphonique, donc j’ai besoin de Pascal pour organiser un peu tout ça.
P. R. Notre idée était que le sadomasochisme est toujours un moment dans une histoire d’amour. C’est l’affect fort. Avec cette idée que le pire coup sadique qu’on puisse faire à quelqu’un avec qui on a une relation, c’est disparaître. En ça, le film est une love story à l’envers puisqu’elle (Isabelle Carré) et lui (Melvil Poupaud) se font tous les sales coups d’abord, et puis à la fin deviennent un petit couple sans histoires. Mais c’est également intéressant de voir comment une histoire conjugale plus installée, celle de Catherine Frot et François Berléand, dérape.
D. D. C’est dans la nature humaine qu’à un moment les gens finissent par se traiter mal.
Ça allait-il de soi dès le départ que les scènes de sadomasochisme soient traitées sur le mode de la comédie ?
D. D. Non, mais on s’est beaucoup documentés, on avait une conseillère technique qui est une vraie dominatrice. J’en suis d’ailleurs arrivée à la conclusion que, dans ces rapports sadomaso, tout se joue dans les rapports entre les garçons et leur mère. Tout est là, même au-delà de la sexualité. Le père, ça vient après, c’est l’éducation, le surmoi, le symbolique : « Est-ce que tu vas être un type performant professionnellement ? Est-ce que tu vas savoir travailler, nourrir tes enfants ? » Mais ce qui nous fait, notre structure fondamentale la plus intime, c’est le rapport mère-fils. Chez les garçons, c’est crucial. C’est pour ça que j’ai choisi plutôt des rituels SM où il y avait ça derrière. Maintenant, je ne peux plus voir un homme sans me dire : voilà comment était la mère.
P. R. On s’est beaucoup renseignés sur ces rituels SM. On a même vu des documentaires, et on a découvert qu’il n’y avait pas le côté oppressant ou glauque attendu a priori. D’où le choix de le traiter en comédie.
D. D. Dans tous ces rituels, qu’est-ce qui se joue ? L’alternance « Vilain, je te donne la fessée/Mon bébé, je te console, je te cajole ». Les hommes sont très demandeurs de ça. Mais c’est normal : ils sont marqués par ça dès la petite enfance.
A quel moment vous posez-vous la question du cadre, du découpage ?
D. D. Toujours après. Je travaille comme un metteur en scène de théâtre. Je répète avec les comédiens sans tourner, pour trouver la scénographie qui fonctionne le mieux. Quand les déplacements me semblent justes, Jean-Marc Fabre, le chef opérateur, décide en fonction des mouvements des comédiens quel sera le meilleur cadre. La caméra se soumet à la scène. Je ne comprends pas du tout les cinéastes qui arrivent sur le plateau avec leur découpage. A ce moment-là, tu fais de la BD, mais pas du cinéma. Les acteurs sont des êtres vivants, tu ne vas pas les empêcher de bouger pour rester fidèle à tes crobards.
Votre histoire personnelle avec la psychanalyse a-t-elle évolué ou avez-vous toujours eu ce rapport ludique ?
D. D. J’ai lu Lacan et Freud au même titre que des philosophes très psychologues comme Nietzsche. Pour moi, la psy est un outil d’analyse de la nature humaine. C’est utile dans la vie car je me rends compte que la plupart des gens ne sont pas du tout armés pour débusquer la duplicité, les gens dangereux, etc. C’est donc un savoir qui aide à progresser dans la vie. C’est une culture comme une autre, mais qu’il ne faut pas non plus vénérer comme l’explication finale de l’univers. Moi, je n’ai jamais voulu m’allonger sur un divan. J’ai poussé certains de mes amis à le faire. Mais après, ce que j’ai vu, c’est qu’ils devenaient des gens complètement normatifs qui se mariaient, qui faisaient des gosses, qui vivaient comme des blaireaux et qui étaient contents. Ils ne culpabilisaient même plus ! Et devenaient d’un égoïsme ! Sans doute qu’ils souffrent moins. Mais je vois aussi des gens en analyse depuis vingt ans qui barbotent dans leur marais mental et qui n’en sortiront jamais. Je me demande si je ne crois pas davantage au désenvoûtement. J’écoute beaucoup les marabouts sur Radio Africa. Les Africains savent que le diable, les démons, les forces obscures sont là. Ils ne cessent d’alerter les gens sur la nécessité de s’en protéger. Et ils ont raison, bien sûr. ||
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