Ecouter Eric Rohmer parler, c’est le plaisir de se baigner dans un flux de mots clairs et harmonieux, stimulants comme une thalassothérapie de l’esprit. Alors que sort Conte d’automne, dernier volet de la série des 4 saisons et nouveau chef-d’oeuvre, le maître évoque avec une vivacité intacte son film et son oeuvre, le cinéma de prose et le cinéma de poésie, Balzac et Flaubert, Godard et Chevènement.
Deux ans ont passé entre les sorties du Conte d’été et du Conte d’automne. Qu’avez-vous fait durant cette période ?
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J’ai pris mon temps, je n’ai aucune raison de me presser. Pendant les années 80, j’ai sorti un film par an. Durant les années 90, j’ai un peu ralenti mon rythme. Mais je n’ai aucune difficulté à employer mon temps, il passe horriblement vite.
Pensez-vous, comme François Truffaut, que le cinéma vous procure le meilleur emploi du temps possible ?
Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec mes amis de la Nouvelle Vague, je ne suis pas aussi mordu de cinéma qu’eux. Je vais moins au cinéma et ma vie existe en dehors du cinéma. Ma vie en général, mais aussi ma vie intellectuelle et artistique, ne se réduit pas au cinéma. D’autres metteurs en scène, tout en étant aussi et peut-être plus curieux des autres arts, les ramènent plus que moi au cinéma. Quand je lis, quand j’écoute de la musique ou quand je regarde de la peinture, le cinéma disparaît, je l’oublie. Même si ces activités peuvent parfois m’y ramener. Mon cinéma est bien sûr nourri de ma culture et de mes expériences personnelles. Mais quand ces expériences se produisent, le cinéma est oublié.
Vous arrive-t-il de tourner des films en amateur que vous ne montrez pas au public ?
Vous entrez là dans un domaine à la fois un peu secret et un peu truqué. Je ne veux pas dire quelle est ma part là-dedans. Il y a eu la série des Anniversaires et au moins deux clips. Comme j’ai pu intervenir ponctuellement dans des scénarios d’amis. Tout ça est secret. Mais ce qui sort en salles reste le plus important. La vidéo numérique et la possibilité de tirer des copies sans perdre en qualité d’image m’offrent de nouveaux horizons que j’exploiterai peut-être. Mais pour l’instant, ma méthode reste très artisanale, je n’utilise même pas de moniteur vidéo sur mes tournages, car je préfère me passer de tout ce qui peut alourdir une équipe.
Comment avez-vous déterminé l’ordre de tournage des quatre Contes ?
L’ordre de tournage a dépendu de circonstances extérieures, et en particulier du choix des comédiens. Si j’ai attendu si longtemps pour tourner Conte d’été, ce n’est pas seulement parce que j’avais d’autres inspirations et en particulier L’Arbre, le maire et la médiathèque , mais aussi parce que je ne trouvais pas le comédien. Il m’a fallu attendre de trouver Melvil Poupaud pour me lancer. Dès que je l’ai vu, j’ai pensé à lui pour le rôle. J’ai toujours plus de difficultés pour trouver les garçons que les filles, parce que tout le monde sait qu’en France il y a moins de bons comédiens que de bonnes comédiennes.
Comment avez-vous choisi les comédiens de Conte d’automne ?
Quand je pense à une histoire, quand j’en pose les premiers jalons, je ne pense jamais à des comédiens précis. De la même façon, ces histoires ne sont alors pas situées dans des lieux précis. Dans le cas de Conte d’automne, j’envisageais de faire appel à des acteurs avec lesquels je n’avais jamais tourné, qui auraient une quarantaine d’années. J’en avais suivi certains à la télévision. Et puis je me suis aperçu que personne ne valait Marie Rivière et Béatrice Romand. Et que si je prenais des comédiens plus connus, habitués à interpréter certains rôles à la télévision, mon film se banaliserait, par la force des choses. Au contraire, Marie Rivière et Béatrice Romand, à cause de leurs fortes personnalités, m’inspirent et me permettent de mettre dans leur bouche des choses plus spontanées. Dès que j’ai pensé à elles deux, les mots sont venus tout de suite, leurs personnages se sont mis à parler parce que je savais comment elles parlaient. A partir de là, j’ai écrit très vite, encore plus vite que pour les autres films. Les acteurs, je ne les connaissais pas du tout. J’avais vu Didier Sandre à la télévision et au théâtre, et ça faisait longtemps que j’avais envie de le faire tourner. J’avais vu Alain Libolt au théâtre, mais cet acteur qui a fait du théâtre toute sa vie est le moins théâtral que j’aie jamais vu. Alexia Portal, j’ai eu beaucoup de mal à la trouver, parce que les bonnes comédiennes se cachent. Dès que je l’ai vue, je l’ai prise. Mais je découvre toujours les jeunes talents avec beaucoup de difficultés, contrairement à l’idée reçue de la facilité. En ce qui concerne les jeunes comédiennes, j’en ai trouvé une et une seule à chaque fois, je n’ai jamais eu le choix.
Vous préférez découvrir de nouveaux acteurs ou réutiliser les mêmes ?
Mon rêve, c’est d’être très infidèle et d’avoir des comédiens différents pour chaque film, pour obtenir la plus grande diversité possible. Ma « famille » de comédiens est une légende. Comme je n’aime pas beaucoup l’expression « rohmérien », parce que mes comédiens et mes comédiennes ne se ressemblent pas du tout entre eux. Et je n’ai jamais donné deux grands rôles consécutifs à des actrices ou à des acteurs, ce que font beaucoup de cinéastes. En revanche, j’aime les reprendre après un long intervalle de temps, je ne les laisse pas tomber. De ce point de vue, je suis fidèle. Mais je préfère le changement. Et ça me fait très plaisir quand des acteurs qui ont travaillé avec moi rencontrent un grand succès avec d’autres metteurs en scène, comme Pascal Greggory dans le dernier Chéreau. Ça montre que je n’avais pris qu’un côté de son talent et que je ne l’ai pas utilisé comme il aimerait lui-même être, qu’un autre metteur en scène peut en tirer tout autre chose. Et ça me soulage d’une responsabilité vis-à-vis d’eux, je n’ai pas l’impression de les abandonner. Je n’ai aucune possessivité de metteur en scène, au contraire.
Pourquoi ne prenez-vous plus jamais des acteurs considérés comme des « vedettes » ?
C’est devenu plus difficile d’être à la fois un bon acteur et une « vedette » qu’à l’époque où je travaillais avec Trintignant pour Ma nuit chez Maud. Je ne trouve plus d’acteurs qui aient à la fois une grande prestance et un grand charme auprès d’un grand public, comme pouvaient en avoir Trintignant ou Brialy, et qui soient capables d’imposer leur personnalité à des personnages sans les détruire et sans les assimiler à eux-mêmes. Je dois donc chercher mes acteurs au théâtre ou à la télévision. Et je prends des acteurs qui ne sont jamais tout à fait célèbres, comme Luchini ou Dussollier, qui étaient beaucoup moins célèbres qu’aujourd’hui quand ils ont tourné avec moi. Leur statut actuel les fait s’éloigner du type d’acteur qui pourrait s’identifier à mes personnages. Parce que je crains de ne pas parvenir à sortir le personnage de l’acteur. Ce qui ne signifie pas que je ne tournerai plus avec eux, ce sont d’excellents acteurs.
Aviez-vous le désir concerté de suivre Béatrice Romand de l’adolescence à l’âge adulte en passant par la jeunesse, du Genou de Claire au Conte d’automne en passant par Le Beau mariage ?
Je ne voulais pas tomber dans le même personnage que les films précédents. On peut bien sûr se dire que le personnage de Béatrice Romand est le même de film en film, mais je n’ai pas voulu suivre un personnage, comme Truffaut l’a fait avec Antoine Doinel. Je voulais fuir la ressemblance avec Le Beau mariage. Cela dit, pourquoi un cinéaste ou un écrivain n’auraient-ils pas le droit de reprendre et développer un motif, comme un peintre ? La seule condition est de varier et de ne pas ennuyer le spectateur.
Comment inscrivez-vous une histoire dans des lieux ? Ainsi, pourquoi avoir choisi la vallée du Rhône pour Conte d’automne ?
D’abord, j’avais pensé banalement à la région parisienne. Mais tourner à Paris et dans ses environs est devenu très lourd, c’est à chaque fois la croix et la bannière. Puis on m’a parlé de la beauté des vignes rouges de la Drôme en automne. Notez que, dans le film, les vignes ne sont pas encore tout à fait rouges : c’est incompatible, on ne peut pas avoir le rouge et les raisins, il faut choisir. Je suis donc parti d’une idée fausse pour parvenir à quelque chose de vrai.
Aimez-vous découvrir de nouveaux endroits ?
Oui, je n’ai jamais tourné dans les régions que je connais le mieux. J’apprécie le plaisir de la découverte et je ne connaissais pas du tout la vallée du Rhône. Mais tous mes films auraient pu se dérouler ailleurs que là où ils se passent. Là, l’espace du film est vaste. Il se déroule dans des lieux distants de plusieurs kilomètres, sans qu’il y ait vraiment de centre.
Comment repérez-vous les lieux ?
Je prends des photos un an avant, pour connaître l’état du paysage quand je tournerai, c’était donc à l’automne 96. Au printemps suivant, j’ai fait des entretiens en vidéo avec quelques habitants. Je n’avais qu’une histoire abstraite avant de faire les premiers repérages, et un scénario complet deux mois plus tard. A la fin du printemps 97, le scénario était prêt. La genèse de mes histoires est longue. Pour Conte d’automne, il y a eu presque dix ans de gestation. Mais le choc de la rencontre des lieux a très vite débloqué l’écriture du scénario dialogué. Les lieux ont porté l’histoire à son existence définitive. De toute façon, il est très difficile d’écrire un dialogue lentement. Un dialogue, ça s’écrit vite ou pas du tout il faut l’écrire aussi vite qu’il se dit. Je l’écris à la main et il m’arrive de ne pas pouvoir me relire.
Votre automne est solaire. Etait-ce pour éviter les clichés sur l’automne, le côté feuilles mortes ?
C’est là qu’intervient l’aléatoire. Je suis fataliste, advienne que pourra. Pour Conte d’été, je pensais que ce ne serait pas un été conventionnel et qu’il pleuvrait sans arrêt. Il n’a pas plu, ce que je regrette un peu car les ciels orageux de Bretagne sont si beaux, mais c’est comme ça. Pour l’automne, il a fait également très beau. S’il avait fait mauvais, j’aurais eu un vrai automne, ça aurait été intéressant. Il a fait beau, on peut toujours dire que j’ai évité les clichés. Je suis donc gagnant à tous les coups.
Vous dites souvent que vous concevez un film contre le précédent. C’est vrai aussi pour celui-là ?
Si on prend les Contes moraux, on s’aperçoit qu’il y a un thème qui court tout au long des six films, un thème qui évolue : un homme est à la recherche d’une femme, il en rencontre une autre, qui le distrait, et puis il revient à la première. Pour les Comédies et proverbes, il est très difficile de dégager des thèmes communs. Dans les Contes des 4 saisons, il y a des symétries et des oppositions. Et les oppositions alternent au lieu de se succéder. Il y a symétrie entre le Conte de printemps et le Conte d’automne, et entre le Conte d’été et le Conte d’hiver. Dans le Conte de printemps et le Conte d’automne, il y a machination et opposition entre les générations. Dans le Conte d’hiver et le Conte d’été, il y a cette opposition très nette : une femme et trois hommes, un homme et trois femmes. En allant plus loin, en considérant le fond même du sujet, on pourrait dire que le sujet du Conte de printemps et du Conte d’automne serait la pensée, prise dans son sens philosophique dans le premier, puisqu’il y a un professeur de philosophie, et dans le sens de l’imagination ou de l’affabulation, de toutes les possibilités et les incertitudes romanesques, dans le second. De sorte que tout se passe beaucoup dans l’imagination du personnage, qui se croit dans une histoire qui n’est pas celle dans laquelle il est. Dans le Conte d’hiver et le Conte d’été, il s’agit plutôt de la foi : en soi-même et en son destin dans le premier, en la destinée dans le second. La femme du Conte d’hiver sait qu’elle retrouvera le père de son enfant ; le personnage du Conte d’été sait qu’il trouvera un jour la femme de sa vie, son échec n’est pas un véritable échec, il sait que la femme qu’il cherche n’était pas parmi les trois jeunes filles. Dans la première catégorie, c’est un personnage qui veut agir sur les autres par le biais d’une machination ; dans la seconde, c’est un personnage seul, replié sur lui-même, mais qui a confiance en lui, c’est la méditation.
Est-ce que cette cohérence de l’ensemble a précédé la réalisation des quatre films ou se dégage-t-elle seulement maintenant que le dernier film sort ?
Pour les Contes moraux, elle précédait sans précéder, puisque c’était des histoires que j’avais d’abord écrites comme de petites nouvelles. Dans le cas des Contes des 4 saisons, ce rapport ne m’a frappé qu’après le tournage des quatre films. Mais je suis prêt à accepter toutes les autres idées que je n’ai pas eues. Et puis on peut toujours trouver des symboles et des allusions partout. Par exemple, dans La Femme de l’aviateur, il y a une scène dans un bus, avec marqué « issue de secours » sur la vitre du fond. Des gens m’ont demandé quel sens caché avaient ces mots « issue de secours » !
Est-ce que le thème récurrent de la machination vous vient de votre lecture de Balzac ?
Quand j’étais étudiant, Balzac n’était pas tellement bien vu. On préférait Stendhal et le thème balzacien de la machination paraissait vulgaire parce que c’était une action qui reposait sur la volonté de quelqu’un, au lieu de reposer sur l’idée ou les sentiments. Ma génération, celle de la Nouvelle Vague, s’est mise à aimer les machinations et a dit que le grand écrivain ce n’est ni Stendhal ni Flaubert, mais Balzac. Ce qui ne m’empêche pas de vénérer Flaubert, naturellement. Mais il faut lire la machination au second degré. Si un roman ne repose que sur une machination pure, il n’est pas bon. Chez Balzac, il y avait aussi un côté « facile à lire » qui nous a plu peut-être parce que nous aimions un cinéma qui avait des racines populaires assez profondes, comme le cinéma américain, avec des intrigues très charpentées. On aimait un cinéma qui ne posait pas à l’intellectualité. Même si on peut considérer le cinéma de Rivette comme plus « intellectuel » que le mien, il y a aussi chez lui de la machination. Si c’est au second degré chez moi, c’est au troisième ou quatrième chez lui ! Je n’ai pas vu Secret Défense et je le regrette, mais il me semble qu’il y a l’ombre d’Antonioni derrière ce film. Je suis très fasciné par une conception antonionienne du cinéma, mais je m’en éloigne en même temps à cause justement de mon goût pour le complot, qui n’est pas une catégorie antonionienne. Le film de lui qui me séduit le plus, c’est Profession : reporter celui où justement l’intrigue est la plus forte et la plus machinée. En revanche, en tant qu’auteur, je ne veux pas et ne sais pas faire des films qui ont pour sujet l’écoulement du temps pur. J’ai besoin de remplir ce temps-là. Je ne suis pas contre, mais j’ai toujours peur des vides et des trous, et j’ai envie de les combler. Mais j’admire les auteurs qui font des films où il ne se passe rien. Moi, j’ai besoin qu’il se passe des choses dans mes films.
Dans Le Rayon vert, il y a pourtant des moments où Marie Rivière est seule, et où il ne se passe absolument rien, avec la sensation du temps qui passe.
Oui, j’ai fait ce film un peu pour trouver ça. Il y a aussi une séquence de trois minutes dans La Collectionneuse où il ne se passe rien. Mais en même temps, ce sont des moments assez courts, et je pense qu’il y a des metteurs en scène qui seraient allés beaucoup plus loin, qui auraient eu plus d’audace que moi en ce qui concerne l’ignorance ou le mépris de la patience du spectateur. J’ai peur de l’impatience du spectateur. Mes moments de silence ou de vide sont donc toujours assez courts. Mais je suis à la recherche de petits moments comme ceux-là dans tous mes films. Et j’ai peine à les trouver. On recherche souvent ce qu’on a soi-même des difficultés à faire. En ce qui concerne cette histoire de trajet en temps presque réel (Sandrine Bonnaire filmée une vingtaine de minutes dans les transports en commun dans Secret Défense), je m’oppose tout à fait à Jacques Rivette.
Ce qui ne vous empêche pas d’être aussi scrupuleux que lui sur l’exactitude géographique des trajets de vos personnages.
Oui, mais j’ai essayé de montrer de la façon la plus brève et la plus caractéristique possible la distance entre les villes. J’ai pris des moments forts et très brefs, je n’ai pas cherché à suivre le trajet dans sa longueur, toujours par peur d’ennuyer les spectateurs et de m’ennuyer moi-même, de bâiller devant mon propre film si les trajets avaient été plus longs. Bien que j’adore effectuer des trajets moi-même. En train, par exemple, je préfère regarder par la fenêtre plutôt que lire. Dans le Conte d’été, j’ai aimé filmer des gens qui se promènent, mais ils parlaient en se promenant. En revanche, j’ai coupé dans le début du film les promenades solitaires de Melvil Poupaud parce que je trouvais ça trop long et que ça n’apportait rien au sentiment général du film. Mes trajets ne sont donc jamais complaisants.
Malgré votre précision presque topographique, vous considérez toujours le cinéma comme un art du récit ?
Le cinéma est un art du récit. J’ai toujours défendu un cinéma de prose contre le cinéma de poésie dont parlait Pasolini. Mais le premier film que j’ai fait, Le Signe du Lion, était justement un film de trajets. J’ai donc cherché à ce qu’il s’y passe toujours quelque chose, en traitant l’histoire en contrepoint et en faisant sans cesse intervenir des personnages extérieurs à elle.
Pourquoi tenez-vous autant à la vérité des lieux ?
Pour reprendre le titre d’un des seuls livres théoriques que j’ai écrits (L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau), je crois que le cinéma est l’organisation de l’espace. La mise en scène au cinéma ne se déroule pas sur l’espace du cadre, comme la mise en scène de théâtre se déroule sur l’espace scénique, mais sur l’espace d’un lieu réel qui peut être très étendu. De ce point de vue, mon modèle n’est pas seulement Murnau, mais aussi Buster Keaton. Keaton utilise un espace immense alors que Chaplin est plus confiné. J’adore moi aussi situer mes films dans de grands espaces : dans Conte d’été avec l’espace de la plage et un travelling de plus d’un kilomètre, et dans Conte d’automne avec les trajets entre les différents lieux. Je cherche à ce que le spectateur ait une idée de l’espace dans lequel se déroule l’histoire, et c’est très difficile. Dans beaucoup de films, je suis très gêné parce qu’on ne sait pas du tout où ça se passe. Je pense qu’il faut être vrai parce que je suppose que le spectateur connaît un peu la géographie. Si un film se déroule dans un endroit aussi connu que la vallée du Rhône, il ne faut pas truquer. Il me fallait donc au moins un plan où on voit la vallée en entier. Mais qu’est-ce que ça apporte à l’histoire ? Je n’en sais rien et il n’y a pas un rapport immédiat entre l’histoire et la dramaturgie du film. Mais je veux croire que c’est quand même important. Le fait qu’on voie la vallée du Rhône n’est pas décoratif : c’est un acte de foi de ma part dans l’efficacité du paysage. Son importance est capitale. Il est plus important pour moi de varier les paysages que de varier les histoires. Balzac varie peu ses histoires. Mais il varie ses milieux et ses personnages.
La vérité des lieux est-elle liée à la vérité psychologique des personnages ?
Oui, mais pas de façon symbolique. Mes idées sont toujours très simples. Par exemple, pour Conte d’été, j’ai décidé de faire le film uniquement sur le GR 39, qui suit la côte. Je n’en suis pas sorti, c’était une limitation que je m’imposais. Dans Conte d’automne, j’ai utilisé des éléments sans rapports directs avec l’histoire, mais qui m’ont donné envie de tourner et m’ont permis d’organiser la mise en scène. Le muret par exemple, le petit mur de pierre ou de ciment : les personnages sont souvent assis sur des murets, devant une petite dénivellation de terrain. Cet élément m’a énormément servi pour construire la mise en scène. La mise en scène doit toujours reposer sur des éléments qui vous inspirent, sachant qu’il y a à prendre et à laisser dans chaque région. Dans La Collectionneuse, c’était l’idée de la crique et celle de la transparence de l’eau. Dans Le Genou de Claire, il y a l’idée du cirque de montagne, sur laquelle les personnages dissertent puisque mes personnages ont très souvent conscience du paysage. Pauline à la plage, c’est le sable nu et l’horizon de la mer, un univers extrêmement dépouillé. L’Ami de mon amie, c’était la circularité de l’architecture de la ville nouvelle. Conte d’été, c’est le chemin de ronde, un endroit fermé du côté de la terre qui s’ouvre du côté de la mer, avec des trajets horizontaux. Dans Conte d’automne, il y a l’idée de petites cellules, de petits lieux isolés les uns des autres, d’atomes entourés par des murs : la cour de la ferme de la viticultrice, le petit jardin à Montélimar, le petit rond où est placée la table du café à Avignon, ville elle-même ceinturée de remparts, comme Saint-Paul-Trois-Châteaux, la terrasse du parc… Voilà comment ma mise en scène est déterminée par les éléments de l’espace que j’ai repérés et choisis. Il y a donc l’idée du mur comme rempart et celle du muret comme terrassement. Le monde est donc toujours vu au-delà de quelque chose. Et puis il y a une vérité de la vie moderne dans cette région : les gens s’y déplacent beaucoup, comme à l’intérieur d’une grande mégalopole, d’une seule ville. Ce mode de vie renforce la solitude, les points de rencontre d’autrefois ont disparu et on ne peut communiquer que par l’intermédiaire du journal d’où le recours aux petites annonces. Le film doit parvenir à faire sentir cet isolement, différent de celui qu’on ressent dans une grande ville, au milieu de la foule. Personnellement, j’aime la vie dans une grande ville, la vie de quartier, prendre le métro. Je n’aimerais pas vivre comme les personnages du Conte d’automne. Mais je ne peux pas raconter cette histoire si je ne m’intéresse pas à ces gens qui vivent d’une façon différente de moi. Il s’agit de la montrer loyalement et honnêtement.
Vous pensez toujours que « l’amour du vrai et l’amour du beau sont liés« ?
Absolument. La seule chose fausse dans Conte d’automne est que la jeune fille se déplace à bicyclette or, c’est très difficile dans cette région, à moins d’être un champion, à cause des routes dangereuses. Je craignais qu’on me le reproche. Les trajets en voiture, je les ai filmés très différemment des fois précédentes, où je me plaçais derrière les personnages, comme dans le Conte d’hiver où les personnages filmés de dos étaient presque de trois-quarts face. Mais je n’avais pas besoin de saisir leur regard puisqu’ils exprimaient leurs pensées par la parole, sans sous-entendus. Alors que dans ce film-ci, la scène équivalente est toute en sous-entendus, c’est le non-dit le plus important. Il fallait donc être en face des personnages. Or, par souci de vérité, je n’aime pas qu’on entende les personnages à travers le pare-brise, parce que c’est faux. La caméra était censée se trouver à l’intérieur de la voiture, il fallait donc qu’on ne voie plus le pare-brise. Grâce à un appareillage spécial qui nous a obligés à supprimer les rétroviseurs, on ne voit plus le pare-brise à l’écran, bien que la caméra filme au travers et soit placée sur le capot de la voiture.
Tentez-vous de vous approcher de plus en plus d’une mise en scène parfaitement invisible ?
Je l’ai toujours fait. Mais c’est peut-être aussi par réaction avec un cinéma actuel dans lequel la caméra se montre beaucoup : un cinéma très voyant et fatigant pour les yeux. Maintenant, je vais faire comme si j’étais encore critique de cinéma et vous dire ceétriqu que j’écrirais de mon propre film. Après coup, je trouve que ce film est le plus pictural que j’aie fait depuis La Collectionneuse, celui dans lequel le dessin est le plus maîtrisé. Bien que, comme pour La Collectionneuse, il n’y ait ici aucun modèle pictural à l’inverse par exemple de Pauline à la plage, où il y avait un côté Matisse, un côté aplat. J’en attribue le mérite non à moi-même, mais à mes actrices. Grâce à elles, l’arabesque est plus en évidence que dans d’autres films. Parce que leurs gestes sont d’une rare beauté, en particulier les gestes de leurs bras. Mais un metteur en scène ne peut pas être maître de ça, ça ne dépend que des acteurs et du choix des acteurs. J’ai choisi ces actrices plutôt que d’autres à cause de leur façon de bouger les bras : elles ont une gestuelle tout à fait remarquable qui dessine des formes géomes, triangulaires ou losangesques (sic), qui sont très évidentes sans pour autant être artificielles. Ce n’est pas voulu, car on tomberait alors dans le maniérisme. Je n’ai d’ailleurs jamais demandé à un acteur de faire un geste voyant. Il se trouve simplement qu’elles ont ces gestes-là. Je me permets de le dire parce que le mérite ne m’appartient pas, sinon dans le choix que j’ai fait. Ces actrices ont quelque chose d’unique, d’autres comédiennes ont des gestes beaucoup plus étriqués. Je le dis aussi parce que je crois que beaucoup de metteurs en scène n’aiment pas ces gestes-là et essaient de brimer les acteurs.
Par exemple ?
C’est le côté que je n’aime pas chez Bresson, le goût du geste étroit, empêcher l’acteur de bouger les bras, de même qu’il leur demande un ton monocorde et qu’il manque une conception générale des lieux. Dans Pickpocket, l’espace est annihilé et se met à correspondre à l’esprit du pickpocket, il n’est plus ce qu’il est pour le commun des mortels. A l’inverse de Bresson, je préfère laisser aux comédiens la plus grande liberté. C’est cette liberté qui m’intéresse, et qui fait de chaque plan une surprise ce qui me pose un problème de choix au montage, tant leurs gestes sont différents suivant chaque prise. Toutes les deux ont une aisance et une richesse d’expression extraordinaires. Alain Libolt a cette même richesse de gestes qui n’a rien de théâtral. C’est pour ça que mes films ne sont pas ennuyeux même s’ils sont vus sans le son, contrairement au reproche qu’on me fait de faire des films très parlants.
On vous sent toujours animé par un grand souci de clarté.
J’aime être clair. La clarté est une qualité du cinéma. Comme l’obscurité a pu être une qualité de la littérature. Mallarmé a le droit d’être obscur, mais pas un cinéaste. Faire du Mallarmé, c’est pas facile du tout. Parce que la clarté vient toute seule avec la littérature. Tandis qu’au cinéma, c’est tellement difficile d’être clair et tellement facile d’être obscur ! La clarté au cinéma est donc un très grand mérite. Et la plupart des obscurités cinématographiques viennent tout simplement d’une impuissance à être clair.
Mettez-vous Godard dans cette catégorie ?
Ah non ! Certainement pas !
Vous êtes peut-être le seul cinéaste qui ne filme jamais la mort. Pourquoi ce refus ?
Je ne sais pas. Je me suis déjà posé la question. Je n’y arrive pas, je ne m’en sens pas capable, je n’ai pas envie de tuer des gens. Ça enlève peut-être une dimension à mon cinéma, mais je n’y peux rien. Ma vocation, c’est ce qu’on appelait autrefois la « comédie moyenne », la comédie de Térence par opposition à celle de Plaute. Bien que je n’aie jamais réussi à lire les comédies de Térence ! Je ne suis pas à l’aise dans le tragique. De même que le seul film politique que j’aie fait, L’Arbre, le maire et la médiathèque, ne reste pas trop sérieux, conserve un côté léger à propos de grands problèmes. Ce n’est pas de la dérision, pas du tout, mais de la légèreté.
Est-ce à cause de ce goût pour la légèreté que vous avez toujours refusé qu’on vous colle une étiquette politique ?
Je refuse ça absolument. Même s’il m’arrive de signer des pétitions qui sont peut-être futiles. Par exemple, j’ai signé la pétition pour la conservation de l’Hôtel du Nord ça, c’est à moi, cinéaste, de le faire. En revanche, je ne peux pas signer de pétitions sur des problèmes de grande politique générale que les hommes d’Etat ont de très grosses difficultés à résoudre. Je ne peux donc pas intervenir sur le problème des sans-papiers : comment moi, cinéaste, pourrais-je considérer que mon opinion sur la question est meilleure que celle du ministre de l’Intérieur qui a trente ans de socialisme derrière lui ? Très sincèrement, par honnêteté, je ne vois pas ce que je peux faire. En revanche, après L’Arbre, le maire et la médiathèque, j’ai signé quelques pétitions concernant des problèmes écologiques. Dans la mesure où j’avais fait ce film, j’étais plus ou moins autorisé à signer. Mais je ne me pose pas du tout comme un cinéaste écologique : il y a toujours au moins deux positions dans mes films, y compris dans L’Arbre, le maire et la médiathèque, et je ne tranche pas. Quand je fais un film, je ne peux exposer d’idées politiques que par l’intermédiaire de personnages et de façon contradictoire. Je suis l’avis de tous et de personne. De toute façon, le fait d’être un artiste ne confère aucune compétence politique particulière.
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