Eric Rohmer provocateur ? Le cinéaste aventureux s’empare du journal d’une aristocrate anglaise vivant la Révolution française à Paris. Ici, il dit tout sur son film-ovni, L’Anglaise et le Duc, sans esquiver le débat idéologique.
L’Anglaise et le Duc est un de vos films prototypes, à l’instar de Perceval le Gallois ou de La Marquise d’O, comme si vous souhaitiez régulièrement briser vos cycles de contes ou comédies.
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C’est cela. L’essentiel dans mes films de série, c’est que ce sont des films d’auteur, dont j’ai écrit le scénario. Mais j’aime bien me délasser de temps en temps si on peut appeler cela un délassement, parce que ce que vous appelez les films prototypes sont souvent plus compliqués à faire. Au milieu de mes séries de films contemporains, de mes films d’auteur, j’ai donc fait trois films d’époque.
Vous dites que vos films d’auteur sont ceux dont vous avez écrit le scénario. Pourtant, vous faites partie historiquement du groupe de critiques qui a défini le cinéma d’auteur par le primat de la mise en scène, avec des cinéastes comme Hawks ou Hitchcock, qui n’écrivaient pas leurs scénarios.
Je continue à penser que l’auteur d’un film, c’est le metteur en scène, même si j’attache une grande importance à l’écriture de scénarios. Effectivement, il existe un certain flou entre la notion d’auteur d’un point de vue légal et administratif et l’idée que l’auteur est le metteur en scène. Les choses ne sont pas simples : j’ai défendu le cinéma d’auteur au sens où l’auteur était le metteur en scène mais, en même temps, je n’aime pas tellement le cinéma de pur metteur en scène. C’est-à-dire que la mise en scène au cinéma n’a rien à voir avec la mise en scène au théâtre. C’est peut-être banal, mais j’ai les idées de ma génération, qui étaient celles de Bresson, de Renoir, etc.
L’Anglaise et le Duc se passe pendant la Révolution française. Cette période vous intéressait-elle depuis longtemps ?
La Révolution ne m’intéresse pas particulièrement du moins pas plus que les autres périodes historiques, qui m’intéressent toutes. Je pourrais d’ailleurs dire que le Moyen Age m’intéresse plus particulièrement que la Révolution. Il y a une dizaine d’années, je suis tombé par hasard sur un article de la revue Historia qui résumait les mémoires de Grace Elliott. Ce résumé m’a plu, j’y ai trouvé quelque chose de très cinématographique. J’ai réussi ensuite à me procurer le livre et j’ai médité dessus, car il a fallu tout de même que j’écrive un scénario. Car ce récit était trop long, il a fallu que je choisisse, ce qui s’est fait assez rapidement, et il a fallu que je construise quand même un peu l’histoire.
C’est donc une histoire particulière dans laquelle vous avez perçu un caractère cinématographique qui vous a motivé plutôt que le grand sujet de la Révolution ?
Je pourrais dire, c’est ce grand sujet, mais vu par le petit bout de la lorgnette ! Il y a effectivement une lorgnette dans le film, et l’héroïne refuse de regarder dedans… Elle voit, mais elle n’ose regarder. Elle est coincée dans un appartement un peu caché dans Paris à ce moment-là, la rue de Miromesnil s’arrêtait non loin de sa maison. D’ailleurs, je suis parti sur une idée fausse : à savoir que sa maison existait encore, parce que l’auteur de l’article dans Historia avait mis une photo d’une porte de la rue de Miromesnil sur laquelle il y a des initiales. Il avait cru reconnaître les initiales de Grace Elliott. En fin de compte, quand on regarde bien, il n’y a pas écrit GE ni EG mais ET. D’ailleurs, ça aurait été étrange qu’une femme seule mette ses initiales aussi gigantesques sur sa porte. Je suis donc parti sur des bases fausses mais j’aime bien les lieux, et j’aime bien montrer les gens dans un lieu, notamment quand ils sont un peu prisonniers de leur lieu et qu’ils essaient de s’en échapper. Ça m’a paru très intéressant : Grace Elliott n’a pas une vue frontale de la Révolution, elle ne fait pas partie des gens qui regardent de face la prise des Tuileries ou la mort de Louis XVI ; non, elle voit tout ça depuis les coulisses. Elle est dans les coulisses de la Révolution, et ce point de vue m’a intéressé.
L’Anglaise et le Duc combine quelque chose de noble, la picturalité, le sujet historique, et quelque chose de plus trivial, le côté ludique et contemporain des trucages numériques. Etait-ce conscient de votre part ?
On fait ce qu’on peut ! On a une nouvelle technique, qu’on ne manie pas très bien tout seul. Donc, il faut faire appel à des gens spécialisés, et on ne sait pas toujours sur quoi cela va déboucher. Moi, je m’en tenais à mon principe d’aspiration à la picturalité. En dehors de ça, j’ai pris le procédé numérique comme il était. Méliès était bricoleur, il pouvait agir là-dessus. Moi, je ne peux pas parce qu’aujourd’hui on ne peut plus vraiment bricoler, on est à la merci des ordinateurs.
Quelle relation entretenez-vous avec les nouvelles technologies ?
Dans mon travail, je n’ai pas utilisé la légèreté et la maniabilité des petits appareils d’enregistrement et lecture DVD. Je ne m’en sers que pour les repérages et les répétitions. Au contraire, quand j’ai utilisé le numérique pour un film, j’ai utilisé une Bétacam, une caméra assez lourde et tout le temps sur pied. Chez moi, le numérique aboutit à du statisme au lieu de la mobilité.
Vous êtes un anti-Dogme.
De ce point de vue, oui. Bien que dans certains films antérieurs, il me soit arrivé de filmer avec une caméra à l’épaule, mais assez rarement. Je n’aime pas parler des films des autres, mais d’une façon très générale, j’en ai assez de tous ces films dans lesquels la caméra bouge sans arrêt, ça me donne le vertige. J’aspire aux films dans lesquels la caméra est bien posée sur son pied. Quand je regarde un film pas très intéressant, je me concentre sur les mouvements d’appareil et je me demande à chaque fois si le mouvement est vraiment utile. Et chaque fois, la réponse est non : si la caméra était restée à sa place, ce serait beaucoup mieux. Bon, chez Hitchcock, les mouvements d’appareil étaient utiles et bien pensés, mais dans la majorité des cas, on a le sentiment que le metteur en scène a peur d’ennuyer le public ou s’ennuie lui-même. Quand vous filmez un personnage dans un appartement, c’est beaucoup plus intéressant de le montrer s’éloigner sans bouger la caméra, on sent ainsi sa relation au décor, plutôt que de le suivre. Bref, la maniabilité des petites caméras numériques ne m’intéresse pas. En revanche, il me plaît d’avoir le résultat de ce qu’on filme immédiatement. C’est une commodité… et en même temps, ça incline un peu à la paresse. Ça empêche de prendre les précautions et les risques qu’on prenait autrefois.
La directrice de la photo Caroline Champetier aime bien la pellicule justement parce qu’il y a un temps d’attente entre le tournage et le résultat : elle est attachée à ce rituel, à ce processus de révélation.
Oui, je suis d’accord. En même temps, le numérique a d’autres avantages… Et puis, comment dire ? Je trouve que la pellicule 35 mm est un peu victime de sa propre qualité. Elle sécrète un hyperréalisme qui tue le sentiment de réel. C’est pourquoi dans les films que j’ai tournés, nous avons utilisé des objectifs qui n’étaient pas trop piqués, de façon qu’il n’y ait pas cette brutalité de la précision que l’on voit, par exemple, dans la photographie publicitaire. Avec la vidéo que j’ai utilisée sur L’Anglaise et le Duc, j’ai plus facilement atteint la picturalité et c’est aussi pour cela que j’ai beaucoup aimé faire des films en 16 mm alors que la plupart de mes confrères ont horreur du 16. Je n’aime pas la pellicule qui a un pouvoir de reproduction trop exact. Dans le cas de L’Anglaise et le Duc, si j’ai utilisé le numérique, c’est aussi à cause des trucages.
Sur quels critères avez-vous choisi l’actrice anglaise qui incarne Grace Elliott ?
Je l’ai trouvée grâce à ma productrice, qui connaissait une directrice de casting londonnienne. Cette dernière m’a envoyé des photographies d’actrices et des cassettes audio dans lesquelles les actrices disaient quelques mots. Mon choix a été facile : la plupart lisaient un texte assez mal, avec un accent affreux. En revanche, Lucy Russell lisait dans un très bon français, avec un bel accent et une belle diction. Puis j’ai regardé sa photo, qui ne m’avait pas frappé au premier abord. Je me suis dit que non seulement c’était celle qui parlait le mieux, mais c’était aussi la plus intéressante par l’expression. J’ai alors demandé qu’on m’envoie une cassette filmée : la cassette a tenu les promesses de la photographie. J’étais emballé. Elle a une diction meilleure que bien des actrices françaises. Et lorsqu’elle a joué dans le film, elle était au-delà de ce que je pouvais espérer. Elle a eu des moments que je n’attendais pas, des instants d’émotions qui n’étaient pas prévus dans mon scénario.
Si Lucy Russell est rohmérienne, Jean-Claude Dreyfus (le duc) l’est a priori beaucoup moins : d’abord parce qu’il est connu, ensuite parce qu’on l’associe à des univers éloignés du vôtre.
Ça ne m’a pas plus gêné que de faire jouer autrefois Trintignant ou Brialy, qui avaient tenu des rôles extrêmement différents des miens. Je l’ai choisi pour son talent, mais également pour son physique. Il a la stature du duc d’Orléans, le nez bourbonien, etc. Ses mimiques conviennent tout à fait au personnage, qui était un homme très ambigu, adoré puis détesté tant par les royalistes que par les républicains. Ses mémoires montrent que c’est un homme qui n’était pas aussi noir qu’on a pu le dire.
Quel est votre rapport à Grace Elliott ? Etes-vous à fond avec elle ou gardez-vous un certain recul par rapport à sa vision des événements ?
Son livre est très curieux. Le recul, elle le prend par rapport à elle-même, donc je n’ai pas besoin de le prendre. Dans la plupart des mémoires, le personnage laisse parler son c’ur mais il ne se met pas en scène. Là, ce n’est pas tellement écrit comme dans un journal intime mais presque comme un roman j’irais même plus loin : comme un scénario.
Ce film va susciter des discussions d’ordre idéologique : on lui reprochera d’adopter le point de vue royaliste, d’être antirévolutionnaire.
Je ne suis pas d’accord avec cette vision du film. Elle me semble fausse et sans intérêt. C’est faux parce que nous avons au contraire quelqu’un qui a un pied dans les deux camps. C’est ça qui m’a intéressé chez Grace Elliott, pas le fait qu’elle soit aristocrate. Les gens qu’elle connaît et fréquente ne sont pas du tout des royalistes absolutistes, ce sont même des républicains avoués comme le général Biron. Qu’elle éprouve une sympathie pour la reine, d’accord, mais elle déteste les ultras de la cour. Elle sert également de boîte aux lettres à la partie libérale de l’Angleterre… Alors qu’on ne me dise pas que le point de vue de Grace Elliott est celui des royalistes ! Qu’elle soit indignée par la condamnation du roi est une autre affaire. Elle était favorable à une monarchie constitutionnelle. Quant au peuple, comment le voit-on dans le film ? On le voit au moment où Grace Elliott sort et où elle se heurte à des manifestations. Je me demandais si j’allais réussir à montrer cette foule de manière assez redoutable, parce qu’il s’agit quand même de la foule des massacreurs de septembre. Dans ce cas précis, aucun portrait ne serait trop chargé. En revanche, les gens de son entourage, les domestiques, paraissent sympathiques, qu’ils soient du côté du roi, comme sa femme de chambre, ou jacobins, comme sa cuisinière. Alors on ne peut pas dire que ce film est antirévolutionnaire.
Diriez-vous que le film est renoirien au sens où vous montrez les raisons de chacun, comme les révolutionnaires du procès qui sont dépeints sous différentes nuances ?
En revoyant La Marseillaise, on sent très bien que ce film était commandé par le parti communiste. On n’y parle pas de Danton. Pourquoi ? Parce que Danton était mal vu. On y parle de Robespierre. Alors qu’à cette époque, au moment du 10 août, Danton était plus important que Robespierre. Mais ça, ce n’est pas Renoir, c’est le scénario de Le Channois. Ce qui me plaît, c’est quand chaque personnage est complexe, que tout n’est pas tout blanc ou tout noir, aussi bien le personnage de l’Anglaise que le personnage du duc d’Orléans. Ce dernier n’est pas un homme vraiment sympathique, mais on sent qu’il a été aimé par cette femme et qu’on peut aussi le défendre. Moi, je n’aime pas du tout le manichéisme.
Vous préférez les vérités individuelles et humaines aux grandes catégories établies par l’histoire ?
Dans ce film, ce n’est pas tellement de ce point de vue qu’il faut se placer. En gros, il s’agit de l’extrémisme dans l’histoire de la Révolution française, et de toutes les révolutions. Les gens qui veulent garder leur raison, qui veulent faire la part du feu, ceux qu’on appelle les modérés, sont forcément bousculés et dépassés. C’est quelque chose qu’on a pu observer dans toutes les révolutions. Le film parle de ça, de la difficulté de maîtriser l’événement. Comme le dit le duc d’Orléans, « Je suis dans un torrent. » Tout le monde l’était, tout le monde s’est laissé entraîner. Même Robespierre qu’on voit d’ailleurs dans le film sous un jour plutôt favorable a été entraîné par son système. Cette révolution n’a pas été maîtrisée par ceux qui l’ont lancée. C’est d’ailleurs ce qui fait son intérêt, éventuellement son héroïsme, parce que tous ces gens-là se sont comportés de façon héroïque, d’un côté comme de l’autre. Mais ils ont foncé, ils n’ont pris aucune précaution. Les risques ont été énormes, la France a failli être vaincue, soit par la coalition européenne, soit par les Vendéens. C’est cette fatalité de la violence et de la non-maîtrise qui m’intéressait.
Vous vouliez dénoncer la Terreur plutôt que la Révolution en soi ?
Le film ne dénonce pas, il montre le danger, il montre que la terreur peut arriver plus vite qu’on ne pense. On vit dans la société de la douceur de vivre, et puis brusquement…
Sans la justifier, ne peut-on pas expliquer la Terreur par des siècles de monarchie et de servage ? Quand le couvercle d’une marmite saute, ça ne se passe pas dans l’ordre et le calme. Et puis la coalition menaçait la Révolution aux frontières.
Là, on entre dans les débats historiques. Ces débats et révisions se font souvent à la lumière de l’actualité, des mécanismes de la terreur qui se répètent… Comme l’héroïne est anglaise, on peut prendre l’exemple des Anglais. Ils ont fait l’économie de la révolution. Ils avaient une société plus libérale que la France, mais pas plus égalitaire. Je ne réponds rien, je dis juste voilà, c’est comme ça. En France, la Révolution a abouti à la dictature de Napoléon. Tout ça, ce sont des débats sans fin, et je ne peux pas me placer sur ce terrain-là. C’est pour ça que j’ai pris un livre qui existait, je l’ai porté à l’écran en respectant le point de vue de l’auteur : ce film n’est pas un pamphlet, ce n’est même pas une uvre dans laquelle j’exprimerais mon point de vue particulier sur l’histoire, parce que je ne cherche pas à faire uvre d’historien. Mais ça n’empêche pas le public de se poser des questions intéressantes sur l’histoire. Permettez-moi une digression sur l’histoire. S’il y a quelque chose de pédagogique dans ce que je fais, s’il y a un message, ce n’est pas tellement de savoir si on est pour les uns ou pour les autres, non, si je suis pour quelque chose, c’est pour l’histoire. Je pense que c’est intéressant de savoir comment les choses se sont déroulées autrefois, en grand et en petit. La petite histoire, qui a souvent été méprisée, est intéressante parce que ça montre la réaction des personnes de l’époque aux événements. Il y a une grande inculture historique chez les jeunes générations et il est bon de montrer l’histoire sous un jour proche de la vérité.
A une époque où la figuration du sexe devient une question de plus en plus prégnante au cinéma, vous demeurez solidement à contre-courant en ce domaine… même s’il y a des touches d’érotisme chez Grace Elliott.
C’est ma façon d’être. Je n’ai aucune raison de changer. Que les autres aient des goûts différents, ça les concerne, moi je reste fidèle à moi-même. Dans les films actuels, tant du point de vue de l’érotisme que de la violence, je trouve qu’il y a une sorte de renchérissement continuel. C’est à celui qui ira le plus loin et, en fin de compte… Il y a beaucoup plus d’érotisme dans les films anciens sur lesquels la censure veillait, chez Murnau ou chez Hitchcock, que dans les films actuels.
Le traitement formel très particulier du film, notamment les tableaux et les incrustations numériques, s’est-il rapidement imposé à vous ?
Pour Perceval, l’idée était de construire un décor en imitant la conception architecturale de l’époque romane, alors qu’un décorateur m’avait suggéré de faire des incrustations qui existaient déjà à l’époque, mais dont le procédé était beaucoup plus lourd qu’aujourd’hui. Ça ne m’avait pas intéressé, je voulais un décor construit. Pour L’Anglaise et le Duc, en revanche, j’avais entendu parler d’incrustations par trucage vidéo, et je me suis dit que ce film s’y prêterait bien. Car je voulais montrer la Révolution vue des coulisses, mais que l’on voie la scène entière ; je ne voulais surtout pas de vue fragmentaire. Car ce qui me gêne dans la plupart des films historiques, c’est le montage. C’est-à-dire de voir un espace reconstitué par petits bouts, piqués çà et là dans le paysage contemporain, qui ne sont pas forcément au même endroit, et d’évoquer ainsi un Paris d’époque en allant chercher des vieux bâtiments dans les provinces françaises quand ce n’est pas en Tchécoslovaquie ou ailleurs ! Ça, c’est une chose que je refuse absolument. La vision de mon héroïne est de biais, en coin, mais la vision de la caméra devait en revanche être de face. Je voulais montrer la place de la Concorde de face, je voulais des plans d’ensemble, etc. Dans ces conditions, le procédé de l’incrustation numérique, qui était en train d’être mis au point, m’a séduit. Mais je n’étais pas pressé, car le procédé était encore coûteux, lourd, j’ai préféré attendre que ce soit bien au point, moins coûteux. Et j’ai patiemment attendu en tournant mes Contes des quatre saisons.
Le procédé est-il comparable à celui des transparences qu’on emploie couramment à la télévision, par exemple pour la météo ?
Oui, c’est en effet courant. Mais il a quand même fallu attendre ces dernières années pour que ce soit un procédé maniable et que ça n’atteigne pas des prix monstrueux. D’abord, il fallait absolument le numérique car l’analogique entraîne une déperdition de définition à chaque strate d’image. Pour la météo, ce n’est pas grave, il n’y a que deux strates et ça ne passe qu’une seule fois en direct. Pour mon travail, il fallait parfois jusqu’à dix ou quinze couches superposées ! On ne pouvait tolérer aucune déperdition.
Pour les fonds peints, quelles étaient vos influences ?
Ils ont été peints par Jean-Baptiste Marot. Première étape, c’est moi qui ai griffonné les plans sur un bout de papier : il fallait que je conçoive les plans et le découpage à l’avance, ce que je ne fais pas habituellement. Ma position était très simple : je suis revenu aux premiers âges du cinéma. J’ai revu des films de Griffith, en particulier celui qui se passe sous la Révolution à Paris, Les Deux Orphelines. Et j’ai constaté de nouveau chez lui que le fait de garder le même cadre dans les plans d’ensemble n’enlevait ni puissance ni richesse à sa mise en scène. La présence d’un contrechamp n’aurait rien apporté de plus, pas plus que les mouvements d’appareil. Dans L’Anglaise et le Duc, il n’y a pas de mouvements d’appareil et pas de contrechamp, non seulement pour des raisons financières, mais aussi parce que ça n’aurait rien apporté et même, je crois que ça aurait enlevé. Je trouve que dans cette simplicité, cette façon de rester toujours face au sujet dans un cadre large, il y a une beauté et une force qui conviennent parfaitement. Ce point de vue, je l’ai donc tout de suite adopté. Avec une petite réserve : à l’intérieur de ces plans d’ensemble, il y a quelques gros plans. Ces gros plans ont été tournés en même temps, dans l’axe, avec une seconde caméra. Par ailleurs, avec l’aide de mon documentaliste, nous avons fait une recherche de documents d’époque, notamment au musée Carnavalet. Et il n’y a pas tellement de tableaux qui correspondaient à ce que je voulais. Il y avait par exemple des vues de la place de la Concorde, ce qui était important pour savoir à quoi elle ressemblait, mais pas sous l’angle que je souhaitais. Donc, il a fallu prendre des photos de la place, consulter des plans anciens, etc. Il a fallu établir une reconstitution des lieux d’époque, mais nous ne sommes pas partis directement de tableaux existants. Le seul tableau qui correspond à peu près au plan du film, c’est la rue Saint-Honoré et l’église Saint-Roch, mais le tableau est d’une époque postérieure à la Révolution.
Tout ça, c’est le contenu et l’angle de prise de vues, mais qu’en est-il du style pictural ?
On s’est inspirés de peintres qui ont représenté Paris à l’époque. L’un était un ami de Robespierre, il s’appelait Boilly. Le style, les couleurs des tableaux dans le film sont assez proches de Boilly. Il y avait aussi de Machy, ou le célèbre Hubert Robert, mais ce dernier était intéressé par les ruines et il a donc surtout peint des ponts détruits ou des incendies (rires)… On s’est donc inspirés de tableaux, de plans anciens, de repérages, mais aucun tableau d’époque n’a été reproduit directement dans le film.
Vous citez Griffith, mais on pense aussi à Méliès, aux expériences du précinéma. Il y a dans votre film un côté lanterne magique, bidouillage naïf, un aspect bien visible de l’artifice.
Je voulais éviter le réalisme photographique. Je ne voulais pas faire des tableaux qui ressemblent à des photos, mais l’inverse. Je voulais faire entrer mes personnages dans la peinture. Tout ce qui était vivant et réel devait devenir pictural. Il y a les personnages qui entrent dans les peintures, mais aussi les oiseaux qui volent, mais encore le ciel, qui n’est pas un ciel peint, de même que l’eau de la Seine est de l’eau véritable. Je voulais qu’il y ait une facture picturale, mais qu’en même temps ce ne soit pas statique. C’est pour ça qu’il y a ce mélange d’éléments naturels et picturaux. Mais j’ai remarqué une chose : dans un film photographié, souvent les lointains pourraient être du décor ou de la peinture. La parenté entre la peinture et la photographie est dans certains cas plus grande qu’on ne le croit.
Qu’entendez-vous par « réalisme photographique », et pourquoi vouliez-vous l’éviter ?
C’est une image qui repose sur des effets qui n’appartiennent qu’à la photographie, dans laquelle on sent par exemple la présence de projecteurs. Dans tous mes films, même les contemporains, j’ai toujours voulu qu’on ne sente pas les projecteurs. Dans tous mes films, j’ai toujours cherché le chemin d’un art que je qualifie de pictural.
Avez-vous vu ou revu des films historiques avant le tournage ?
Généralement, quand je tourne, je ne vois aucun film d’un autre metteur en scène. Là, j’ai tout de même eu sous les yeux trois films que j’ai bien analysés : Les Deux Orphelines de Griffith, La Marseillaise de Renoir et Napoléon d’Abel Gance. M’ont-ils inspiré plus ou moins secrètement ? Je n’en sais rien. Bon, c’est un film où j’ai travaillé différemment sauf pour les scènes d’intérieur qui sont en décors construits : j’ai fait peindre des décors alors que d’habitude je travaille en décors naturels. En général, je suis inspiré par le décor dans lequel je tourne et c’est sur le terrain même que ma mise en scène prend naissance. Là, j’ai été obligé de penser la configuration des lieux à l’avance, d’où ce qu’on peut appeler le côté hitchcockien sur le plan formel.
Quels sont vos films historiques préférés ?
Plutôt ceux de l’époque muette que les récents. Je suis souvent assez gêné par les films historiques hollywoodiens sauf le western. Par exemple, je n’aime pas Barry Lyndon, parce que je trouve que les gens jouent avec des gestes actuels. Ça vient peut-être de leurs costumes ? Dans mon film, les acteurs sont habillés en costumes d’époque, assez rigides, et il y a des gestes qu’ils ne peuvent pas faire. Le costumier a même poussé le soin jusqu’aux jarretelles, alors qu’on ne les voit jamais à l’écran, parce qu’il fallait que les acteurs se sentent habillés comme à l’époque. Il y a des pays de cinéma qui ont plus le sens du passé que d’autres. Chez les Italiens, Visconti par exemple, il y a du très bon et du très mauvais. Son cinéma est un cinéma de stars et il n’a pas voulu changer la tête des acteurs. Ils sont donc coiffés comme maintenant et c’est horrible. Il y a un Rossellini pas très estimé mais que je trouve très intéressant du point de vue du costume, c’est Vanina Vanini. Je ne suis pas un maniaque de la reconstitution, mais je trouve que si on s’intéresse à une époque, c’est la moindre des choses d’essayer de la représenter telle qu’elle était, c’est important pour en saisir l’esprit profond. Finalement, ce qui compte, ce n’est pas le résultat, c’est le désir. On sent dans un film si celui qui a peint une époque aime cette époque-là, l’a ressentie comme telle, ou si c’est simplement quelque chose d’extérieur. L’exactitude voulue compte plus que l’exactitude obtenue. Moi, j’aime l’art du passé et je suis content de m’en inspirer à travers mes films d’époque. Mais mon uvre atteste que je me suis beaucoup plus intéressé au présent et que le passé a été pour moi un intermède, une halte.
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