À l’occasion de la ressortie en salles du film de Chantal Akerman, le critique du “Figaro” Eric Neuhoff dégaine les flingues. Débrief consterné.
“Le progrès ne s’arrête jamais”. C’est la première phrase de la critique de Jeanne Dielman par Eric Neuhoff et l’article pourrait s’arrêter là. Neuhoff n’en a probablement pas conscience, mais il a déjà dévoilé l’entièreté de ce qui meut son petit pamphlet persifleur : l’horreur du progrès ; pire, l’horreur du progressisme – cette doctrine dangereuse ; et l’effroi que l’ordre du monde, ses perceptions, ses représentations, ses privilèges, ne soient pas à jamais figés. Tout se transforme en effet et, oui, désolé, ça ne s’arrête jamais. Cela fait très peur aux vieux petits garçons conservateurs.
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Quel est donc le dernier ravage de ce progrès inarrêtable ? Le classement des plus grands films du monde de la revue britannique Sight and Sound a successivement déchu de leurs premières positions Citizen Kane et Vertigo au profit de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman. En guise d’exercice critique, Neuhoff met alors en marche sa lourde machine à blagues (“Maïté pour intellos”, “s’entraîner pour participer à Top Chef”) matinées d’allusions crapoteuses (“l’argent gagné grâce à la sueur d’autres surfaces de peau que celles de son front”) pour ridiculiser l’argument narratif du film. Et conclut ironiquement que “c’est quand même mieux, n’est-ce pas, que la biographie d’un magnat américain ou l’obsession d’un policier américain pour une blonde à chignon”.
On pourrait répondre qu’on ne voit pas en quoi, réduits à ces pitchs rachitiques, Citizen Kane et Vertigo seraient a priori plus palpitants que Jeanne Dielman. La fascination régressive pour les magnats et les policiers américains, plutôt qu’une curiosité pour l’expérience des femmes au foyer, engage surtout l’imaginaire phallocentré d’Eric Neuhoff. On se désole surtout d’une conception du cinéma qui mesure l’intérêt des films sur les mérites comparés de leur synopsis. Le critère évaluatif de Neuhoff se tient en amont de là où précisément commence le cinéma.
Mais ce qui laisse le plus médusé à la lecture de l’article, c’est sa légère inconscience, cette assurance sans filtre qui permet à son auteur d’affronter sans ciller un monstre d’élaboration conceptuelle et plastique, une des œuvres les plus puissantes du cinéma en termes de condensation formelle d’une pensée, avec pour seule arme un tout petit peu de non-pensée – zéro arguments, juste de la paraphrase vanneuse, aucune mise en perspective esthétique, historique, intellectuelle…
Finalement, Eric Neuhoff se trompe peut-être dans son préambule. Le progrès s’arrête manifestement sur un point : sa propre pratique de critique, qui elle, depuis des décennies, n’a pas l’air de vouloir du tout progresser.
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