Ce printemps à Paris, Wong Kar-wai recevait un disque d’or pour la bande originale d’In the Mood for Love : comme un symbole du travail du cinéaste qui conçoit ses films dans une véritable symbiose entre images et musiques.
Mood vibrations
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Tu te souviens de tes premiers émois musicaux ?
Wong Kar-wai C’est toujours passé par ma mère, que ce soit la musique ou le cinéma. Elle avait très bon goût, notamment en musique. Elle allumait constamment la radio où elle écoutait toutes sortes de styles et de genres : les big-bands, la variété occidentale… Elle adorait danser, donc elle aimait les variétés du monde entier, du moment que ça la faisait un peu bouger. Nat King Cole était l’un de ses favoris. Si j’ai mis du Nat King Cole dans In the Mood for Love, c’est parce que c’est lié à de prégnants souvenirs d’enfance qui correspondent à l’époque du film (Hong-Kong au début des années 60 ndlr).
Vers quelle époque de ta vie as-tu commencé à forger tes propres goûts, à acheter tes premiers disques ?
Vers 16 ans, j’ai commencé à écouter les disques de Bob Dylan, Neil Young, BB King, Led Zeppelin (rires)… Ce sont là les premiers albums que j’ai achetés, c’est-à-dire les trucs classiques qu’écoutait la jeunesse occidentale à cette époque. C’était le goût typique des lycéens ou étudiants des années 70. J’écoute toujours certains de ces disques et de ces chanteurs. Par exemple, je n’ai jamais cessé d’écouter Dylan, y compris ses derniers albums, qui contiennent de très belles choses.
Tu n’as jamais éprouvé de réaction typique, du genre
« Comment ai-je pu aimer un jour une daube pareille ? » à propos de certains de tes goûts de l’époque ?
Pas à propos de Neil Young ou Dylan en tout cas. Je leur suis toujours resté fidèle et je maintiens aujourd’hui tout ce que j’ai toujours pensé d’eux : leur discographie tient le coup sans problème. Ce sont deux artistes d’envergure. Par contre, c’est sûr que je n’écoute plus aujourd’hui des trucs comme Kiss, mais je ne renie pas le fait que j’ai pu aimer ça plus jeune. Kiss, c’était quand même très ludique. Et puis quand on est jeune, on a le droit de faire de grosses fautes de goût, heureusement. D’ailleurs, ce ne sont pas des fautes de goût, ça fait partie de l’expérience d’une vie, d’un processus de maturation du goût. Il faut tout connaître, même le plus mauvais, c’est comme ça qu’on peut savoir ensuite ce qui est bon et ce qui est mauvais.
Qu’est-ce qui te passionnait chez des gens comme Neil Young ou Dylan ?
D’abord leur voix. Ça, c’était immédiat. Ensuite, leurs textes. Dylan et Neil Young ne correspondent pas à ce qu’on entend couramment par pop-music, ils ne chantent pas des airs sucrés et faciles. Mais il y a une forme d’intensité dans leurs chansons, et leurs textes tenaient une grande part dans cette intensité.
Te souviens-tu de la période et de la façon dont tu as été sensibilisé aux musiques de film ?
C’est difficile à dater précisément parce que j’ai passé la majeure partie de mon enfance dans les salles obscures. Du coup, la musique et les images m’ont marqué de façon indélébile et simultanée. On parlait de Neil Young et Bob Dylan : finalement, chez eux, je crois que la musique au sens strict est désormais secondaire pour moi, ils correspondent plus à la carte postale d’une période de ma vie. Chaque fois que j’écoute un de leurs disques, je me souviens immédiatement d’une scène. Je veux dire que la musique elle est toujours associée pour moi à une image, qu’elle provienne d’un film ou d’une période de ma vie. Une image déclenche une musique dans ma tête, et vice versa. Par exemple, tu te souviens de Wham !, de la chanson Careless Whispers, il y a une quinzaine d’années ? C’était un tube énorme à Hong-Kong. Où qu’on aille, on entendait ce morceau. Aujourd’hui, quand je l’entends, ça me renvoie d’un seul coup à des images de cette époque. Et c’est un processus mental irrésistible, inutile de lutter contre. Autre exemple : j’ai toujours voulu produire un album de chansons de lycée. A Hong-Kong, chaque école a son hymne. Je crois que ça serait intéressant de réunir une compilation de ces hymnes lycéens ; si l’album sortait, ce serait une madeleine incroyable pour tous les anciens élèves.
Est-ce qu’une musique de film t’a marqué particulièrement à un moment ou un autre de ta vie de spectateur-auditeur ?
Les musiques de film, j’ai baigné dedans comme un poisson dans l’eau, j’en ai aimé des tonnes. Mais je peux citer trois compositeurs de musiques de film qui sont majeurs pour moi. D’abord, celui qui a travaillé avec Fassbinder, Peer Raben. Je l’ai rencontré il y a quelques mois à Hambourg, car j’ai toujours désiré utiliser une de ses musiques dans un de mes films. Le second est Bernard Herrmann, le complice d’Hitchcock, qui a également travaillé avec Truffaut, Scorsese… C’est un géant. Le troisième que je placerais au sommet est Nino Rota. Voilà, ces trois-là me semblent indiscutables. J’ajouterais aussi Ennio Morricone et Angelo Badalamenti.
Ces compositeurs sont communément admis comme les meilleurs. Leur point commun, c’est qu’ils sont tous liés fortement à un cinéaste : Herrmann à Hitchcock, Rota à Fellini…
Absolument. Ils font partie intégrante de la signature du cinéaste avec lequel ils ont travaillé. Parfois, un cinéaste est intimement lié au travail d’un directeur de la photo, comme Bertolucci et Vittorio Storaro, mais parfois, c’est avec un compositeur que se produit une alchimie durable : Fellini et Rota, Lynch et Badalamenti, Leone et Morriconne, etc.
Ce sont des couples, un peu comme Lennon et McCartney.
Oui, et j’envie beaucoup ce genre de relation de travail. Selon moi, c’est très difficile pour un cinéaste de communiquer avec un compositeur. Les modes d’expression de l’un et de l’autre sont tellement différents que c’est impossible à transmettre par les mots. Je ne peux pas dire à tel ou tel musicien « Compose-moi quelque chose d’heureux », parce que son idée du bonheur sera différente de la mienne. Pour trouver un compositeur sur la durée, il faut quelqu’un qui vous connaît bien, qui vous inspire ou que vous inspirez. Une musique de film peut dépasser l’imaginaire du cinéaste mais elle doit coïncider avec ses images, son univers. Un bon compositeur de BO doit avoir un imaginaire cinématographique ça ne veut pas dire que toute bonne musique doit posséder cette qualité-là, mais toute bonne musique de film, si.
Tes BO sont remarquables, mais tu travailles à l’inverse des couples précités. Tu n’as pas de compositeur attitré et tu utilises des musiques préexistantes.
Je suis quelqu’un de très têtu, je peux être obsédé par certaines choses, certains détails. Le plus souvent, j’ai une idée de musique en tête comme point de départ. Je me dis « Voilà la musique que j’entends pour ce film » et je cherche un compositeur pour la créer. Mais généralement, même si le musicien fait un excellent travail, ça ne remplace jamais la BO idéale que j’avais en tête, c’est toujours décevant. Par ailleurs, dans certains cas, la musique que je recherche est liée à une référence temporelle, historique. Par exemple, pour In the Mood for Love, il me fallait la musique des années 60 pour recapturer le parfum de cette époque ; dans Chungking Express, la chanson California Dream renvoie à des seventies heureuses. Chungking est un film contemporain, mon envie était de filmer le Hong-Kong du présent, mais cette chanson créait un mood mélancolique au milieu de ce présent. En utilisant un tube immensément populaire, je donnais immédiatement au public ce sentiment à la fois joyeux et mélancolique. Ça n’aurait pas fonctionné aussi bien si j’avais demandé une musique originale à un compositeur.
Tes BO fonctionnent aussi bien avec les images que sans. Et dans chacune d’elles, tu utilises un morceau récurrent qui tatoue la mémoire du spectateur : California Dream dans Chungking Express, Tango appassionato dans Happy Together, Quizas, quizas dans In the Mood… Ta filmo a un effet juke-box idéal.
Souvent, je pars d’une chanson et le film se construit à partir d’elle et autour d’elle. Quand je pense à une chanson spécifique, elle est omniprésente dans ma tête, et le film progresse alors que cette chanson m’accompagne mentalement. C’est un processus créatif très organique. Ça n’a rien à voir avec les réalisateurs qui font leur film, le terminent, puis passent le relais à un compositeur ou à une équipe de compilateurs de tubes. Ce n’est pas une critique, juste le constat que je travaille différemment. Et ma méthode est difficile, elle engendre plein de complications, notamment au niveau des droits. Pour acquérir ceux de certains morceaux, ça peut durer des années ! C’est parfois difficile de localiser les ayants droit, puis ça peut ensuite coûter très cher. Ces recherches peuvent m’occasionner de grandes frustrations !
Démarrer un projet de film sur une chanson, c’est un point de départ très abstrait, très mental.
Il me semble que la musique est la forme de communication la plus pure. Ce ne sont que des notes, mais c’est un langage universel, et ces simples notes créent du sentiment, de l’émotion… Souvent, la musique parle mieux que les mots. Mais peut-être que c’est là ma façon de justifier honorablement ma paresse d’écriture ! Pourtant, j’ai été scénariste dans l’industrie hong-kongaise pendant longtemps, mais je suis convaincu qu’un scénario ne peut pas tout dire, et ne dit pas l’essentiel. Si c’était le cas, d’ailleurs, pourquoi ferait-on des films ? Et si on est capable de dire l’indicible dans un scénario, alors c’est qu’on est écrivain et autant écrire un roman.
Beaucoup de gens rapprochent le cinéma de la peinture ou de la photo. Plus je vois des films, plus j’écris dessus, plus je suis convaincu que le cinéma est avant tout très proche de la musique, car ce sont deux arts du temps.
Je suis tout à fait d’accord avec cette idée. Mais aujourd’hui, notamment dans l’industrie hollywoodienne, on veut rendre les spectateurs de plus en plus paresseux. Le son des films n’est plus travaillé en tant que tel, c’est juste un élément fonctionnel pour faire entendre les dialogues ou des effets chocs. Tout ça limite l’imaginaire des spectateurs, on leur raconte des histoires facilement identifiables et on ne leur laisse plus la possibilité de faire leurs propres associations d’idées, on ne leur laisse plus le temps de rêver le film en même temps qu’il se déroule. Aller au cinéma est un plaisir, comme aller dans un bon restaurant. Un bon film, c’est une alchimie entre le film et le spectateur comparable à celle entre la nourriture et votre palais. Et quand cette alchimie s’opère au plus haut… c’est indescriptible par les mots.
Une fois que ton tournage a démarré, comment travailles-tu l’interaction entre images et musiques ?
Je crois que je possède un bon sens du rythme. Je n’ai ainsi pas besoin de vraiment jouer la musique pendant que je tourne. Je filme en ayant les musiques de chaque séquence en tête.
Certaines scènes de tes films peuvent être vues comme des clips. Mais tu es l’un des rares cinéastes pour qui cette comparaison n’est pas dévalorisante. Comment fais-tu pour réussir à véhiculer l’aspect superficiel ou éphémère du clip sans que l’on puisse te confondre avec MTV ?
Je crois que, dans l’univers MTV, l’image est tout, et ce tout est excessif. Dans l’industrie du clip, l’image sert de support à la musique, aux différents disques, mais elle ne fonctionne pas artistiquement avec la musique. Les images des clips ne font que décrire ce que véhiculent les chansons, elles sont purement illustratives. Or, selon moi, la musique d’un film doit aller au-delà des images, elle doit raconter des choses que ne racontent pas les images et qui les complètent. De même, les images doivent en dire plus que la musique, elles doivent aussi la complèter : c’est une interaction dans les deux sens. Dans les clips, images et musiques sont superposées ; dans mes films, c’est un entrelacement permanent.
L’autre grande différence entre tes films et les clips, c’est le temps.
Oui : le clip est un médium qui ne laisse pas le temps de pénétrer profondément son univers. De plus, dans ma conception du cinéma, on ne sait jamais à l’avance ce que le public pense ou ressent. Chaque spectateur regarde un film, mais quand la musique retentit, elle peut les emmener ailleurs, on ne sait où. Et ce type d’incertitude, ça me plaît beaucoup. L’univers MTV est très américanisé : vous êtes assis dans votre salon, et on vous envoie des images qui vous disent « Voilà ce qu’il faut voir, c’est la seule version, la seule possibilité. »
Les clips sont des publicités, ils sont faits pour séduire et vendre. Tes films et tes BO ont plus à voir avec la mélancolie, la tristesse, la possibilité et la fragilité du bonheur, bref, les vraies émotions de la vie.
Les chanteurs du genre Elvis Presley étaient faits pour la radio. Leurs chansons racontaient des histoires de fille solitaire dans la nuit, comme Are You Lonesome Tonight , etc. Les gens écoutaient ce genre de « message », isolés dans divers coins du pays, leur imaginaire travaillait. Ce genre de chansons, ce processus d’écoute, c’est une expérience qui marque, qui reste intacte toute une vie. Aujourd’hui, dans le système MTV, un type comme Ricky Martin déboule à tout moment dans votre living-room, c’est éphémère, ça ne restera pas. Aujourd’hui, les gens ne peuvent plus créer leurs propres images mentales, du coup les choses ne durent pas.
Selon toi, quels sont les cinéastes contemporains qui font un travail intéressant sur le son et les BO ?
Il y en a quand même beaucoup. Scorsese est l’un d’eux à l’évidence. Les BO de ses films sont toujours remarquables, et elles ne se contentent jamais de seulement servir les images, elles ont leur propre autonomie et participent pleinement à la mise en scène globale. Tarantino aussi sait faire un bel usage de la musique : ça va bien plus loin que la simple compil rétro à laquelle on le réduit souvent. David Lynch évidemment, nul besoin d’expliquer pourquoi… Les très jeunes cinéastes sont maintenant issus de ce qu’on appelle la génération du multimédia et, même s’il faut encore attendre un peu, je crois qu’on va voir éclore des choses intéressantes sur le plan musique/images.
Le double succès d’In the Mood for Love, film et BO, ne prouve-t-il pas qu’image et musique fonctionnent en symbiose dans ton travail et que le grand public l’a bien senti ?
Les deux s’épaulent mutuellement. Le film a aidé la BO à se vendre, et vice versa. C’est un voyage mental que les gens ont apprécié, alors il est normal qu’ils désirent le refaire. Le moyen le plus commode de revivre ce trip, c’est d’acheter la BO. Pourtant, ce n’était pas gagné d’avance : l’histoire d’un couple marié, d’âge moyen, pas d’action, pas de récit fort, pas de sexe… J’ai été très agréablement surpris que ce soit aussi bien accueilli par le public. Au Japon, par exemple, le film marche très bien, le public est majoritairement composé de couples du même âge que dans le film. Quand on demande aux hommes pourquoi ils ont aimé, ils répondent « C’est une histoire émouvante, les images sont belles, etc. » Mais quand on demande aux femmes, elles ne disent rien et se contentent de sourire mystérieusement (rires).
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