Son film « Tout ce qu’il me reste de la Révolution » est le succès surprise de cet hiver. Judith Davis y mêle ses convictions politiques avec une délicate comédie de la famille. Cette colère contre le monde contemporain, la comédienne et réalisatrice la met également en scène en ce moment au théâtre avec le collectif L’Avantage du doute. Rencontre avec une artiste qui croit dans les liens entre art et politique.
A une époque où le théâtre et le cinéma engagés semblent anachroniques, Judith Davis se bat pour un art profondément politique. Le succès inattendu de son premier film, Tout ce qu’il me reste de la Révolution, démontre qu’une oeuvre militante peut réunir à la fois le public français (le film a fait près de 100 000 entrées) et la critique (il a bénéficié du soutien d’une large partie de la presse, des Inrocks aux Cahiers du Cinéma en passant par Libération et Le Monde, tout en déplaisant fortement au Figaro). Elle y incarne une jeune femme – qui est en fait son double de fiction – qui ne sait pas que faire de l’héritage politique de Mai 68. Elle s’insurge contre la marchandisation généralisée et tente de replacer au centre du débat l’épanouissement collectif. Mêlant avec talent les mécanismes d’une pure comédie avec ceux d’un film politique, Tout ce qu’il me reste de la Révolution creuse un sillon singulier dans le paysage cinématographique français, celui d’un film au premier abord charmant mais qui bouillonne d’une immense colère et d’un désir de changement.
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A 37 ans, la jeune réalisatrice pose la nécessité d’un cinéma et d’un théâtre traversés par les enjeux contemporains du rapport au travail, à l’écologie et à la technologie. Alors que son film est encore à l’affiche, elle rejoue actuellement le second spectacle de son collectif L’Avantage du doute, intitulée La Légende de Bornéo, au théâtre de L’Atelier et ce jusqu’au 4 mai.
Pourquoi as-tu placé la colère au centre de ta démarche artistique?
Judith Davis – Il y a plusieurs choses. Le pacte de base de notre travail au théâtre est de trouver une continuité entre notre identité comme personne et nos personnages sur le plateau. Nous partons de tour de table réel. Me concernant, je ressens une forte indignation, qui date de mon enfance. A l’image de mon double de fiction, je cherche depuis très jeune un point de rencontre entre la théorie politique et sa pratique concrète. J’ai aussi une volonté d’inscription de mon destin singulier dans notre société. Est-ce ma personnalité qui fait que j’ai choisi l’art pour exprimer ces prises de position politique ou est-ce l’époque qui rend le positionnement politique plus difficile à occuper dans le strict champ du militantisme, je ne sais pas. Il se trouve que mon envie de créer est liée à un besoin d’engagement, c’est indissociable. Pour moi, le fait d’avoir accompagné le film dans une cinquantaine d’avant-premières en amont et après la sortie et de compléter la projection avec des débats est essentiel. C’est pour susciter ces rencontres et ces débats d’idées que je fais ça. C’est aussi pour cette raison que je suis attachée au collectif L’Avantage du doute. Je ne voulais pas être actrice, je voulais faire parti d’un collectif de théâtre, participer à un projet commun. De la même manière, je voulais faire un film sur les sujets qui me tiennent à coeur avant de vouloir « faire du cinéma ».
Mais qu’est-ce qui t’indigne plus particulièrement?
Ce monde me rend dingue. J’essaie de faire quelque chose de cette colère, de déjà ne pas la laisser m’envahir et me désespérer. Je l’accentue dans un espace de fiction pour créer de l’absurde, du trop, du burlesque et du sens. Il y a plusieurs choses qui m’indignent. En premier lieu, il y a la nécessité de rentabilité qui a tout contaminé, de notre langage à notre manière d’aimer en passant par notre rapport à notre propre corps. Il y a également le rapport à l’écologie, à la technologie, à la vieillesse et au travail qui fait peser sur les épaules des individus des responsabilités qui nous poussent progressivement vers une dépression globale.
Encore plus que dans ton film, le sujet de La Légende de Bornéo est le travail.
Oui. Bien qu’il y ait une continuité entre le film et le spectacle dans le sens où il s’agit de voir comment on s’y prend à plusieurs et que fait-on de notre héritage politique, ce spectacle est véritablement centré sur l’aliénation au travail. Après notre premier spectacle, Tout ce qu’il reste de la Révolution, c’est Simon, dont le film est une sorte d’adaptation, nous avons pris le temps de faire un travail de recherche pour analyser ce qu’il nous arrivait à tous, pour mettre pause sur la folie ambiante. Avec Claire Dumas, Mélanie Bestel, Nadir Legrand et Simon Bakhouche, on a regardé l’état dans lequel était les gens autour de nous, nous y compris. On a observé que la culture était devenue complètement contaminée par la rentabilité. Ce critère est devenu le seul qu’il faut remplir, les mots du management ont commencé à arriver dans des stages post-it sur « comment vendre son spectacle ». C’est lié aussi à la génération de nos parents qui sont obligés de bosser jusque très tard pour avoir une retraite correcte. Les changements de notre société sont palpables à travers le prisme du rapport au travail.
En quoi consistait ce travail de recherches?
Nous sommes partis de témoignages. Nous voulions montrer comment le système fabrique de l’autodestruction, sans tomber dans le manichéisme entre les gentils et les méchants, qui est une vision du monde qui date justement de l’héritage politique de nos parents, d’une époque où le monde était divisé en deux. Aujourd’hui ça a complètement changé. Parce qu’à part une poignée de super-actionnaires qui ont tout à gagner de la situation actuelle, on est une grande majorité à être perdant, même si on en a pas conscience. Je reviens à la question de la colère. Elle peut être consciente chez des gens, comme mon personnage, qui ont la culture d’exprimer cette colère, de savoir dire « On nous prend vraiment pour des débiles », soit inconsciente chez ceux qui ont l’impression de bien faire en appliquant le tout évaluations, les process et le langage du management. Mais ils ne sont pas moins en colère. Comme ils ne l’expriment pas, elle se retourne contre eux et cela crée une servitude volontaire d’implosion, de la dépression, des burn-out et de la souffrance au travail. C’est aussi de la colère pure. Il n’y a aucune raison de ne pas être en colère dans un monde aussi déshumanisé, aussi cynique, avec autant d’interfaces et d’outils technologiques qu’on croit maîtriser mais qui en fait nous maitrisent. On est tout le temps face à des dilemmes de fou. Ces dilemmes devraient être pris en charge par la communauté et non plus reposer sur les seules épaules des individus.
Tu penses à quoi?
Au rapport à l’écologie par exemple. On se demande si on ne devrait pas acheter une voiture électrique par rapport aux émissions de CO2, on se demande si on doit acheter tel ou tel produit moins polluant, avec moins d’emballage, si on trie correctement nos déchets. C’est pas possible d’avoir envie de pleurer dans sa cuisine en réfléchissant à si oui ou non, on peut mettre notre pot de yaourt pas lavé dans le tri. Parce que du coup si on le met pas lavé ça va puer et c’est mauvais pour le tri, mais du coup si on le lave, on gaspille de l’eau. Bref, on doit se poser des questions toutes les dix minutes. Il y a de quoi péter un câble. Ces dilemmes-là ne devraient pas reposer sur les épaules des individus mais être plus pris en charge par les pouvoirs publiques. Il en va de même pour le rapport aux écrans. On avait fait un spectacle jeune public sur le sujet, qui s’appelait La Caverne en référence à Platon. J’essaie de me protéger de la servitude que génère la technologie. Lorsque le film est sorti, j’ai été obligée de communiquer via les réseaux sociaux. Mais je sentais que ma capacité de concentration était dissipée par cette technologie. Je n’avais pas envie d’être dans le métro et de sortir mon téléphone. Et pourtant je l’ai fait. Ça me rend malheureuse et je ne suis pas la seule. J’ai le sentiment qu’il y a une forme de dépression diffuse dans la société. D’où l’importance de maintenir une joie commune, de se protéger. C’est aussi pour ça que mon film est une comédie, qui nous mène progressivement vers des pétages de plombs qui sont le coeur du problème.
C’est une comédie mais qui a la particularité de ne pas produire de la réconciliation.
Oui c’est vrai. C’est un éloge de la joie mais pas une réconciliation, car elle est impossible aujourd’hui. Je pense qu’il faut rire ensemble de ce qu’il nous arrive, ça nous fédère. Quand j’écris, j’utilise presque des structures de vaudeville. Je cache des rimes. J’utilise les rouages techniques du burlesque pour parler de sujets très graves. Je crois beaucoup dans ce mélange-là car il nous permet d’aller ensemble vers une remise en question de notre société.
Revenons à l’exemple du yaourt, il pose la question de la conviction. On ne sait plus quelle attitude adopter aujourd’hui puisqu’on a le sentiment qu’il existe un contre-argument à chaque prise de position. Comment dépasser ce postulat ?
Dans le film, il y une scène où les personnages essaient de trouver ensemble quelque chose dont ils sont surs, autrement dit une conviction inébranlable sur le monde contemporain. Et c’est dur en effet. L’un des personnages dit qu’à chaque fois qu’elle a une conviction, elle a immédiatement en tête l’argument inverse. Mais je pense qu’au-delà de cette folie du doute, il y a des choses dont on peut être surs, justement indépendamment de la manière dont notre proposition va être évaluée. Tout cela vient du fait qu’on a asséché la pensée de tous les critères qui peuvent juger l’activité humaine autres que ceux qui se rattachent à la rentabilité. Bien sûr qu’après, dans nos pratiques, on est complètement muselé. Mais ça nous empêche pas d’avoir des convictions. Par exemple, je sais qu’un pays n’est pas une entreprise. Sans passer pour un idéaliste de 14 ans, on est en droit d’exiger que la société ne soit pas dictée par une principe de rentabilité mais par les bienfait du vivre ensemble. Si on ne fait pas ça, on ne pourra plus jamais parler de transport, d’éducation, de santé et de culture. Il en va de la santé de l’humanité. On coupe les services publics alors qu’il y a des millions qui sont dépensés pour des logos, des conseils et des concepts de merde. On a pas besoin d’être politisé pour sentir que ce n’est pas normal. C’est urgent de s’indigner contre la façon dont la société est pensée aujourd’hui. Je ne m’arrêterais jamais de me battre pour ça.
Est-ce que tu te sens proche d’un courant politique?
C’est compliqué pour moi. Je me sens proche des valeurs de gauche mais je n’arrive pas à cautionner un candidat ou un parti plutôt qu’un autre. J’ai fait un plateau télé il y a quelques temps et j’étais assise à coté d’un représentant des gilets jaunes qui déclarait lancer un mouvement appelé le MAC, le mouvement alternatif citoyen, en disant que jusque-là ils n’étaient pas politique et qu’à présent ils le devenaient. Je trouve ça faux. C’est l’inverse. Le fait de reprendre la parole dans un mouvement horizontal, dans la rue et d’interroger la représentativité en démocratie, ça c’est politique. Je crois plus dans les mouvements associatifs en fait. Pour moi aujourd’hui, s’il n’y a plus de mouvements associatifs, il n’y a clairement plus de démocratie.
Tu as une formation de philosophe, est-ce que certains textes t’aident aussi dans ton processus créatif?
Il y a le livre de Walt Whitman dont le parle dans le spectacle. On a aussi lu des psychologie et sociologie du travail. Je pense aussi à Annie Lebrun ou à Gunther Anders et son livre L’obsolescence de l’homme. Il avait tout anticipé, l’arrivée de la télévision, le rapport à plus petit que soit, le rapport à la machine, le paradigme du monde livré à domicile. Mais c’est vraiment les entretiens avec des salariés qui sont la matériau de base de notre travail. Ce qu’il y avait de fou entre le premier et le second spectacle, c’est qu’autant les témoignages qu’on avait eu sur Mai 68 produisaient des récits très singuliers, autant les témoignages sur le travail se ressemblaient tous. Ils étaient complètement désincarnés. Cela montre que notre imaginaire, notre rapport au mot s’est appauvrit. Le langage, qui est aussi un des sujets de mon film et de nos spectacles, est contaminé, attaqué par notre modernité.
On sait a quel point il est difficile de monter un premier film, a fortiori un film militant comme le tien. Quelles difficultés as-tu rencontré?
Le film n’a pas été financé par de l’argent publique parce qu’il ne rentrait dans une case. Ce n’est ni une pure comédie, ni un drame. C’est sans doute pour ça qu’il a été refusé dans tous les grands festivals avant d’être sélectionné à Angoulême où il a reçu le Prix du Jury. Heureusement, mes producteurs Marine Arrighi d’Apsara Film et Patrick Sobelman d’Agat Film ont continué à y croire. On l’a financé grâce à l’argent privé, le mien, du crédit d’impôt et le distributeur UFO.
Est-ce que tu te sens proche d’autres metteurs en scène ou réalisateurs ? Je pense notamment à Tiago Rodrigues qui fait un théâtre assez proche de celui de l’Avantage du doute.
Je connais très bien Tiago. On s’est rencontré au moment du stage avec le TG Stan et on a travaillé ensemble plusieurs fois par la suite. On partage une certaine vision de l’acteur comme responsable de ce qu’il joue au plateau et pas comme simple outil du metteur en scène. Au cinéma, j’ai moins de référence comme je suis autodidacte. Il y a A bout de course de Sydney Lumet que j’adore et auquel je pense souvent dans sa manière de lier l’intime avec le politique et ce dans une économie de situation qui me bouleverse. J’aime aussi beaucoup Palombella Rossa pour sa liberté formelle et les comédies de la famille de Woody Allen. Sempé m’inspire aussi beaucoup, pour les rapports d’échelle entre individu et société qu’il arrive à représenter dans ses dessins.
La différence entre ta mise en scène au cinéma et ce qu’on voit dans les spectacles de L’Avantage du doute est qu’il y une croyance totale dans le pacte narratif du cinéma alors qu’au théâtre, on est dans une représentation qui démonte sans cesse ses artifices.
Oui, au théâtre, on assume l’écriture en montage, pour que les coutures soient apparentes et que la place du spectateur soit pensée comme celle d’un partenaire permanent. Au cinéma, je n’avais pas envie de ça. Après le résultat est le même, il s’agit de mettre en scène une colère politique qui a une répercussion sur le plan intime et redevient politique ensuite.
Pourquoi signer le film de ton nom et pas de celui de collectif?
Le film est mon projet du début à la fin. La question ne s’est pas posée. Par contre, j’ai écrit sur mesure pour mes camarades du collectif. C’est un film de troupe puisqu’il est pensé pour le collectif L’Avantage du doute mais c’est mon projet. Cela implique que chaque comédien joue le film, à une idée de la finalité du projet, personne ne joue que sa partition. Même dans le cinéma qui est un art qui s’organise de manière très hiérarchisée, très verticale, je voulais retrouver cette pratique du collectif. Après c’est l’endroit où j’avais envie de m’exprimer en mon nom, alors que le théâtre est pour moi le lieu de l’assemblée. J’ai envie de poursuivre cette double pratique et de refaire des films.
Dans sa critique de Libération Luc Chessel fait de ton film un antidote au cinéma de scénario, celui qui donne des réponses à chacun de ses enjeux. L’absence de conclusion était-elle une volonté à la base du projet?
Pour moi, ce n’est pas dans la salle que se trouve la réponse mais dans le réel. Le film est un déclencheur. Je veux lutter contre cette logique du message délivré à la fin de la projection. Cela ne produit aucune remise en question, aucun inconfort chez le spectateur. Et pourtant les gens sont tellement en attente d’une solution. A la fin du film, ils y en avaient presque qui me disaient « Mais dites-moi que faire! ». Je partage mes questions mais j’essaie d’échapper à la logique du message. Le centre de mon travail tourne autour de la métaphore d’Yves Clos, un sociologue du travail. Il constate que la violence au travail s’immisce à partir du moment où notre rapport à nous-même est dégradé. Dans notre société, on se réalise à travers notre travail, on met de l’intime dans ce qu’on fait. c’est pour ça qu’on accepte d’être évalué, parce que in fine, on besoin d’être reconnu d’une manière ou d’une autre. C’est très pervers. Quand un maçon construit son mur, il a beau avoir un patron qui lui dit que son mur n’est pas droit, lui, il y a son fil à plomb qui lui dit si son mur est droit ou pas. Il sait où il est de son rapport à son activité et donc à sa dignité. Dans les filières très tertiarisées dans lesquels on évolue aujourd’hui, on n’a plus de façon tangible d’évaluer notre travail autre que l’évaluation en terme marketing de notre activité. La seule façon de lutter contre cette perversité est de retrouver du collectif et de vivre ensemble.
Propos recueillis par Bruno Deruisseau
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