Egérie pop du Londres sixties, Marianne Faithfull est aussi une actrice. Dont la carrière croise Godard et Delon, Kenneth Anger et Patrice Chéreau, Sofia Coppola et Gus Van Sant. Tandis qu’elle étonne en mamie branleuse dans la comédie sociale « Irina Palm », elle évoque ses souvenirs de cinéma.
Les Films de Marianne
Sous le regard d’Anna Karina et Jean-Pierre Léaud, une jeune Anglaise fraîchement éconduite par un amant entonne un fragile As Tears Go by qui fait taire la rumeur du bar et attire à sa ravissante blondeur tous les regards. Le film continuera sans elle, mais l’instant est essentiel. Avec cette scène du Made in USA (1967) de Jean-Luc Godard, Marianne Faithfull signe son entrée en cinéma, et par là même c’est le Swinging London qui pénètre sur les terres de la Nouvelle Vague. S’ensuivra une carrière chaotique – de Kenneth Anger à Gus Van Sant (Paris je t’aime) ou Sofia Coppola (Marie-Antoinette) –, qui aurait bien pu s’achever au début des années 70 s’il n’y avait eu Patrice Chéreau pour ressusciter l’actrice Marianne Faithfull dans Intimité (2000), mettant un terme à une halte longue de presque trois décennies, à peine parsemée d’apparitions quasi subliminales à l’écran. Reconquise par le cinéma, elle est aujourd’hui le principal attrait d’une comédie noire sur fond de marasme social à l’anglaise où elle campe Maggie, une grand-mère provinciale qui, pour l’argent, branle des membres anonymes dans un sex-shop sous le nom d’Irina Palm. Alors que son apparition dans Made in USA a tout juste quarante ans, l’occasion était belle de revenir avec elle sur un erratique parcours cinématographique que sa gloire musicale a failli éclipser.
ENTRETIEN > De votre personnage, vous affirmez qu’il n’a absolument rien en commun avec vous.
Marianne Faithfull – A vrai dire, ce n’est pas tout à fait juste. J’ai, comme elle, des petits enfants. Mais à part ça, rien ! (rires) C’est une femme qui n’a pas de vie et qui n’en a jamais eue. Elle n’a jamais vraiment aimé un homme, elle ne s’est réalisée en rien et ne tire aucune satisfaction de l’existence. Ce qui m’a intéressée en elle, c’est le voyage qu’elle accomplit au fil du film, ce parcours qui la voit devenir une véritable personne.
Comment êtes-vous devenue Maggie, alias Irina Palm ?
Le réalisateur et moi avons défini ensemble son être et son comportement. Sa manière de parler, de bouger, de marcher… C’est la seule manière de travailler que je connaisse. Je n’ai jamais mis les pieds dans une école d’art dramatique et, de ce fait, je n’ai aucune technique, même si, à force, j’apprends et je commence à saisir un peu comment tout cela fonctionne… (rires) J’en suis néanmoins réduite à devenir le personnage pour l’interpréter, même si j’y mets beaucoup de moi et de mes intuitions. Lorsque j’ai découvert le film achevé, j’ai vu que j’avais réussi mon coup car à aucun moment dans le parcours de cette femme n’apparaît soudainement Marianne Faithfull.
Parlons de vos débuts à l’écran. Comment vous êtes-vous retrouvée dans Made in USA ?
Cela s’est passé très simplement. J’avais 17 ans, je venais d’enregistrer As Tears Go by. J’étais à Paris pour donner un concert à l’Olympia en première partie d’Hugues Auffray. Godard avait entendu parler de moi, il me savait à Paris et me voulait dans son film. J’y jouais une jeune femme assise dans un café, qui chantait As Tears Go by. Je garde du tournage un souvenir délicieux. J’étais extrêmement fière d’apparaître dans un film de Godard, que je vénérais.
Vous connaissiez donc déjà son œuvre avant de le rencontrer.
Oui, bien sûr ! J’étais assez branchée à l’époque… (rires) C’était tout à fait le genre de films qui m’attirait. J’adorais Truffaut, Fellini, Godard, Visconti, Antonioni… Ce moment où je suis devenue moi-même une infime partie de l’œuvre de Godard était fabuleux. Le tournage avec lui n’a pas duré très longtemps, mais savoir que Godard m’avait voulue, moi, que je l’avais fait et qu’il en était content suffisait à me combler.
Bien que vous vous soyez retrouvée plus ou moins par hasard dans ce film, aviez-vous alors un réel désir de devenir actrice ?
Oui, mais cela me terrifiait. J’étais très timide, et Godard avait dû se montrer très doux avec moi. On m’a offert d’autres rôles, que j’aurais peut-être dû accepter, notamment dans Love de Ken Russell, mais j’avais trop peur. Et c’est sans doute mieux, cela m’aurait détruite.
Peu de temps après Made in USA, vous tourniez dans Lucifer Rising, avec un cinéaste tout à fait différent, Kenneth Anger. Quels souvenirs en gardez-vous ?
C’était tout le contraire de ce que j’avais vécu avec Godard. Cela a été une expérience atroce dont je n’ai rien aimé. Je n’ai jamais réussi à croire en Anger, en sa caméra, en ce film que nous faisions… La confiance est une chose compliquée, n’est-ce pas ? Si un cinéaste vous effraie, s’il vous accule au doute, vous ne pouvez rien donner de bon. Pour être tout à fait juste avec Kenneth, et je veux l’être, il faut dire que je n’allais vraiment pas bien à l’époque. J’en étais au pic de ma dépendance à la drogue. J’en suis venue à me demander ce que je faisais là, les obsessions d’Anger me sont tout à fait étrangères. On ne peut vraiment pas dire que je sois branchée magie noire… Je crois que si je n’avais pas été à ce point bousillée par les drogues, je n’aurais jamais fait ce film. Cela dit bien combien j’étais folle et complètement high. Je n’avais plus conscience du ridicule. Je n’ai pas aimé non plus faire La Motocyclette de Jack Cardiff (une adaptation érotico-kitsch du roman d’André Pieyre de Mandiargues, avec Alain Delon, tournée en 1968 – ndlr), ni les quelques autres films qui ont suivi. Ces mauvaises expériences m’ont complètement défaite de mon envie de tourner et m’ont éloignée du cinéma. C’est la raison pour laquelle je ne suis véritablement revenue aux plateaux de tournage qu’avec Intimité de Patrice Chéreau, qui a su me redonner l’amour du cinéma et confiance dans le réalisateur et sa caméra. Au plus profond de cette période creuse qui court du début des années 70 à votre réapparition à l’écran il y a une dizaine d’années, vous avez tout de même vécu une expérience plus ou moins cinématographique en tournant avec Derek Jarman un superbe triptyque de clips à la parution de votre album Broken English. J’ai adoré travailler avec Jarman. On en était aux toutes premières années du clip comme objet de promotion d’un disque. J’ai demandé à Chris Blackwell d’Island Records de faire une vidéo et j’ai voulu que Jarman se charge de la réalisation. C’était un ami, et j’appréciais énormément son travail. Je pensais que nous pourrions produire quelque chose d’intéressant, ce qu’au final nous avons fait, je crois. Bien sûr, le résultat était terriblement “avant- garde” et n’avait pas grand-chose à faire sur la chaîne MTV tout juste créée. Je suis ravie de l’avoir fait, même si à l’époque nous nous sommes fait traiter de tous les noms…
Avez-vous jamais eu l’impression d’appartenir à une ou plusieurs communautés de cinéma en travaillant avec des personnalités aussi diverses que Godard, Chéreau, Cardiff ou les cinéastes expérimentaux Anger et Jarman ?
J’ai traversé toutes ces familles sans jamais vraiment en faire partie. Ma musique a toujours compté énormément pour moi et je me suis rendu compte que, au cours de décennies comme les sixties et les seventies, il était impossible de jongler entre musique et cinéma. J’ai pourtant essayé. J’ai fait, à la fin des années 60, une foule de films que je regrette aujourd’hui, et pendant ce temps-là je n’enregistrais presque pas de disques… C’était une époque de grande confusion, les représentants d’arts comme la musique et le cinéma se mélangeaient sans cesse mais, paradoxalement, il est bien plus facile à présent de s’impliquer dans plusieurs domaines à la fois.
En quoi Chéreau vous a-t-il tant apporté ?
Sa rencontre a véritablement suscité la renaissance de ma carrière. C’est un excellent directeur d’acteurs. Lui seul a su m’apprendre que la caméra pouvait être mon alliée. D’une certaine manière, si aujourd’hui je suis à nouveau actrice, je le lui dois.
Cela signifie-t-il quelque chose pour vous d’entendre aujourd’hui, dans le premier film d’un jeune cinéaste, une de vos chansons – comme dans Tarnation de Jonathan Caouette ?
Oui, évidemment ! C’est très touchant de laisser ce type d’empreinte, d’autant que c’est un film que j’ai trouvé réellement magnifique.
Vous avez tout à la fois interprété le diable sur scène pour Bob Wilson et Dieu dans l’ultime épisode de la série Absolutely Fabulous. Vous le vivez bien ?
Je ne le vois surtout pas exactement comme ça. (rires) Jouer Dieu dans Ab Fab était très amusant. Travailler avec Bob Wilson a en revanche demandé beaucoup d’efforts, c’était une affaire sérieuse. De mon point de vue, je suis vraiment devenue le personnage. Si ma divinité d’un épisode avait tout d’une blague, j’ai beaucoup travaillé à rentrer dans la peau du diable…