François Ozon a construit « Grâce à Dieu » à partir du combat de trois victimes d’un prêtre pédophile. Rencontres avec ces hommes et leurs proches, enquête, le cinéaste a d’abord pensé tourner un documentaire avant que ne s’imposent la fiction et la création d’un “objet artistique”.
Grâce à Dieu occupe une place particulière dans la filmographie prolifique de François Ozon. Il y aborde pour la première fois un sujet d’actualité brûlant, en l’occurrence l’affaire du père Bernard Preynat, un prêtre de l’archevêché de Lyon qui aurait (la justice n’a pas encore statué, mais il a reconnu les faits) abusé de nombreux jeunes garçons pendant des décennies sans que sa hiérarchie ne songe à l’éloigner des enfants… Certaines de ses anciennes victimes, il y a quelques années, ont d’abord essayé de régler la question à l’intérieur de l’Eglise catholique, puis, devant l’inaction du clergé, ont porté plainte. C’est ce que relate le film d’Ozon : l’histoire de trois adultes qui demandent justice, et surtout que ces actes pédophiles ne puissent se reproduire.
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La sortie de Grâce à Dieu est depuis longtemps prévue pour février, dans la foulée de la présentation du film en compétition officielle à la Berlinale où il a reçu le Grand Prix du jury. Il devait sortir après les deux procès instruits : celui contre le père Preynat, et celui qui met en cause la passivité de monseigneur Barbarin, l’archevêque de Lyon. Ces deux procès étaient prévus pour la fin 2018. Seul le second a eu lieu à ce jour, en janvier 2019. Il a lavé Philippe Barbarin de tout soupçon (le parquet n’a requis aucune condamnation contre lui, certains faits étant par ailleurs prescrits).
L’instruction concernant le père Preynat est toujours en cours, et nul ne sait quand aura lieu le procès… En attendant, François Ozon doit sortir son film. Or l’une des personnes mises en scène sous son vrai nom dans le film – dont tous les dialogues sont pourtant tirés de verbatims – demande à être retirée du film ou que son nom soit enlevé… Des huissiers assistent à certaines avant-premières et prennent des notes… La justice devait rendre son verdict lundi 18 février, après le bouclage de notre édition.
Le jour où nous rencontrons François Ozon dans ses bureaux, il est plutôt optimiste, aucun film n’ayant été interdit en France depuis les années 1960.
Quel a été le point de départ du film ?
François Ozon — Ma volonté première était de faire un film sur l’expression des émotions par des hommes. J’ai tourné beaucoup de films avec des femmes, des femmes souvent fortes, et depuis longtemps j’avais envie de faire, non pas “Huit hommes”, mais presque, en tout cas un film sur des hommes qui expriment leurs sentiments. De manière un peu caricaturale, souvent, au cinéma, les hommes sont dans l’action et les femmes dans l’émotion, et j’avais envie de montrer la fragilité masculine, des hommes qui pleurent… Je cherchais un sujet autour de ce thème et je suis tombé, un jour par hasard, sur le site de la Parole libérée (association d’aide aux anciens du groupe scout saint luc victimes de pédophilie –ndlr), j’ai lu les témoignages, dont celui d’Alexandre (Melvil Poupaud dans le film), et le personnage m’a touché : un fervent catholique qui appartient à la bourgeoisie lyonnaise, qui se bat au sein de l’institution pour faire reconnaître son statut de victime, et qui surtout se rend compte que le prêtre qui l’a abusé quand il avait 8 ou 9 ans est encore en activité auprès d’enfants. Ensuite, en tirant ce fil comme pour une pelote de laine, j’ai mené une enquête journalistique, rencontré les membres de la Parole libérée, les entourages, les parents, les enfants. Tout de suite, j’ai senti que ce qui m’intéressait, c’était justement ce qui n’était pas connu de l’affaire : la sphère intime des victimes. Comment Alexandre vit avec sa foi, comment sa femme a réagi, est-ce qu’il a parlé à ses enfants ? Pareil avec la famille de François (Denis Ménochet), etc.
Je crois que vous avez failli tourner un documentaire ?
Oui, parce que ces gens m’ont plu. Ce qu’ils me racontaient paraissait déjà tellement fictionnel. Je me suis dit : “Il faut que je les filme, eux, ce sont des personnages héroïques dans la vie !” Mais très vite, j’ai senti une réticence de leur part, parce que s’ils acceptaient de s’adresser à moi, c’est justement parce que j’étais un réalisateur de fictions. Tout ce qu’ils m’avaient dit, ils ne se sentaient pas de le dire face à une caméra – surtout les gens de leur entourage, d’ailleurs. Je savais que je n’aurais pas les enfants, les épouses, les mères, etc. Quand quelqu’un qui a été abusé parle, c’est une bombe à retardement qui explose soudain au sein de la famille. Tout le monde est touché et personne n’a envie d’être en première ligne pour parler. Les trois hommes, eux, avaient déjà beaucoup médiatisé leur combat, donné beaucoup d’interviews, mais l’entourage restait discret. Et puis, je me suis rendu compte qu’ils avaient tous vu Spotlight (le film de Tom McCarthy sur le scandale de la pédophilie dans le clergé du Massachussetts dans les années 1980 – ndlr). Ils m’ont dit : “Ah, vous voulez faire un Spotlight à la française !” Je leur ai répondu que non, que ce n’était pas du tout ce que je voulais faire et je leur ai expliqué. Je suis donc parti sur une fiction, aussi parce que c’est ce que je sais faire.
Comment vous ont-ils accueilli ? Ils étaient surpris, méfiants ?
Non ! Alexandre est tout de suite venu avec tous les documents qu’il avait en sa possession, dont des échanges de mails, en me disant : “Faites-en ce que vous voulez.” Ils étaient un peu arrivés à saturation. Ce sont des gens qui ont un métier. Ce combat leur a pris un temps fou, a fait du mal à tout leur entourage, parce qu’ils s’en sont occupés 24 heures sur 24 pendant presque une année. Tout d’un coup, que quelqu’un prenne en charge leur histoire, et que cela devienne une fiction représentait un passage de relais. En quelque sorte, Alexandre s’était battu au sein de l’Eglise, François avait médiatisé l’affaire, Emmanuel (Swann Arlaud) l’avait judiciarisé, et moi je venais en faire un objet artistique. Je crois qu’ils ne l’avaient pas vraiment théorisé à l’époque, mais c’est ce qu’ils disent aujourd’hui.
C’est un film sur l’intelligence collective, aussi.
C’est ça qui m’a plu : Alexandre dépose plainte, ensuite l’histoire continue sans lui, puis finalement il rejoint les deux autres, François et ensuite Emmanuel. J’aime ce passage de témoin entre trois solitudes, trois hommes qui ont été abusés dans leur enfance et qui pensent être les seuls (comme c’est souvent le cas chez les victimes), mais qui découvrent tout d’un coup qu’il y en a un autre, encore un autre, et puis une multitude de victimes, et de toutes ces solitudes naît un collectif. Je trouvais cette dimension politique belle à montrer. Avec quelque chose de mélancolique, parce qu’ils se sont rencontrés, non pas parce qu’ils étaient amis, mais parce qu’ils avaient vécu la même chose. A un moment, il y a des dissensions, forcément, parce que dans tout mouvement politique, on se rend compte que l’on n’a pas la même vision des choses. Je partais sur quelque chose de choral qui était un peu angoissant au départ, mais finalement je me suis lancé.
« La réalité est une très bonne scénariste » François Ozon
Comment avez-vous réussi à organiser ce glissement d’un personnage à l’autre ? puisque, au départ, Alexandre semble être le personnage du film, ensuite François en devient le centre avant qu’Emmanuel ne devienne le protagoniste principal de la troisième partie.
Ce n’est pas simple mais la réalité est une très bonne scénariste. Je me suis rendu compte qu’Alexandre dépose plainte dans un premier temps, puis laisse tomber. Un commissaire de police fait une enquête, rencontre François, qui décide de créer une association, il retrouve Alexandre, de nouvelles victimes se révèlent, et la mère d’Emmanuel (jouée par Josiane Balasko) découpe des articles sur le sujet dans les journaux et les montre à son fils, etc. J’ai suivi ce schéma, tout bêtement. Ce qui était génial, c’est que dans ce qu’ils me racontaient, je faisais tout de suite des liens, ça faisait sens et la fiction se créait de manière naturelle. C’était fascinant. Une fois que j’ai trouvé cette structure, le scénario s’est écrit assez vite. Ensuite, mes producteurs m’ont proposé une structure à la Iñárritu avec des flash-back. Ce n’est pas du tout mon truc, et il m’a fallu assumer.
Vous avez eu du mal à financer le film ?
Ah oui ! Parce que ce sujet n’était pas du tout bankable. Des gens qui me suivent d’habitude ne sont pas venus. J’ai senti que si ça avait été un premier film d’un réalisateur inconnu avec une petite boîte de production, ce film ne se serait pas fait. C’était clair.
C’est la première fois que vous vous inspirez d’un sujet réel et récent pour un film. Vous n’êtes pas ce que l’on appelle un cinéaste “ancré dans le réel”.
Oui, j’essaie toujours d’être plutôt intemporel, ça peut se jouer dans des détails. Quand je filme dans la rue, par exemple, je n’aime pas que l’on voie l’affiche d’un autre film, qui marquerait trop l’époque à laquelle j’ai tourné. Dans Grâce à Dieu, j’ai mis l’affiche de Spotlight, mais ça ne vient pas de moi. Cette affiche était effectivement dans la pièce du commissariat où les victimes venaient déposer. Ensuite, je mène souvent des enquêtes avant d’écrire mes films. Quand j’ai préparé Jeune et jolie, j’ai rencontré des jeunes prostituées, des psychologues, des policiers de la brigade des mineurs qui m’ont parlé de jeunes filles de milieu plutôt bourgeois. Elles n’ont aucun problème d’argent et se prostituent pourtant parce qu’elles sont plutôt dans l’idée de thésauriser cet argent. Pour Sous le sable, j’avais rencontré plusieurs psychiatres. J’avais l’intuition que Charlotte Rampling vivait avec le fantôme de son mari, et que ça lui faisait du bien. J’ai demandé à un psychiatre spécialiste du deuil : “Est-ce qu’elle est folle ?” Et il m’a répondu : “Mais non, elle n’a pas vu le corps de son mari dont on n’a jamais retrouvé la trace, donc elle a besoin de se le représenter pour supporter cette absence de vision.” Ça m’a aidé et ça me rassure par rapport à ce que je veux raconter. Je ne fais pas un cinéma autobiographique mais je pense que si je faisais un film sur moi, j’irais voir un psychiatre (rires).
« Chez les proches, dans la famille, chez les enfants, les parents, parce que ça bouscule tout leur univers et fait naître une grande culpabilité. Mes trois personnages, par la suite, ont subi des menaces » François Ozon
Ce qui est fort, dans le film, c’est que vous montrez que le père Preynat (Bernard Verley), le prêtre qui a abusé de tous ces hommes lorsqu’ils étaient enfants, a toujours reconnu les faits et sa pédophilie. Comment, d’après vous, peut-on expliquer l’attitude de l’Eglise, qui l’a, certes, écarté des camps scouts à partir de 1991, mais l’a laissé continuer à enseigner le catéchisme aux enfants ?
Le problème de l’Eglise est qu’elle a toujours considéré, au même titre que l’homosexualité ou l’adultère, que la pédophilie était un péché comme un autre. Ils n’ont pas hiérarchisé. Ils n’ont rien compris. Mais on peut dire qu’il en va de même pour toute la société, qui n’a pas considéré que la pédophilie était quelque chose de si grave jusqu’à, disons, l’affaire Dutroux. L’Eglise, qui n’est pas spécialement en avance, suit la société. Rappelons qu’au niveau européen, on estime qu’un enfant sur cinq a été victime d’abus sexuels. Aujourd’hui, l’Eglise a compris, mais elle a mis du temps. Les ecclésiastiques disaient : “Ce n’est pas bien, arrêtez”, mais il n’y avait pas de dénonciation. Ensuite, depuis 1991, aucune éventuelle victime du père Preynat ne s’est manifestée à ce jour, et c’est l’argument principal de ses défenseurs comme de ceux de Barbarin. Quand j’ai fait ce film, je ne pensais pas au phénomène MeToo, mais je vois bien que, dans les débats qui suivent les avant-premières du film, tout le monde nous parle de cette libération de la parole, les femmes énormément aussi bien sûr. Tant mieux. Mais parler fait des dégâts. Chez les proches, dans la famille, chez les enfants, les parents, parce que ça bouscule tout leur univers et fait naître une grande culpabilité. Mes trois personnages, par la suite, ont subi des menaces. L’Eglise et les journaux catholiques les ont d’abord considérés comme des gens qui crachaient dans la soupe ou des fouteurs de merde. Ils ont mis du temps à accepter et à écrire qu’ils étaient des lanceurs d’alerte.
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