Dix ans après son dernier film, l’imposant auteur du « Parrain » et d’ »Apocalypse Now » revient, loin d’Hollywood, avec des désirs affirmés d’indépendance et des ambitions artistiques intactes. Rencontre avec un cinéaste définitivement libre.
Retour aux affaires
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Ces dernières années, Sofia Coppola avait un peu effacé le souvenir de son père dans le paysage du cinéma. Le dernier et très bon film de Francis Ford Coppola, L’Idéaliste, n’avait pas fait l’unanimité et date de 97, dix ans déjà. Depuis, Francis s’occupait de ses affaires viticoles et touristiques pendant que sa fille rayonnait de Virgin Suicides en Lost in Translation. Coppola père semblait lost dans un repli obscur de la mémoire cinéphile, et on se souvient de sa ronde silhouette esseulée traînant son ennui dans quelque fête cannoise. Lui, l’immense auteur de Conversation secrète, de la trilogie du Parrain, d’Apocalypse Now, de Coup de cœur, de Rusty James, le fondateur de Zoetrope, le pionnier de l’usage de la vidéo, peut-être le cinéaste le plus aventureux et ambitieux de la génération bénie du Nouvel Hollywood, ne semblait plus susciter qu’indifférence, victime de la cruauté du temps qui passe et de l’accélération des choses. Son retour au cinéma n’est donc que justice et magnifique nouvelle, avec un film qui explore justement le temps qui passe. Et si L’Homme sans âge est inégal, avec son maniérisme ostentatoire et sa structure alambiquée, c’est une émouvante et très personnelle méditation sur la vieillesse, l’envie utopique de vivre plusieurs vies et la peur de ne pas accomplir ses ambitions, la preuve aussi que Francis Ford Coppola n’a pas perdu sa main de cinéaste. On était donc particulièrement heureux de rencontrer cet homme dix ans après L’Idéaliste, et de constater qu’il n’a rien perdu de sa gentillesse, de sa curiosité, de sa modestie, de sa soif de connaissance, de ses ambitions artistiques et de sa croyance optimiste en tous les possibles du monde. Une crème d’homme et d’artiste.
S. K.
Entretien > Pourquoi n’avez-vous pas tourné de film ces dix dernières années ?
Francis Ford Coppola – Il est fréquent que des cinéastes prennent quelques années pour travailler sur le film suivant, surtout s’ils écrivent leur propre matériel. Dans mon cas, je préparais différents projets que je n’ai pas pu mener à terme. Quand on est cinéaste américain, on essaie toujours de faire un film qui cartonne afin de pouvoir ensuite faire en toute liberté des films plus personnels. J’ai toujours agi ainsi. Apocalypse Now, par exemple, était au départ un film de guerre à gros budget qui devait rapporter de l’argent et me permettre de faire des films plus personnels – bon, il se trouve que finalement, Apocalypse est devenu un film d’auteur à gros budget, donc la stratégie classique d’alternance n’a pas marché ! Bref, après L’Idéaliste, je me disais que je devais faire un film dans la veine Disney, ou Pixar, que ce pouvait être une bonne occasion de me refaire. J’ai donc travaillé longtemps sur une adaptation de Pinocchio. Au moment où nous nous apprêtions à tourner avec Columbia, Warner nous a notifié que Pinocchio leur appartenait ! J’ai dit, comment ça, Pinocchio vous appartient ?! Pinocchio appartient à tout le monde ! Bref, on a eu un long procès, que j’ai gagné, et Warner nous devait 100 millions de dollars.
Aviez-vous des raisons également personnelles de faire Pinocchio ?
Oui et non. Pour être honnête, les raisons premières étaient que je voyais là une occasion de me frotter aux nouvelles technologies et d’être présent au commencement d’une nouvelle ère. Une raison plus personnelle, c’est que mon père venait de mourir, et que j’avais pour la première fois l’occasion de m’essayer à composer moi-même la musique et les chansons du film. Et puis Pinocchio est une histoire de père et de fils, c’est un grand classique italien… Mais tout cela s’est terminé au tribunal. J’étais aussi un peu découragé d’avoir investi tant d’énergie et plus de deux ans de ma vie pour rien.
Vous pensiez abandonner le cinéma et vous consacrer au vin ?
J’ai réfléchi et je me suis dit qu’il ne me restait pas tellement de temps dans ma vie, que je ne ferais peut-être jamais plus de films à gros budget et grosses ambitions commerciales, qu’il valait peut-être mieux me mettre tout de suite à mes projets personnels plutôt que de m’échiner à passer par la case gros film de studio. J’ai ensuite repris un projet auquel je tenais depuis longtemps, Megalopolis. J’ai énormément travaillé sur ce scénario et ce n’était pas facile. Déjà, ce n’était pas un projet bon marché. Ensuite, le film était censé se passer à Manhattan et explorer la thématique de l’utopie. Et alors que nous travaillions dur, que des équipes tournaient déjà des repérages, boum ! le 11 Septembre. Tout d’un coup, le thème de l’utopie en prenait un coup, surtout à New York. C’était difficile de ne pas inclure ce nouvel évènement dans ma fiction, mais je ne savais pas comment m’y prendre. J’ai une certaine volonté, je suis obstiné, je n’aime pas abandonner un projet avant d’avoir lutté. Mais quand vous vous obstinez trop, dans certains cas, il peut vous arriver d’être piégé. En outre, je menais ce projet ambitieux dans un contexte où le système des studios avait évolué et ne voulait plus produire que des gros films à destination des teenagers du genre Pirates des Caraïbes. Faire un drame pour adulte dans ces conditions… J’étais coincé. Exactement comme quand vous tombez amoureux d’une femme qui ne veut pas de vous. Quand cela vous arrive, non seulement vous n’avez pas cette femme-là, mais vous n’avez pas non plus les autres parce que vous êtes obsédé par celle-là. Bref, tout ce temps où j’étais obsédé par Megalopolis, je ne faisais évidemment aucun autre film.
Comment êtes-vous passé de Megalopolis à L’Homme sans âge ?
Megalopolis parlait aussi de conscience, de perception, et une amie dont je sollicitais l’avis sur ce projet m’a dit que je devrais lire Youth without Youth de Mircea Eliade. Et en le lisant, je me suis dit qu’au lieu de m’acharner sur une femme qui ne me veut pas je ferais mieux de me tirer avec cette jolie fille roumaine ! Et c’est ce que j’ai fait, discrètement. J’ai acheté les droits du livre sans le dire à personne, j’ai écrit un scénario. Puis j’ai fait un voyage avec ma petite-fille, qui avait 18 ans à l’époque, notre destination était la Russie mais nous avons décidé de passer par la Roumanie. Je lui ai dit que j’allais faire un film ici et je lui ai demandé si elle voulait bien m’aider.
L’Homme sans âge ressemble-t-il à ce que vous appelez un film personnel ?
Complètement. C’est l’histoire d’un homme vieillissant qui redevient jeune, et moi, en faisant ce film, j’étais un cinéaste qui voulait redevenir un étudiant en cinéma, je ne voulais plus être dans la peau du grand cinéaste célèbre, avec les pressions et contraintes qui vont avec, notamment l’obligation d’avoir un hit pour continuer, etc. Beaucoup de cinéastes de mon âge sont dans cette situation : chaque année, les studios engagent des scénaristes pour écrire deux ou trois scénarios, ils choisissent celui qui leur paraît le plus commercial et ils engagent ensuite le cinéaste pour le réaliser. Je ne voulais plus de cette situation de dépendance, je ne voulais plus faire ces films qui ne sont que des produits déjà faits et déjà vus ! Neuf fois sur dix, quand vous allez au cinéma aujourd’hui, le film ressemble à dix autres déjà faits.
Avez-vous parfois des regrets d’avoir travaillé si longtemps dans le système des studios ?
Comment pourrais-je regretter ma vie et ma carrière ? J’avais seulement 29 ans quand j’ai réalisé le premier Parrain, et c’est sûr que ce film a bouleversé ma vie. Moi, je voulais faire des films comme Antonioni, je voulais faire des films dans la lignée de ces grands films d’art européens des années 50 et 60, je ne voulais pas spécialement devenir un célèbre cinéaste hollywoodien. Mais il se trouve que le gros succès hollywoodien m’est tombé dessus quand j’étais jeune, alors maintenant que je suis vieux, peut-être que je peux entamer une carrière de jeune cinéaste débutant ! J’ai juste inversé les périodes.
La distinction entre films hollywoodiens et films d’auteur est un peu spécieuse dans votre cas parce que vos films hollywoodiens sont aussi de grands films d’auteur très personnels.
Je ne sais pas, c’est aux critiques de le dire. Les critiques voient beaucoup de films et parfois ils disent qu’il existe des points communs, des constantes thématiques ou esthétiques entre tel et tel de vos films. Mais la personne qui fait les films, qui a la tête dedans, elle ne sait pas, elle n’a pas le recul pour savoir ce genre de choses. On ne fait pas les films en pensant consciemment à ce genre de question.
Qu’avez-vous en commun avec Dominic Matéi, le personnage de L’Homme sans âge?
Comme lui, j’ai en moi cette soif de savoir, j’adore apprendre, j’ai envie de mieux comprendre le monde. Déjà quand j’étais jeune, j’étais habité par ce désir de connaissance. Je m’interrogeais sur le concept de réalité. Est-ce que ce que je vois est vraiment vrai ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres réalités invisibles derrière les réalités visibles ? J’ai toujours voulu comprendre et approfondir la notion de réalité, parce que je n’ai jamais cru que la réalité se réduisait à ses apparences. Et en vieillissant, en lisant de plus en plus, y compris des ouvrages philosophiques, ce questionnement n’a fait que croître et s’épaissir. Il est clair pour moi que nos moyens limités de perception ne nous permettent pas de voir toute la réalité. Mais si on ne peut pas percevoir toute la réalité, alors quelle est cette réalité ? C’est toute la question. Si je ne peux pas avoir la réponse à cette question, je peux au moins y réfléchir, en rêver, imaginer des réponses, des hypothèses. Adapter au cinéma l’histoire de Mircea Eliade me permettait de faire un film à plusieurs niveaux, un film auquel chacun peut prendre plaisir comme à un conte de fée, une histoire d’aventure avec de belles images, mais à un autre niveau, c’est un film philosophique qui interroge sur le sens de l’existence, sur la réalité de ce que nous percevons. Ce film dit que, peut-être, il n’existe pas de catégories comme le haut et le bas, le masculin et le féminin, le bien et le mal, qui sait… J’aime l’idée de raconter une histoire qui fait réfléchir bien après que vous avez vu le film. J’aime l’idée que le cinéma provoque des discussions philosophiques, mais j’aime aussi l’idée que le cinéma ne soit pas que ça. Je suis contre l’idée de films complètement abscons, ésotériques. Il faut les deux niveaux, une histoire compréhensible par tous et une portée plus complexe.
Partagez-vous avec le personnage cette peur de ne pas avoir le temps d’accomplir votre grand œuvre ?
Toute ma vie, j’ai eu pour ambition de réaliser le chef-d’œuvre, un film complètement personnel, magnifique, bouleversant.
Mais vous avez concrétisé cette ambition, plusieurs fois.
Non, je ne crois pas. Peut-être vais-je y parvenir avec le prochain, celui que je vais tourner en Argentine. Mais peut-être sommes-nous condamnés à ne jamais être satisfait, comblé par ce que nous faisons ?
Vous croyez que votre meilleur film est toujours le prochain ?
Oh, j’aime bien certains de mes films, mais on peut toujours faire mieux. Je respecte vraiment Le Parrain, ce fut un phénomène culturel, il m’a rendu célèbre et m’a permis de faire librement les films suivants. Apocalypse a été une grande aventure à tous points de vue… J’ai aussi une tendresse pour mes films plus petits, moins chers, comme Rusty James ou Conversation secrète. Mais j’aimerais réussir un film ultra personnel, plus personnel que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, un film qui soit beau comme Tennessee Williams peut être beau, un film qui soit comme de la poésie, ou comme une tragédie. Parce que c’est quand nos cœurs sont déchirés que nous savons vraiment ce que signifie être humain. Si je persiste à essayer, je vais bien finir par y arriver. Le film que je vais faire en Argentine est basé sur une histoire que j’ai écrite, une histoire personnelle et tragique. L’Homme sans âge Youth est de ce point de vue un film de transition, une passerelle vers ce film personnel que j’ambitionne.
Comment avez-vous vécu l’expérience de tournage de L’Homme sans âge : petite production, pays étranger, retour au cinéma après dix ans, loin du cœur de l’industrie du cinéma américain ?
Nous avons établi sur ce tournage une méthode de tournage qui est parfaite pour moi dans les pays étrangers. Je débarque avec tout le matériel technique ; en revanche, je n’amène personne et je prends les techniciens sur place. Cela me permet de travailler dans des conditions de légèreté, d’intimité et de liberté aujourd’hui impossibles aux Etats-Unis. En Amérique, tout est sous contrôle, dès que vous bougez le petit doigt vous avez une armée d’avocats sur le dos. Entre les financiers et les avocats, on ne peut plus y faire de cinéma libre.
Il est réconfortant que quelqu’un de votre âge et de votre statut vive encore le cinéma comme une aventure.
Le cinéma est à coup sûr une aventure. Mais je ne prends pas tant de risques parce que mes entreprises dans le vin et le tourisme ont gagné suffisamment d’argent pour me permettre d’investir dans mes films. Mon histoire est marrante, non ? Combien de cinéastes ayant connu une grande carrière se sont reconvertis avec succès dans un autre secteur, puis ont utilisé ces nouveaux bénéfices pour revenir dans le cinéma ? Peut-être qu’un jour quelqu’un fera de ma vie un film.
Vous évoquiez le 11 Septembre. Que pensez-vous de la politique extérieure américaine de ces dernières années, de la réponse de Bush au 11 Septembre ?
C’est une tragédie de voir qu’un pays aussi merveilleux que les Etats-Unis soit dirigé de façon aussi catastrophique. On peut toujours débattre des objectifs de ce gouvernement, parce que ce pays a réellement été attaqué et que la question d’une riposte ou d’une défense se posait vraiment. Mais la façon dont ils ont riposté a été d’une maladresse et d’une stupidité qui n’appellent pas débat. J’ai honte du manque de réflexion dans les décisions de ce gouvernement. Il n’y a eu aucune intelligence dans notre diplomatie, ni même aucune intelligence dans notre manière de mener la guerre. C’est d’autant plus malheureux que les Etats-Unis sont une grande nation. Vous savez, c’est un pays d’immigrés, et tout pays d’immigration est un grand pays. Nous gagnons tellement de nos immigrations successives. Nous avons eu les Juifs, les Italiens, les Irlandais, maintenant nous avons les Chinois, les Latinos… Nous sommes riches de tout ça, nous sommes grandis de tout ça. Notre problème, c’est notre gouvernement. Mais il ne faut pas désespérer, d’un mal peut sortir un bien. Cette administration va peut-être rabaisser tellement notre pays qu’il va renaître de plus belle. Il y a toujours aux Etats-Unis un potentiel extraordinaire, des gens extraordinaires, des institutions éducatives extraordinaires… Et je pense sincèrement que les Américains, les citoyens, sont au fond des gens bien, des gens ouverts, même s’ils sont parfois mal guidés. Si les Etats-Unis se retrouvent, c’est une force qui comptera de nouveau positivement sur cette planète.
Comment expliquez-vous que votre talent de cinéaste se soit transmis aussi gracieusement à vos enfants, notamment à votre fille Sofia ?
Ça remonte même aux anciennes générations. Mon oncle était un grand chef d’orchestre, mon grand-père a inventé la machine qui a rendu les films parlants, mon autre grand-père était un fameux songwriter napolitain… Il y a toujours eu dans ma famille une tradition artistique et une tradition technologique, et ça a fini par bien fusionner dans le cinéma qui est un mélange d’art et de technologie. Dans les jeunes générations Coppola, il y a mon neveu Nicholas Cage, il y a Sofia et Roman, il y a leur jeune cousin, l’acteur Jason Schwarztman… C’est une grande famille italienne qui est dans les arts et la technologie sur plusieurs générations. J’ai même un oncle qui se prénomme Archimède !
Sofia vous a un peu remplacé sur la planète cinéma. Etes-vous heureux de son succès ?
Ses films sont magnifiques ! Je les aime tous, mais j’avoue une préférence pour Marie-Antoinette, que je trouve très original, très personnel. C’est un film qui parle quasiment sans mots, sans dialogues, juste par la pure mise en scène. Pour moi, ce film est un poème.
Vos relations père fille ont-elles changé ?
Regardons les choses en face : quand un enfant acquiert son autonomie artistique et financière, il n’écoute plus son père ! “Ouais, papa, c’est ça, cause toujours, je te rappellerai plus tard” ! Mais bon, notre famille est toujours très unie, très proche, nous nous voyons souvent. Maintenant, Sofia est concentrée à 100 % sur sa fille, elle adore être une maman.
Entretien réalisé par Serge Kaganski et Christian Fevret
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