L’attente a été longue depuis Mulholland Drive. Mais le nouveau cauchemar de David Lynch est pire que ce qu’on espérait. Rencontre avec le très barré auteur d’Inland Empire, son film le plus radical et le plus éprouvant.
A part un léger vieillissement des traits du visage, David Lynch ne change pas. C’est la quatrième ou cinquième fois qu’on le rencontre ces dix dernières années et il arbore toujours sa célèbre « pompadour » grisonnante, son pantalon à pinces grège, sa chemise blanche boutonnée jusqu’au col et sa veste noire. De même qu’il reste d’une courtoisie exquise, et parle toujours d’une voix claire, avec son éternel et inimitable phrasé américanonasillard. Mais si le créateur d’Inland Empire parle clair, il ne faut pas s’attendre pour autant à ce qu’il éclaircisse les zones d’ombre de son nouveau grand oeuvre. Lynch a toujours esquivé le pourquoi, et c’est la raison pour laquelle nous l’avons surtout questionné sur le comment. Il a ainsi longuement évoqué le processus de son écriture, sa relation aux acteurs et particulièrement à Laura Dern, les circonstances qui l’ont amené à tourner à Lodz, en Pologne, ou son statut particulier de star mondiale d’un cinéma qui n’obéit pas du tout aux lois du marché et du blockbuster. Et il s’est montré intarissable sur la méditation transcendantale, qui semble être la clé de vožte du lynchland. Lynch a beaucoup parlé, mais son mystère et celui de ses films demeurent. Tant mieux.
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ENTRETIEN > Une question provocante pour vous : quel est le sens d’Inland Empire ?
David Lynch – (rires)… Voilà vraiment une très mauvaise question ! J’ai envie de la retourner :et à votre avis ? Le film est terminé, il est là.
J’ai travaillé dessus pendant trois années, jusqu’à ce que j’estime qu’il était finalisé. Ensuite, il appartient aux gens qui le voient. Mais je reconnais que certains films sont plus faciles que d’autres. En même temps, le langage du cinéma nous permet de raconter et de comprendre des choses selon des processus différents. Il y a la compréhension intellectuelle et la compréhension émotionnelle. Les grands poètes sont capables de transmettre des émotions avec des mots parfois très abstraits. Eh bien, c’est pareil avec le cinéma. Un film, c’est un flux de temps, de sons et d’images tressés ensemble. En fait, ça se rapproche plus de la musique que des mots, mais c’est encore plus que de la musique. Et ce flux crée une magie parfois difficile à mettre en mots. Justement, à la vision d’Inland Empire, on se dit que le processus d’écriture d’un tel film est très mystérieux. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je n’ai quasiment rien improvisé sur le tournage. En fait si, un peu, mais dans des proportions minimes. Vous le savez, je crois dans les idées. De temps en temps, on attrape une idée dont on tombe amoureux. Quand cela arrive, l’essentiel du travail est fait, vraiment ! Dans le cas d’Inland Empire, j’ai couché cette idée sur le papier, j’ai écrit beaucoup de scènes, et si on les reliait ensemble, on obtiendrait ce qu’on appelle un scénario. A partir de là, un projet plus vaste que mon idée de départ a émergé. Ce lien entre les scènes m’est apparu pendant le tournage, alors qu’habituellement cela se passe pendant l’écriture.
Quand vous écrivez une scène, s’agit-il d’une tonalité générale, ou bien écrivez-vous chaque détail, chaque élément de décor, la place de la caméra, etc. ?
Certainement pas la place de la caméra. Pour moi, le processus d’écriture sert surtout à ne pas oublier mes idées. Ce que j’écris généralement, c’est un lieu, éventuellement une atmosphère, les personnages et le dialogue. Et c’est tout. ‚a me suffit à me souvenir de mon idée. Et quand je tourne, j’essaie de transcrire au plus près mon idée. Je vais vous donner un exemple : un acteur dit une ligne de dialogue, et ça ne me paraît pas conforme à mon idée. Alors nous en discutons, l’acteur redit le dialogue, et ce jusqu’à ce qu’une ampoule imaginaire s’allume au-dessus de la tête de l’acteur et qu’il parvienne à dire le dialogue selon mon idée. Et on y arrive toujours.
Votre relation de travail avec Laura Dern était-elle dans la norme du rapport actrice/ réalisateur, ou bien Laura a-t-elle contribué à la construction de son personnage, au stade de l’écriture par exemple ?
Comme je dis, les idées viennent, et il s’agit de leur rester fidèle. Laura et moi avons beaucoup discuté sur ce film, et souvent, je lui disais : « Je ne sais pas ce qui se passe après, je ne sais pas ce que signifie cette scène, je ne sais pas ceci ou cela. » Mais quand on se concentrait sur la scène, là je savais quoi faire et comment le faire. Je maîtrisais chaque morceau un par un, mais pas l’ensemble. Sur chaque scène, nous discutions jusqu’à ce que Laura attrape mon idée et allume la scène. Ensuite, son travail consistait à incarner mes idées, à les rendre réelles, crédibles, à un niveau profond. C’est une grande actrice.
Comme tous vos films, Inland Empire est riche en personnages secondaires étranges et mémorables, comme la vieille dame qui vient prendre le thé chez Laura Dern.
C’est Grace Zabriskie, que vous avez déjà vue dans Twin Peaks où elle jouait la mère de Laura Palmer. C’est aussi elle qui aide à tuer Harry Dean Stanton dans Sailor & Lula. Elle peut être très inquiétante. C’est une de ces actrices peu connues mais qui travaillent constamment. J’aime Grace et je crois qu’elle est capable de tout jouer
Comme Mulholland Drive, ce film a en partie pour sujet Hollywood. Cela peut sembler paradoxal alors que vous êtes de plus en plus étranger à l’industrie hollywoodienne.
Peut-être est-ce dû à ma fascination pour le vieil Hollywood. J’aime Los Angeles parce qu’y coexistent plusieurs strates historiques. L’âge d’or hollywoodien y est toujours vivant, présent. Certes, ces traces du vieil Hollywood sont de plus en plus rares, de plus en plus recouvertes par le temps, mais elles sont là, comme un parfum qui flotte dans l’air ambiant. J’ai cette fascination pour l’âge d’or des
studios et pour la magie qu’ils ont créée.
Comment expliquez-vous qu’un amoureux de l’histoire d’Hollywood ne puisse plus y trouver sa place aujourd’hui ?
Je n’ai plus ma place à Hollywood, mais j’ai trouvé une tellement bonne maison de remplacement en France, où les gens pensent juste sur ce que peut ou doit être un film. La France est la grande protectrice de la notion d’auteur de cinéma, la protectrice de l’art. C’est tellement important. La seule chose qui me déçoit ici, c’est que vous allez suivre les autres pays et interdire de fumer. Franchement, ça me déprime. Ce courant qui a commencé en Californie est vraiment fâcheux.
Pourquoi ou comment avez-vous croisé la ville de Lodz, en Pologne ?
J’y suis venu pour un festival. C’est une ville de cinéma, il y a une célèbre école. Mais c’est aussi une ville industrielle et j’adore ça ! J’ai beaucoup photographié les usines de Lodz… Mais j’aime aussi l’architecture du centre-ville, particulièrement en hiver. La lumière d’hiver est formidable là-bas, les nuages sont très bas et très gris, et ils se mélangent à la ville.
L’attrait poétique ou architectural de Lodz était-il votre seule motivation, ou étiez-vous aussi intéressé par son histoire, marquée par le communisme et le nazisme ?
Mes idées pour les scènes situées à Lodz n’étaient pas spécifiquement reliées à cette histoire, mais elles étaient porteuses d’une tonalité sombre, inquiétante, qui est peut-être inconsciemment liée au passé de la ville. Mais il y a aussi autre chose qui m’a marqué en Pologne dès mon premier voyage : une nouvelle génération arrive, beaucoup plus optimiste que les précédentes. Le communisme, c’est terminé. La Pologne est un pays libre, et les gens sentent ça, s’enivrent de ce sentiment nouveau.
Dans le film, c’est peu dire que vous ne véhiculez pas cet optimisme nouveau des Polonais.
Certes non, mais c’est le film qui veut ça.
Comme tous vos films, Inland Empire impressionne par la minutie des détails sensoriels, dans l’image, mais peut-être encore plus dans le son. On a le sentiment que vous allez encore plus loin dans cette direction de la sensation pure, par exemple en modifiant la texture d’une voix au cours d’une même séquence.
Ma motivation primordiale, je le redis, est de rester fidèle aux idées. Le langage d’un film, c’est de l’image et du son défilant ensemble. Du côté de l’image, je ne tourne pas tant que ce que je vois devant mes yeux ne me paraît pas bien, en termes de lumière, d’aspect du lieu, etc. Ensuite, les acteurs se mettent à parler, et on se rend compte qu’il y a un milliard de façons d’énoncer une phrase ou un mot. La texture d’une voix, le phrasé doivent sonner juste à mes oreilles. Aujourd’hui plus que jamais, la qualité d’une voix peut être manipulée à loisir. C’est un travail important et très délicat. Ensuite, c’est pareil avec tous les sons : il y a un milliard de combinaisons, mais il n’y en a qu’une, ou peut-être deux, qui se mêle parfaitement aux autres éléments du film ou de la scène. Prenons les bruits de pas, les ouvertures ou fermetures de porte : s’ils ne sonnent pas juste, ces bruits peuvent bousiller une scène. Ensuite, il y a les sons abstraits, qui s’approchent de la musique, par exemple le son d’une présence invisible dans une pièce ou celui de la circulation automobile. Enfin, il y a la musique. Tous ces sons peuvent nager ensemble dans une belle harmonie ou une belle dissonance, mais il faut beaucoup de travail et d’expérimentations pour parvenir au bon résultat. Robert Altman était un grand expérimentateur du son.
Vous considérez-vous comme un cinéaste expérimental ?
Peut-être. Mais un cinéaste expérimental, c’est quoi au juste ? Je n’en sais rien. J’ai des idées, j’essaie de les concrétiser par le cinéma. Mais je ne vois pas en quoi ce serait différent dans le cas d’un film au scénario classique. Le cinéma expérimental, à mon sens, ce serait quand le cinéaste admet qu’il ne connaît et ne maîtrise rien et qu’il se met à filmer ce qui lui passe par la tête ou devant les yeux, et ensuite, voit ce que cela donne au montage. Mais même dans ce cas, je ne serais pas certain de l’étiquette. Je ne suis même pas sžr que quiconque puisse faire un film que personne ne comprenne. Il y a tellement de possibilités, de combinaisons, dans la vie, qui permettent de casser les codes normatifs. Le cinéma doit pouvoir explorer et montrer ces possibilités, mais je ne considère pas cette démarche comme expérimentale.
Avez-vous conscience de votre statut unique, celui d’un cinéaste totalement libre dans sa création mais à l’aise financièrement, tant personnellement que pour produire ses oeuvres ?
Nous sommes tous libres, y compris ceux qui travaillent pour les studios. Il suffit de vouloir cette liberté et de la prendre. Mais il y a une chose terrible, c’est quand quelqu’un engage un réalisateur et ensuite l’empêche de faire son film comme il l’entend. Chaque réalisateur, chaque créateur a comme une ampoule de vie, de lumière et de créativité en lui. Ce genre de chose peut faire exploser l’ampoule. D’un autre côté, si vous êtes dans ce système des studios, et qu’un dirigeant vous demande poliment : « Serait-il possible de remanier ceci ou cela ? », là c’est une autre histoire. L’idée des dirigeants du studio peut être bonne, y compris aux yeux du réalisateur. Une idée est une idée, peu importe d’où elle vient.
Les idées des dirigeants de studio sont généralement motivées par des considérations de marketing.
Les idées uniquement issues de considérations commerciales sont pour moi une horreur. Dino (de Laurentiis) avait le final cut sur Dune. J’en suis quasiment mort. Et je ne veux plus jamais revivre une telle expérience.
Vous faites beaucoup de méditation transcendantale. De quoi s’agit-il exactement ?
(Très habité par le sujet…) Il y a beaucoup de formes de méditation. Le mot « transcender » est la clé de la méditation transcendantale. C’est une technique mentale, qui permet à chaque être humain de plonger dedans. Et quand on plonge dedans, on peut expérimenter certains niveaux de la conscience, passer par-delà l’ego, et « transcender » pour atteindre les niveaux les plus profonds de l’existence. Ce que la science moderne appelle « le champ universel », la science védique l’appelle atma, le soi-même, l’être pur. Ce champ a en fait plein de noms : la totalité, l’absolu, l’intelligence créative, la béatitude, l’énergie pure, l’amour universel, le savoir total…
C’est quoi, « plonger dedans » ?
(Très habité par le sujet…) Il y a beaucoup de formes de méditation. Le mot « transcender » est la clé de la méditation transcendantale. C’est une technique mentale, qui permet à chaque être humain de plonger dedans. Et quand on plonge dedans, on peut expérimenter certains niveaux de la conscience, passer par-delà l’ego, et « transcender » pour atteindre les niveaux les plus profonds de l’existence. Ce que la science moderne appelle « le champ universel », la science védique l’appelle atma, le soi-même, l’être pur. Ce champ a en fait plein de noms : la totalité, l’absolu, l’intelligence créative, la béatitude, l’énergie pure, l’amour universel, le savoir total…
Ca dure combien de temps ? Une heure ?
Vous transcendez dès les premières minutes. Quand vous transcendez, vous rencontrez une expérience que vous auriez souhaité avoir toute votre vie. En français, on appelle cela « béatitude ». En anglais, c’est le « bliss ». C’est le bonheur physique, mental, émotionnel et spirituel. C’est puissant ! Et cela existe potentiellement en chacun, si on parvient à l’atteindre. Il y a une technique pour ça, donnée par le maharashi. C’est un simple véhicule pour vous transporter vers la béatitude, comme vous prendriez un avion pour New York. Mais la béatitude n’est pas un lieu géographique, elle est « là, là-bas et partout » comme chantaient les Beatles, « Here, There and Everywhere« , ça leur est venu du maharashi. C’est donc une technique permettant de dévoiler toutes les potentialités d’un être. C’est tout. Apprendre et connaître cette technique, c’est l’enlightment, l’initiation. Nous avons tous un potentiel gigantesque.
Ce type de méditation vous aide donc à développer votre potentiel et à faire les films que vous faites ?
Oui. Si vous étiez un homme d’affaires, cela vous aiderait en vous donnant plus d’idées, plus d’énergie, plus de joie intérieure. Cela aide à regarder un arbre, à prendre plus de plaisir à marcher, à parler… Et la méditation contribue à éloigner les aspects négatifs de votre vie. J’étais empli de colère à cause de mon premier mariage. Deux semaines après que j’ai commencé à méditer, ma première femme est venue me voir pour me demander : « Qu’est-ce qui se passe ? – Que veux-tu dire ? – Cette colère, comment as-tu fait pour la chasser ? » Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle s’était dissipée ! Et si on vous disait qu’il est préférable de garder sa colère et de rester soi-même ?
N’avez-vous pas peur de perdre votre personnalité ?
Au contraire, on devient encore plus soimême. Et quand vous repensez à des sentiments tels que la colère, la peur, la haine, la déprime, le chagrin, la tension, vous vous rendez compte que ce ne sont pas là de bons outils pour un cinéaste. Ces sentiments entravent la créativité. Quand on est déprimé, on ne peut même pas sortir de son lit, alors comment pourrait-on créer ? Mais ce bonheur n’est pas une impasse de bêtise, c’est une beauté épaisse qui permet d’apprécier et de comprendre au mieux la condition humaine. Moi, je « transcende » vingt minutes le matin, vingt minutes l’après-midi, et tout s’améliore. Une autre analogie du niveau de conscience atteint par la méditation est le « trésor ». C’est comme si vous entriez dans la vie avec une certaine somme dans vos poches. Pour moi, il est absurde de se dire « je vais me contenter de cette somme » alors qu’il existe une technique qui vous permet de plonger en vous et d’atteindre le « trésor ». Et dans ce « trésor », les sommes sont illimitées ! Habituellement, on souffre en travaillant, en créant, et on est récompensé quand le travail est accompli. Avec la méditation, travailler devient un plaisir, et si jamais on rencontre un échec, on n’en est pas dévasté. On prend tellement de plaisir à faire, à créer, que la qualité du résultat ou le regard d’autrui sur le résultat importent moins.
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