Avec « Les Promesses de l’ombre », film de gangsters londonien, David Cronenberg et Viggo Mortensen poursuivent leur fascinante collaboration entamée avec « A History of Violence ». Entretien joyeux entre deux complices qui n’aiment rien tant que se taquiner en public.
« Sans Viggo, je n’aurais pas fait ce film »
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En deux films, A History of Violence et Les Promesses de l’ombre, ces deux-là semblent s’être trouvés. Bien sûr, David Cronenberg avait déjà travaillé avec de grands acteurs (James Woods, Christopher Walken, Jeremy Irons…) et Viggo Mortensen avait tourné avec de bons cinéastes (Sean Penn, Gus Van Sant…), mais il exsude de leurs deux films en commun une sensation d’alchimie idéale, comme si le physique sculptural et le beau visage de sphinx de l’acteur étaient faits pour les thrillers secs et moralement complexes du cinéaste canadien. Leur complicité semble se prolonger dans la vie, le couple parsemant notre entretien d’un classique numéro de duettistes où Cronenberg joue le chambreur taquin et Mortensen le souffre-douleur impassible, reproduisant ainsi sur un mode humoristique ce qu’on imagine être le rapport habituel entre un cinéaste (l’artiste en chef) et ses acteurs (pâte à modeler entre les mains du premier). Entre deux vannes ironiques, les deux parviennent malgré tout à décrire leur relation de travail, le processus de documentation sur la culture russe qui a servi de base au nouveau film, ainsi que le tournage d’une scène de baston majeure – réinvention d’une figure obligée du cinéma d’action qui restera dans les mémoires. Tout commence par une critique du film parue dans le Los Angeles Times.
Entretien > David Cronenberg – Je viens de lire une critique des Promesses de l’ombre positive mais très agaçante.
Viggo Mortensen – Souvent, les critiques ne savent pas quoi penser d’un film. Cette critique reproche-t-elle sa violence au film ?
D. C. – Non, c’est au sujet de Viggo !
V. M. – Je n’ai pas lu celle-là, mais souvent, même quand une critique est mitigée, elle commence par dire : “Je ne suis pas sûr que ce film soit très bon”, puis elle donne la liste de tout ce qui est bon dans le film ! Mais que dit cette critique du LA Times, David ? Que je suis une erreur de casting ?
D. C. – Naaan… Je ne vais pas te le dire. Lis-la !
V. M. – Allez !
D. C. – Elle dit que dans ce film, tu as l’air d’être issu de la technologie ! Que tu n’es pas un acteur ou un personnage mais un robot.
V. M. – Ah, ah, ah ! Elle n’a probablement pas vu le film.
D. C. – Techniquement, elle est favorable. Mais ce commentaire sur toi est très horripilant.
On ressent une alchimie très forte entre vous dans vos deux films, comme si chacun avait trouvé son partenaire de cinéma idéal.
D. C. – En effet, vous pouvez déjà constater à quel point nous fonctionnons en duettistes !
V. M. – David utilise de puissants et subtils outils psychologiques avec les acteurs. Il met en place une atmosphère très apaisante, café et petits gâteaux sur le plateau, mais, par exemple pendant le tournage, il passait sans arrêt des enregistrements audio, des discours de Staline, et notamment une phrase en boucle, et en russe. J’ai fini par comprendre ce qu’elle signifiait : “Je n’ai confiance en personne, pas même en moi.” Et cette phrase passait et passait et passait.
D. C. – Et il avait bien raison de ne pas se faire confiance ! Comment vous êtes-vous rencontrés ? Connaissiez-vous le travail de l’autre ?
V. M. – Ah, si j’avais su !
D. C. – La première fois, c’était il y a quelques années, au Festival de Cannes, dans un château décoré dans le style Seigneur des anneaux pour la fête du film. C’est là que j’ai rencontré Viggo, qui avait les cheveux jusqu’aux épaules et qui m’a dit : “J’aime vos films.” Il ne s’en souvient pas ! Liv Tyler était avec nous, très sympathique, mais tu étais plutôt froid, distant. J’avais vu des films avec Viggo, je pensais qu’il était un acteur secondaire intéressant, certainement pas un acteur de premier rôle !
Vous l’aviez vu dans The Indian Runner de Sean Penn ?
D. C. – Non, mais je savais de réputation que Viggo était bon dans ce film. Je n’ai vu que les mauvais films de Viggo ! Ensuite, quand je commençais à travailler sur A History of Violence, nous nous sommes rencontrés à Los Angeles, au restaurant du Four Seasons. Viggo est arrivé, il était de mauvais poil, il ne s’en souvient pas. Je crois qu’il s’interrogeait sur le contenu politique de l’histoire, il était très concerné par l’orientation du message politique du film. Je me suis dit qu’il ne ferait jamais de film traitant de la violence, parce qu’il est trop politiquement correct. Viggo, j’étais vraiment très incertain de ton envie d’entrer dans ce projet, tu me renvoyais une vibration très froide.
V. M. – Tu n’aurais jamais dû parcourir tout ce chemin depuis le Canada.
D. C. – C’est vrai, surtout juste pour te rencontrer. Bref, nous avons malgré tout beaucoup discuté, et quand nous nous sommes quittés, je ne savais toujours pas s’il allait faire le film ou pas. Puis il m’a téléphoné et s’est mis à me parler du film et de son personnage. Il m’a rappelé le jour suivant, puis le jour d’après… A un moment, je lui dis : “Viggo, tu fais ce film, ou non ?” Et il me répond : “Ben oui, bien sûr !” Il ne m’avait jamais dit clairement oui ou non, ni à quel moment il s’était décidé.
David, vous choisissez vos acteurs strictement à partir de critères artistiques ou aussi en fonction des relations personnelles que vous nouez avec eux ?
D. C. – J’ai choisi Viggo parce qu’il était le seul que je pouvais obtenir. Et parce qu’il n’était pas cher. A la fin, il m’a dit : “Je ferai tout ce que tu dis.” Voilà le type d’acteur qui me plaît ! Obéis aux ordres et ne m’emmerde pas ! Voilà le fondement de notre relation.
V. M. – Je savais que David était un cinéaste artiste, qu’il semblait très intelligent. Je me demandais si dans nos relations, il serait agréable ou étrange. Il est les deux. Il est agréablement étrange ou étrangement agréable ! Nous sommes désormais des amis. Nous sommes sur la même longueur d’onde, nous pouvons abattre beaucoup de travail sans avoir besoin de nous parler énormément. On n’a pas besoin de perdre notre temps dans d’interminables analyses. Pour un acteur, une conversation conceptuelle n’est pas l’idéal : un acteur ne joue pas des idées, mais du concret, des gestes, des situations. C’est pareil pour la fabrication d’un film : il peut y avoir un travail conceptuel préparatoire, mais quand on est en tournage, sur le plateau, il n’y a que du concret.
Viggo, étiez-vous vraiment inquiet du contenu politique de A History of Violence ?
V. M. – Pas exactement. Quand j’ai lu la première version du scénario, je craignais qu’il ne s’agisse que d’un exploitation movie (série B commerciale de bas niveau – ndlr), de la violence pour la violence, de la violence juste pour gagner du fric avec les mauvaises pulsions du public. Et ça, ça ne m’intéresse pas. Je suppose que toi non plus, David, ce type de cinéma cynique et sans réflexion ne t’intéresse pas. Mais toutes mes interrogations sur le scénario, David y avait déjà pensé. Donc ça a collé tout de suite entre nous.
D. C. – Je n’étais sûr de rien avec toi. Tu m’as laissé en suspension. C’était sans doute une stratégie de ta part. Une stratégie qui marche aussi avec les femmes ?
V. M. – Parfois. Toujours avec le mauvais type de femme !
Viggo, est-ce que David vous a surpris ?
V. M. – Oui, surtout pour A History…, parce qu’avec Les Promesses… je le connaissais mieux. Mais la plus grande surprise, ce fut de découvrir à quel point c’est agréable, drôle, de tourner avec lui. Même les scènes difficiles sont marrantes à jouer, avec beaucoup de blagues sur le plateau, une ambiance très relax. Il est très doué pour créer une atmosphère de travail dans laquelle chaque membre de l’équipe se met en quatre au service du film et de l’histoire. Même si c’est David le décisionnaire, tout le monde, acteurs et techniciens, est uni au service de l’histoire. Et sur un plateau de David, il y a beaucoup de rires, d’enthousiasme, même si les scénarios que l’on tourne sont durs.
D. C. – On me demande souvent ce qui fait ma signature, comment je place ma griffe. Mais je ne pense jamais à ça pendant un tournage. Je ne pense qu’à des questions de base : comment rendre cette scène vivante ? Comment rendre ce plan intéressant ou excitant ? C’est tout ! Je ne m’inquiète de rien d’autre.
Pourtant, vous êtes parfaitement conscient de votre statut de cinéaste cérébral, hautement conceptuel ?
D. C. – Cette réputation ne vaut rien à Hollywood ! Si vous allez voir un studio avec le concept de Crash, “des accidents de voitures et du sexe”, vous pensez que ces types vont financer votre film à la seconde ? J’ai réalisé ce film, mais pas avec les studios. Un haut concept à Hollywood, c’est un film facile à comprendre, avec des stars et un gros potentiel commercial. Aucun de mes films ne répond à ces critères.
Avec les deux derniers films, n’avez-vous pas trouvé un équilibre entre vos obsessions personnelles et les codes classiques du film de gangsters ?
D. C. – Si vous aviez lu cette critique du LA Times, vous ne diriez pas ça ! Vous penseriez que Les Promesses de l’ombre est un mauvais film antiféministe et réactionnaire parce que Naomi Watts échange sa moto contre un bébé. Des gens qui ont aimé mes précédents films pourraient vous dire que les deux derniers sont trop classiques. On n’est jamais gagnant si on se met à penser aux équilibres entre modernisme et classicisme. Comme je l’ai dit, j’essaye de faire à chaque fois le meilleur film possible, et pour Les Promesses…, il me semble que chacun a travaillé à un haut niveau de qualité. Un film, on y travaille, on y met deux années de sa vie, on a la tête dans le guidon : c’est ça la réalité du travail de réalisateur.
Il y a beaucoup de niveaux dans Les Promesses… Quelle était votre idée directrice au départ du projet ?
D. C. – Je pensais que ce film serait un bon moyen d’emballer des filles.
V. M. – Je crois que pour nous deux…
D. C. – Je t’interdis de parler en mon nom.
V. M. – Alors je parlerai pour moi. Ce qui me passionnait, c’est toute cette culture souterraine, ce monde russe qui s’infiltre dans les villes occidentales, en l’occurrence Londres. On a beaucoup lu au sujet de la Russie, de l’histoire russe, de la mafia russe, etc. J’ai appris beaucoup sur la Russie, la culture russe, la littérature, la poésie, et plus je lisais, plus je découvrais que mes connaissances étaient superficielles. De plus, au fur et à mesure de la préparation du film puis du tournage, l’actualité au sujet de la Russie n’arrêtait pas, avec les affaires d’empoisonnement d’opposants, les histoires d’oligarques réfugiés à Londres, tout cela ajoutait de nouvelles couches au film. Même si ces nouvelles n’étaient pas directement liées à notre histoire, elles en épaississaient le contexte.
D. C. – En Amérique du Nord, nous avons toujours tendance à penser aux Russes par rapport au référent soviétique. Nous oublions que la culture russe est millénaire. Cette culture singulière, intense, existait bien avant l’ère communiste. Ce qui émerge aujourd’hui en Russie, c’est la Russie ancestrale combinée à la découverte brutale du capitalisme dans sa forme la plus primitive. Vous avez donc un capitalisme sauvage qui se mélange aux caractéristiques de la culture russe, sa mélancolie, son fatalisme, sa part ténébreuse et sa religiosité.
Les Promesses de l’ombre, ce serait un film de mafia mâtiné de Dostoïevski ?
D. C. – Absolument ! Dostoïevski a écrit sur les criminels. Après la période soviétique, il signe son grand come-back ! Le crime, c’est cinématographiquement intéressant, parce que les criminels vivent dans un état transgressif constant. Ils sont littéralement hors la loi, hors éthique, hors morale. Les gens “normaux” sont à la fois effrayés et fascinés par ça. Il y a quelque chose de séduisant dans l’idée de transgression, de se dire que l’on peut décider un jour de ne plus obéir aux lois, aux règles et aux mœurs de la société dans laquelle on vit. La subversion peut faire peur mais elle est sexy, attirante.
Le code des tatouages de la mafia russe s’inscrit dans vos préoccupations récurrentes autour du corps humain.
D. C. – Mais tous les cinéastes s’intéressent au corps humain ! Quand vous filmez des acteurs, vous filmez des corps humains.
Mais vous avez filmé le corps humain de façon plus intense, problématique et centrale que la plupart des cinéastes.
D. C. – Oui, je suis conscient de ça. Mon ressenti, c’est qu’être un humain, c’est avant tout être un corps. Je suis soucieux de garder cette idée au cœur de mes films. Mon cinéma n’est pas abstrait, pas conceptuel, il est au contraire très charnel. De cette caractéristique physique peuvent jaillir des pensées abstraites, mais mon cinéma est avant tout physique. Les tatouages sont une façon d’écrire sur le corps, de communiquer avec le corps. Ça m’intéresse.
V. M. – L’un des tatouages que je porte dans le film dit que l’important est de rester humain. Je trouvais que c’était une bonne devise, par rapport à mon personnage et à l’histoire. Evidemment, pour les mafieux russes, cette devise signifie autre chose : rester humain, c’est être un homme, ne respecter aucune loi, aucune règle sociale, personne à part soi-même. Pour moi, mon personnage, ou celui de Naomi Watts, cela pouvait signifier au contraire que quelle que soit la brutalité des circonstances, il est important d’agir justement, de faire preuve de compassion. Dans la vie, personne n’est obligé de faire le bon geste de façon désintéressée, mais certaines personnes parfois surprennent et le font. Je crois que le sujet du film, c’est surtout la capacité à rester humain dans les pires circonstances plutôt que les corps ou la violence.
David, quelles sont les qualités particulières de Viggo ?
V. M. – Je suis un esclave malléable.
D. C. – Evidemment. J’ai travaillé avec beaucoup de grands acteurs. Viggo est certainement au sommet de cette liste. Mais aussi bon que soit un acteur, je le choisis en fonction d’un rôle et d’un film. Si j’avais senti qu’il n’était pas la bonne personne, je ne l’aurais pas choisi. Nous sommes amis, mais je ne lui aurais pas rendu service en faisant une erreur de casting. Un acteur, même talentueux, ne peut pas tout jouer. En lisant le scénario, je voyais très bien Viggo dans le rôle de Nikolai. S’il l’avait refusé, je ne suis pas sûr que j’aurais fait le film. Là, nous nous connaissions, nous avions développé une relation étroite, dans l’amitié comme dans le travail, et ça nous a permis d’entrer rapidement dans le vif du sujet. Viggo est un acteur au pur sens du terme. Une star s’inquiète de son image, et peut parfois dire : “Je ne peux pas jouer ce rôle parce que je ne veux pas être vu comme un criminel, ou comme un gay, je ne veux pas renvoyer telle ou telle image qui ne me correspond pas.” Les acteurs qui réagissent ainsi sont plus des célébrités que des acteurs. Et je préfère travailler avec des acteurs, parce qu’ils n’hésitent pas à tout jouer, les bons, les vilains, et toutes les nuances entre ces deux notions.
Parlez-nous de la grande scène du combat dans le hammam. Ce n’est pas souvent que l’on voit un acteur célèbre totalement à poil dans une longue scène de baston.
D. C. – Viggo s’est soûlé un soir, j’ai apporté les caméras et j’ai filmé. C’était juste une nuit normale pour lui. Tous les soirs, il allait au hammam pour se battre avec des Tchétchènes ! Vous ne me croyez pas ? Bon, cette scène était écrite très simplement dans le scénario : Nikolai est au hammam, deux types arrivent avec des couteaux pour le tuer, mais c’est lui qui les tue. Point. C’est au tournage qu’on a travaillé cette séquence dans les détails. On a par exemple décidé du genre des couteaux – recourbés pour couper la moquette, très bon marché, que l’on peut trouver n’importe où. Si les gangsters étaient arrêtés dans la rue, ils pourraient dire aux flics : “Hey, nous sommes des poseurs de moquette.” Nous avons construit le hammam, en décor artificiel, en nous basant sur un vrai. Puis les chorégraphes et cascadeurs ont travaillé avec Viggo et les deux autres acteurs. Tout s’est mis en place graduellement. La préparation de la séquence a été assez longue, mais son tournage n’a duré que deux jours.
V. M. – Il y a deux pièces, beaucoup d’angles, c’est une séquence très ambitieuse en termes de chorégraphie et de géométrie. Mais le tournage a été rapide. Je crois qu’avec un autre cinéaste, ç’aurait été plus long. Je n’étais pas angoissé de tourner nu, car cette séquence est fondamentale dans l’histoire. On a d’abord tourné en longs plans-séquences pour ne pas casser le mouvement. Puis le deuxième jour, on a tourné des scènes plus fragmentées et courtes, on a peaufiné les détails.
D. C. – Viggo était couvert de bleus après cette séquence. Mais il aime ça !
Entretien réalisé par Serge Kaganski et Julien Gester
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