A mi-chemin entre l’Europe et Hollywood, David Cronenberg est sans conteste l’un des cinéastes les plus intelligents, stimulants et singuliers. Son nouveau film, « Spider », est une émouvante et glaçante plongée dans un cerveau tourmenté.
Schizopolis
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Comment avez-vous découvert le roman de Patrick McGrath, et pourquoi l’adapter au cinéma ?
David Cronenberg On m’a envoyé un scénario d’après le roman, et c’est ce scénario qui m’a attiré. Il était accompagné d’une lettre précisant que Ralph Fiennes (interprète notamment du nazi Amon Goeth dans La Liste de Schindler de Spielberg) voulait absolument jouer le rôle principal. Cette lettre a été fondamentale. Sans elle, je n’aurais pas lu le scénario : je ne prête pas attention à ce genre de courrier envoyé par des inconnus. Ralph Fiennes est un acteur qui m’intéressait beaucoup. J’ai lu le roman beaucoup plus tard, et ceci n’a rien changé à mon approche. Pour moi, le scénario est un objet en soi, que je sépare du roman.
Vous n’avez jamais douté que Ralph Fiennes serait l’acteur idéal pour le rôle ?
Non ! J’ai toujours été convaincu qu’il était la personne idoine. Habituellement, je n’aime pas concevoir mes films en fonction d’un acteur choisi en amont. Je pense mes films en fonction des personnages. C’est seulement plus tard que je commence à réfléchir aux acteurs. Dans le cas de Spider, dès que j’ai commencé à lire le script, j’ai imaginé Ralph dans le rôle. Et c’était parfait. Plus j’avançais dans la lecture, plus je le visualisais mentalement, plus je me disais qu’il serait merveilleux. Je comprenais a posteriori pourquoi il tenait tellement à être Spider. De fait, il est remarquable dans le film.
Entre le livre et le film, la voix off du narrateur a disparu.
Au départ, il m’est apparu évident que l’écrivain Patrick McGrath avait des difficultés à détacher le personnage de Spider du roman. Parce que dans le livre, c’est Spider qui écrit. C’est très littéraire et très littéral. Ça signifie que Spider est un bon écrivain, qu’il est très cohérent, très conscient de ce qu’il est et de ce qu’il fait. Moi, je voyais un autre Spider, moins conscient, d’où l’absence de voix off.
Il est vrai qu’on n’imagine pas le Spider du film être un bon écrivain, tellement il semble détruit par sa folie.
Absolument ! Bon, il y a eu de très grands écrivains tourmentés, comme Dostoïevski. Avoir des névroses n’empêche pas d’être un écrivain de talent. Mais la folie de Spider dans le film est quand même extrême. Et puis, l’idée de lui faire écrire sa propre histoire est un processus très littéraire. Ça fonctionne dans un roman, beaucoup moins dans un film. Sans la voix off, il fallait que je trouve un moyen d’exprimer les sentiments de Spider, mais un moyen cinématographique. Ça m’a conduit à faire un film expressionniste, tant par son aspect visuel que par sa lumière, ses mouvements de caméra… Tous ces aspects-là concourraient à exprimer la vie intérieure de Spider, sans l’aide de mots.
La folie est difficile à représenter au cinéma, elle aboutit souvent à des numéros d’acteurs. Comment avez-vous conjuré cet écueil ?
En faisant un film mental, de l’intérieur. Cependant, je n’ai pas choisi cette option parce qu’elle permettait d’éviter un numéro d’acteur, mais parce qu’elle me semble plus juste, plus vraie. La folie est un phénomène intérieur, elle a plus à voir avec un homme seul dans une pièce qu’avec un homme criant dans la rue. D’ailleurs, je n’ai pas tellement considéré l’état de Spider comme de la folie… Il s’agit plutôt du portrait d’un homme angoissé, qui a des problèmes d’identité et qui fait des efforts pour se reconstruire. J’étais déterminé à ne surtout pas faire un cas d’étude clinique, un film médical sur la schizophrénie. Je ne voulais pas l’enfermer dans une catégorie, dire : « C’est un schizophrène ! » Parce que si on le désignait ainsi, le personnage deviendrait un schizophrène et rien d’autre.
Il semble souffrir d’un complexe d’œdipe décalé en tuant sa « mère » plutôt que son « père ».
C’est une partie très intéressante du scénario. Il ne s’agit pas d’un cas freudien type, ni d’un cas de schizophrénie classique. Le monde réel est bien plus complexe que les catégories qu’on se forge.
Il y a une ambiguïté autour de l’identité de la mère et de la maîtresse du père, jouées par la même actrice, Miranda Richardson.
Oui, prenez les relations entre le père et la maîtresse, imaginez que c’est bien la mère et non une maîtresse, et vous voyez une histoire complètement différente. Un film plus réaliste, peut-être… mais on n’en est pas certain !
Le film est également impossible à situer ou à dater.
Si on voulait dater le film précisément, ça couvrirait une période allant, disons, des années 50 jusqu’aux années 80, périodes que l’on identifie par les vêtements, les voitures… Mais il y a, bien sûr, une abstraction temporelle qui est tout à fait volontaire. Je voulais que le spectateur ne puisse pas ancrer le film dans une époque. Parce que dans l’esprit du personnage, le temps n’existe plus.
Pourquoi avez-vous dépouillé le film à l’extrême ?
On en revient à l’expressionnisme. Il fallait figurer visuellement le sentiment d’isolement du personnage, son manque de connexions avec le monde extérieur, sa paranoïa, sa méfiance à l’égard des autres… En commençant le tournage, j’étais prêt à mettre un tas de voitures et de gens dans les rues, mais à chaque fois qu’on a essayé, ça semblait faux, ça ne correspondait plus au personnage. Progressivement, on a retranché, retranché, retranché, et on s’est aperçu que l’enjeu du film était là.
Ce dépouillement ne fait-il pas de Spider l’opposé d’eXistenZ, film plein, tant narrativement que visuellement ?
Chaque film est un univers, chaque film réclame un traitement propre. Je ne décide pas consciemment de faire un long métrage contre le précédent, je ne sais jamais quel sera le prochain. Il s’agit à chaque fois d’écouter le film qu’on fait, de trouver son sens et de lui appliquer le traitement qu’il réclame. Je suis là pour le servir, pas pour penser à mon image. C’est vrai qu’il y a un contraste entre eXistenZ et Spider, mais c’est involontaire, je ne peux que le constater après coup.
Spider ne donne pas d’explications, pas de mode d’emploi, ne comporte pas de happy end. Bref, il est radicalement différent de la majorité des films américains. Vous sentez-vous isolé en tant que cinéaste travaillant en Amérique du Nord ?
Isolé comme Spider ? Non, ma situation n’est pas aussi grave ! La plupart des cinéastes indépendants font un travail différent de la majorité dominante. Vous parlez de l’Amérique du Nord, moi je dirais Hollywood, car c’est là qu’on fabrique des films selon des formules essentiellement mercantiles. Moi, vivant et travaillant à Toronto, je me sens à mi-chemin entre cette usine à films et l’Europe. Certes, nous avons été influencés par ce cinéma-là, impossible de ne pas l’être… mais, en même temps, je résiste toujours à l’idée de faire des films complètement hollywoodiens. Je crois que personne ne souhaite la disparition d’Hollywood, mais on ne souhaite pas non plus qu’il existe un seul type de film. Cette domination fait oublier que le cinéma recèle plein d’autres possibilités. On pourrait s’inquiéter si des films comme Spider n’avaient aucun public, si personne n’était susceptible de les aimer, si les gens ne comprenaient plus que le langage hollywoodien. Ça, ce serait très triste. Ce n’est pas encore le cas, mais c’est une éventualité. L’industrie du cinéma américain est désormais contrôlée par d’énormes multinationales. Les dirigeants et les actionnaires veulent des produits rentables, pas des uvres d’art. Et les gens qui y travaillent ont la trouille de perdre leur job, craignent les actionnaires, tout cela est tellement éloigné du cinéma. Je trouve même miraculeux qu’ils puissent encore produire des Spider-Man, ne parlons même pas de Spider !
Il y a trois ans, vous étiez président du jury à Cannes. En dehors de ce genre d’occasion, voyez-vous des films du monde entier ?
Non ! Et c’était ma source principale de plaisir. Je pouvais voir des films de toutes provenances, des films qui ne sont jamais distribués à Toronto. La distribution est un autre grand problème. En Amérique du Nord, la majorité des gens ne sont pas prêts à faire l’effort d’aller voir des films qui ne sont pas en langue anglaise. La langue anglaise, celle d’Hollywood, est devenue la langue du cinéma. Moi, je trouve excitant d’entendre des langues différentes au cinéma. La première fois que j’ai vu un film japonais dans les années 50, c’était comme découvrir un film d’une autre planète.
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