Avec « A History of Violence », brillant thriller, David Cronenberg confirme qu’il est bien ce cinéaste retors et génial, dont la filmographie est présentée pendant tout le mois à la Cinémathèque française. Après Christopher Walken ou Jeremy Irons, Viggo Mortensen fait plus que l’affaire en héros douteux.
Sorti le mois dernier aux USA, A History of Violence remporte un succès public assez vif (sans commune mesure malgré tout avec un blockbuster) et semble parti pour dépasser La Mouche (37 millions de dollars en 1986) au rang de plus gros succès américain du maître de Toronto. Un beau retour de cote donc, après les échecs d’eXistenZ et de Spider (même Crash n’avait été un succès qu’en France). Avec son brio d’exécution, sa vigueur de série B, et surtout son infinie malice dans la façon de tout doubler instantanément d’une lecture critique, A History of Violence est effectivement un film en pleine forme. Comme son cinéaste, de plus en plus beau avec l’âge, maîtrisant avec un art insurpassable le costume noir sur chemise noire, qui ne font ressortir que mieux sa crinière d’argent et son regard bleu perçant (le plus aiguisé de tout le cinéma mondial). C’est donc plutôt radieux et enjoué qu’il évoque pêle-mêle sa représentation de la violence, Michael Moore, son travail avec Viggo Mortensen, ses relations avec la critique, l’ego d’Alfred Hitchcock…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
ENTRETIEN > Connaissiez-vous le comic-book de John Wagner et Vince Locke dont est tiré le scénario ?
David Cronenberg Non. Je ne l’ai lu que très tard. J’avais déjà commencé à retravailler le scénario avec Josh Olson, le scénariste original. C’est seulement à ce moment-là que j’ai entendu parler du comic-book. Sinon, j’avais juste reçu un scénario, envoyé par un producteur, et signé Josh Olson. Ils ont fini par me trouver un exemplaire de la BD, mais on s’était déjà tellement éloignés de l’histoire originale que ça ne m’a pas beaucoup inspiré de le lire.
A l’origine, vous avez donc reçu un scénario…
J’ai tout de suite accroché à l’aspect iconique sur l’Amérique, sur ce qu’on appelle aux States « l’americana », l’Amérique profonde : le western, le mec avec son fusil qui protège sa famille, qui fait justice lui-même, mais aussi le côté film de gangsters. Ou le teen-movie, parce que dans la tête d’un Américain, les années de lycée sont toujours vécues comme une apogée, un paradis perdu. En même temps, je ne voulais pas que le film soit simplement une traversée des images cinématographiques de l’Amérique. Certes, cette mythologie américaine s’est exportée dans le monde entier, en particulier grâce au cinéma et à la télévision. On en est arrivé à un point où elle est devenue une réalité à laquelle on croit. Le western s’est en partie substitué à la mémoire nationale, par exemple, à la perception historique qu’une nation a d’elle-même. Alors que les événements n’ont évidemment pas eu lieu tels que les westerns les ont relatés. Ce qui m’a passionné, c’est de filmer comment cette mythologie, que l’Amérique a bâtie, a fini par doubler sa réalité.
De quelle façon ?
Quand je filme la petite ville où habite cette famille, la cellule familiale avec le couple de parents, l’aîné qui est au lycée, puis sa petite s’ur blonde, les gens détectent tout de suite que les apparences sont trop parfaites, que forcément, sous ces apparences, quelque chose ne va pas. Ce n’est pas un documentaire sur une petite ville américaine. C’est le fantasme d’une petite ville américaine, un fantasme qu’ont les Américains : c’est Disneyworld. Les Américains adorent l’idée de ce passé originel innocent, avec des petites villes où tout le monde se connaissait, où il n’y avait pas d’hostilité. Mais c’est un fantasme, ça ne s’est jamais passé comme ça !
En particulier la violence…
Dans le script que j’ai reçu, la violence ressemblait davantage à celle qu’on peut voir dans un western classique : de longues séquences de fusillades, des explosions, etc. Je pensais que ce serait beaucoup plus passionnant, et aussi provocant, de se pencher sur ces personnages, et de se demander d’où vient leur violence. Pour eux, ce n’est pas des arts martiaux, ni même un plaisir sadique : c’est juste du business. Si vous devez tuer quelqu’un, vous le faites le plus vite possible, le plus efficacement possible, et ensuite, vous passez à autre chose. A partir de là, j’avais mes idées de mise en scène pour filmer la violence : il fallait qu’à chaque fois ce soit très rapide, et que ça ait l’air très pro. J’ai fait des recherches sur Internet, et j’ai trouvé des DVD avec des méthodes pour tuer les gens dans la rue. C’est très facile à trouver.
Ce sont des DVD américains ?
Ceux que j’ai achetés étaient américains, mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’on en trouve dans d’autres pays.
Sauf qu’en France, par exemple, les armes ne sont pas en vente libre dans les supermarchés.
Ces méthodes ne montrent pas comment tuer avec des armes. Ils vous apprennent à tuer quelqu’un à mains nues ! Si vous êtes un papy à Miami et que quelqu’un vous braque avec un flingue, vous savez comment le tuer. Cela dit, je n’ai pas essayé, donc je ne sais pas si on peut vraiment tuer quelqu’un avec cette méthode. En tout cas, leur philosophie m’a beaucoup inspiré : en gros, l’idée, c’est que si quelqu’un veut vous tuer ou vous voler, le contrat social est annulé. Il n’y a plus de civilité, de politesse, de rationalité. Tout ça est terminé. Vous devez oublier de raisonner. Vous ne devez plus penser qu’à une chose : tuer la personne qui est en face de vous. C’est passionnant !
Le fait que vous soyez canadien ne vous donne-t-il pas un certain recul sur la violence spécifiquement américaine ?
Sans doute. D’ailleurs, ce que vous disiez sur la vente des armes en France est vrai pour le Canada : on n’en trouve pas non plus en vente libre dans les supermarchés. Je me suis d’ailleurs pris la tête à ce sujet avec Michael Moore, parce que dans Bowling for Columbine il tient un discours très trompeur. Il dit qu’il y a autant d’armes par habitant au Canada qu’aux States, mais que, pour de mystérieuses raisons, on ne tue pas les gens au Canada. Je lui ai dit : « Michael, tu oublies juste de préciser qu’il y a un contrôle très strict des armes au Canada. La différence vient précisément de là. » Au Canada, même quand vous pratiquez le tir comme un sport, ce que j’ai fait dans ma jeunesse, vous devez avertir la police du jour, de l’heure et du lieu de votre séance de tir. Et vous devez signaler l’heure de retour de votre arme, et l’enfermer à clé. C’est très surveillé. C’est ça qu’il faut dire, et pas invoquer des raisons pseudo-mystiques. Alors, je lui ai rappelé qu’au Canada on n’avait pas eu l’esclavage, ni de guerre civile, ni même de révolution. Bien sûr, on a envoyé la police montée, qui était armée, dans les territoires indiens. Mais les citoyens qui sont arrivés après, eux, n’avaient pas d’armes. Donc, au Canada, si vous vous sentez menacé, vous appelez la police, vous n’allez pas dans l’armoire chercher votre propre fusil. C’est une grande différence culturelle.
Au-delà de ce désaccord, que pensez-vous du cinéma de Michael Moore ?
Je pense que ses films ont une certaine valeur. Mais ils ont aussi une certaine limite. Mon problème n’est pas qu’il tape sur la tête des Etats-Unis avec le Canada, parce qu’au Canada, nous sommes nous-mêmes très sévères avec les Etats-Unis, mais en revanche il faut être rigoureux, et il ne l’est pas toujours. C’est un grand manipulateur. C’est de la bonne propagande sur le fond : je veux dire, il va dans un sens qui serait le mien au moment d’aller voter, mais, en terme de rigueur, il peut encore faire des progrès. Exemple : je vis à Toronto. Or, il prétend que personne à Toronto ne ferme sa porte à clé. Mais moi, je ferme ma porte à clé !
On a un grand sentiment de contrôle dans votre cinéma. Pourtant, Viggo Mortensen ne tarit pas d’éloges sur la liberté que vous lui auriez laissé en tant qu’acteur…
Viggo a raison. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je lui ai demandé d’improviser des dialogues. Ce n’est pas le but. On reste sur le scénario. La liberté qu’il évoque a plus à voir avec la chorégraphie des scènes, la façon de dire les phrases, la réalité émotionnelle, etc. Si vous avez des acteurs brillants, et que vous les dirigez comme des machines, alors pourquoi avoir des acteurs brillants ? Contentez-vous de robots !
Hitchcock a eu un mot qui est resté fameux : celui où il traitait les acteurs de « bétail ».
C’est vrai (rires) ! Mais un jour, quelqu’un lui en a reparlé, et il a précisé : « Je n’ai pas traité les acteurs de bétail. J’ai dit qu’ils devaient être traités comme du bétail, nuance ! » (rires) Je pense que c’est pire ! Hitchcock aimait prétendre qu’il contrôlait tout, en particulier le public, que rien ne lui échappait. Je pense au contraire qu’on peut voir dans ses films beaucoup de choses sur sa propre sexualité : voilà quelque chose qu’il n’a pas du tout contrôlé. C’est son ego qui lui faisait dire : « Je fais tout, personne d’autre ne fait rien, les acteurs ne m’apportent rien, etc. » Mais regardez ce que fait Anthony Perkins dans Psychose, je pense que ce serait très différent si c’était un autre acteur. En ce qui me concerne, je considère que tout filtre à travers moi, mais j’ai définitivement besoin de collaboration.
Alors, votre ego est plus petit que celui d’Hitchcock ?
En vérité, je pense que le mien est encore plus gros ! Je pense que plus vous vous sentez fort, moins vous avez besoin de vous rassurer en étant prétentieux. Vous vous contentez d’avoir confiance en votre propre force créative, et vous ne vous sentez pas menacé par la créativité des gens que vous avez en face de vous. Viggo donne des suggestions sur tout un tas de choses parce qu’il est brillant, intelligent et cultivé. Il parle de nombreuses langues, il écrit. Ce n’est pas la potiche de base : alors évidemment, ça peut faire peur à des metteurs en scène qui manquent de confiance en eux. Quand il fait ces suggestions, ils peuvent penser qu’il veut prendre le pouvoir sur le plateau. Alors qu’il le fait de la manière la plus délicate qui soit. Il fait des propositions, mais ne conteste jamais rien, ne va jamais jusqu’à la confrontation. C’est un formidable collaborateur si vous avez la force de ne pas vous sentir menacé.
Souffrez-vous des mauvaises critiques ?
Oh ! oui, j’ai horreur de ça. Je le prends très personnellement. Crash, par exemple, a été très controversé.
Aujourd’hui, tout le monde est d’accord sur le fait que c’est un grand film.
Maintenant, oui, mais souvenez-vous de la bronca à Cannes : c’était quelque chose ! J’y repense souvent. C’est la preuve qu’il ne faut pas être trop blessé. Parce que quand ça se calme, les gens revoient le vrai film et ils se mettent à le comprendre. M. Butterfly a eu de très mauvaises critiques. Je pense que ça a à voir avec la sortie juste avant de The Crying Game. Pour moi, ce sont deux films très différents, mais les critiques ont décrété que M. Butterfly était un Crying Game chinois et que John Lone n’était pas aussi convaincant que Jaye Davidson dont on n’a plus de nouvelles aujourd’hui…
Au-delà de la vexation passagère, il n’y a jamais rien eu dans les critiques qui puisse vous aider à progresser ?
La réponse est non. Parce que ce qui s’est passé sur un film n’est pas pertinent pour le film suivant. Et puisque vous me branchez là-dessus, je vais vous dire : je n’ai rien contre les critiques, mais quand l’un deux, qui n’a jamais fait un bon papier sur moi, me fonce dessus dans un festival pour me serrer la main avec un grand sourire, j’ai juste envie de lui casser la gueule.
Donc, la violence est bien en vous…
Non seulement ça, mais comme je vous l’ai dit, j’ai appris comment tuer quelqu’un à mains nues. Donc, si un jour, je dois me servir de cette méthode, je crois que je commencerai sur un critique (rires) !
De l’extérieur, votre filmographie paraît très régulière : avez-vous des périodes de doute ?
Il m’arrive souvent de me dire que je ne fais pas le bon métier, que je devrais faire autre chose. J’y pense souvent. En particulier parce qu’il est très difficile de faire les films auxquels je tiens. Je sais très précisément ce que je veux, ça c’est la partie rassurante. Mais le problème, c’est que pour y arriver, il faut dépenser énormément d’énergie. Et je me demande parfois si je ne devrais pas juste profiter de la vie plutôt que me rendre malade à ce point.
Vous vous imaginez ne tournant plus ?
Oui, je peux l’imaginer très facilement ! Vous vous souvenez d’un critique du Monde qui s’appelait Louis Marcorelles ? Il a vu mes deux tout premiers films : Stereo et Crimes of the Future. Ensuite, il a été choqué que je tourne Frissons parce qu’il avait trouvé les deux premiers tellement parfaits qu’il pensait que j’aurais dû m’arrêter là. Et c’est vrai que je ne pouvais pas aller plus loin dans la direction que j’avais prise avec ces deux premiers films. C’est donc pour ça que je suis allé dans une autre direction avec Frissons. Mais il faudrait que je tourne mille films avant d’avoir le sentiment d’en avoir fini avec le cinéma. Qui sait, par exemple, que j’ai eu par le passé le projet d’un film sur la Formule 1 ? Je n’ai pas pu le mener à terme parce que ça évoquait la famille Ferrari et que c’était trop compliqué d’obtenir leur accord. Du coup, j’en ai fait un livre qui s’appelle Red Cars.
Que pensez-vous des fictions télévisées américaines ? Vous paraissent-elle un terreau de création intéressant ?
Oui, vraiment. J’ai d’ailleurs accepté de jouer un rôle épisodique dans la série Alias et je me suis beaucoup amusé. L’idée que A History of Violence devienne une série a été évoquée. Mais imaginer qu’à chaque début d’épisode de nouveaux personnages arrivent dans cette petite ville et se fassent massacrer dans le premier quart d’heure me paraissait un peu répétitif (rires). ||
{"type":"Banniere-Basse"}