[Edouard Louis rédac chef] Quelques mois après la sortie de son premier roman, Edouard Louis avait accepté à notre demande un entretien croisé avec Xavier Dolan, dont Tom à la ferme résonnait fortement avec En finir avec Eddy Bellegueule. Quatre ans plus tard, pour un nouveau dialogue avec un cinéaste, c’est Gus Van Sant qu’a choisi notre rédac chef invité. Parce que, pour lui, le cinéaste d’Elephant est une “grande figure du présent, un des fondements du XXIe siècle”. Et que son cinéma a su, dès ses tout premiers films, faire entendre la voix des exclus, des parias, des dominés. Un entretien travaillé par la question du politique donc, mais aussi celle de l’amitié, clé de voûte du cinéma van santien.
Edouard Louis — Bonjour Gus. Nous avions envie aujourd’hui de te parler de ton travail, des enjeux de ton cinéma, de son aspect politique, et de ton dernier film Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot. La dernière fois que je t’ai vu, à Los Angeles, tu m’as parlé de Robin Williams. Tu m’as dit que c’était lui qui t’avait apporté le sujet du film. Le projet a été un peu mis de côté, puis Robin est mort et c’est là, peu de temps après, que tu as décidé de faire le film.
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Tu m’avais aussi parlé de ta relation avec Matt Damon, qui n’est pas seulement un acteur avec lequel tu travailles régulièrement, mais aussi quelqu’un que tu apprécies. Même John Callahan, le personnage de ton nouveau film, c’est un artiste que tu as connu et que tu appréciais. Est-ce que tu pourrais nous parler du rôle de l’amitié dans ton travail ?
Gus Van Sant — J’avais en effet de l’affection pour Matt Damon et Robin Williams, mais on ne s’est pas vraiment vus en dehors du tournage de Will Hunting. Nous vivions à des endroits différents et chacun avait ses activités. L’activité favorite de Matt, par exemple, c’est quand même faire du sport (rires). Quant à Robin, je crois que nous n’avons dîné qu’une seule fois ensemble. C’était au début des années 1990, à l’époque où nous avions pour projet de tourner Harvey Milk. C’est lui qui, au départ, devait tenir le rôle principal de ce film sur le maire de Castro, que je n’ai finalement tourné que beaucoup plus tard avec Sean Penn.
C’est donc sur Will Hunting qu’on s’est vraiment connus. Lorsqu’on a fini le film, Robin m’a parlé de différents projets qu’il développait et auxquels il avait envie de m’associer. L’un d’eux s’appelait Kid et parlait de l’adoption d’un enfant par un couple homosexuel. L’autre était Don’t Worry…, inspiré de l’autobiographie du dessinateur John Callahan. Il se trouve que je le connaissais car il a vécu à Portland.
Mais les studios n’étaient pas très enthousiastes et sûrement un peu effrayés à l’idée d’un film sur un dessinateur de BD alcoolique et tétraplégique. Plusieurs années après, quand Robin est mort, Sony m’a informé qu’ils avaient encore les droits du livre de Callahan. En me replongeant dans les anciennes versions du scénario, je les ai trouvées trop démonstratives. Quelque chose de l’esprit très subtil du dessinateur, de son humour empreint d’une grande sincérité, s’était perdu. J’ai alors réécrit une nouvelle version en essayant de m’approcher davantage du style de son autobiographie.
E. L. — Est-ce que tu ressens une connexion particulière avec le personnage de Callahan ? Même s’il est clair que tu n’as pas rencontré les mêmes problèmes que lui, on décrit souvent les artistes comme des personnes qui se sont senties inaptes, inadaptées à un moment de leur vie et qui ont essayé de dépasser ça par la pratique de leur art – j’avoue que je me reconnais un peu dans cette définition…
GVS — En fait, Callahan était l’incarnation d’un certain type d’artistes du Portland des années 1970-80. Walt Curtis, l’auteur de Mala noche, le livre à partir duquel j’ai tiré mon premier long métrage, était un autre membre de cette petite société très vivace. Le quartier du nord-ouest de Portland, dans les années 1970, était vraiment le temple d’un mode de vie très bohème. C’est là que vivaient les poètes, les musiciens du punk-rock alors en plein essor. C’est un quartier que j’ai beaucoup filmé. C’est là que vivaient les personnages de Mala noche, Drugstore Cowboy, les kids de My Own Private Idaho… John Callahan vivait là aussi, bien sûr. Aujourd’hui, c’est devenu un quartier très cher et plus du tout le siège de l’underground artistique. Filmer la vie de Callahan m’a donc permis de renouer avec un univers qui a longtemps été mon milieu naturel : le Portland bohème.
E. L. — Dans tes films, tu mets en scène différents types de personnages sujets à la violence sociale. J’ai revu Mala noche il y a quelques jours, et je ne me souvenais pas que le thème de l’immigration était aussi présent à travers l’histoire de ces migrants pourchassés par la police de Portland, persécutés même. Tu parles aussi dans tes films de l’homosexualité, de la condition des femmes, de la pauvreté. Est-ce que tu as conscience que ton cinéma met en scène essentiellement des mécanismes de domination, de violence sociale, et qu’il est en cela extrêmement politique ?
GVS — J’ai toujours eu en tête les problèmes politiques et sociaux. Et au cœur de tout ça, j’ai une relation personnelle, ou disons une obsession, pour la famille. Les personnages de mes films appartiennent le plus souvent à une famille. Mais les familles dans mon cinéma sont choisies, elles se composent au fil des péripéties. Ce sont des familles d’adoption. Je pense par exemple à celle que forment Nicole Kidman et les adolescents asociaux de Prête à tout, qui constituent une sorte de club. Dans Will Hunting, les collègues de travail de Will constituent une famille à force de traîner dans les bars et de boire des verres tous les soirs.
Mon premier film, Mala noche, décrit aussi la relation que Walt Curtis construit avec ces personnages de migrants comme famille amicale extrêmement mobile. Johnny, qui obsède Walt, en est le centre. Autour de lui gravitent Roberto Pepper et plein d’autres garçons qui passent et traversent provisoirement la vie de Walt. Je vous parlais du nord-ouest de Portland et de son quartier bohème, en haut de la colline. Mais dans la vieille ville, downtown, c’est là qu’on trouvait les hôtels les plus cheap où s’entassaient les clandestins. Je voulais aussi filmer ça dans Mala noche.
E. L. — Dans Mala noche justement, on a l’impression que le personnage de Walt comprend la souffrance à laquelle les migrants font face, grâce au désir qu’il éprouve pour eux, surtout pour Johnny. C’est parce qu’il est obsédé par Johnny qu’il apprend à le connaître, et donc qu’il comprend le quotidien des migrants, la précarité, etc. Des clandestins de Mala noche au personnage invalide de ton dernier film, est-ce que le fait d’être gay t’as rendu capable de ressentir davantage la souffrance des autres ?
GVS — Oui, il y a probablement un détour psychologique qui permet d’aller d’une forme d’exclusion à une autre. Je pense que cette sensibilité à certaines questions est aussi due à des lectures qui m’ont marqué. J’ai beaucoup lu Beckett, par exemple. Et j’ai été très frappé par ces personnages de dépossédés – très français d’ailleurs, je les imagine toujours en France (rires). Eux aussi sont des personnes sans domicile. J’ai toujours pensé que James Joyce et Samuel Beckett avaient été en grande partie influencés par Laurel et Hardy et par Chaplin. Comme Charlot, Vladimir et Estragon ont des chapeaux melon, des cannes, des habits délabrés…
Ce sont moins des personnages particuliers que des figures, une attitude, une image universelle de la dépossession, du vagabond. Cette mythologie, c’est probablement mon socle, ma première influence. Ensuite est venue s’ajouter ma découverte de la beat generation avec Burroughs, Ginsberg ou Kerouac. Je pense que mon inspiration provient plus de modèles formels de certains écrivains que d’un particularisme de la sensibilité gay.
Les Inrockuptibles — Néanmoins, tu as choisi avec Harvey Milk, puis avec la série When We Rise, de raconter l’histoire des droits LGBT. Pourquoi as-tu eu envie de faire le récit de cette conquête ?
GVS — Mala noche était une histoire très en marge de la culture gay. Quand le film était montré en festivals, il était déjà marginalisé par la culture gay mainstream, car le sujet ne semblait pas vraiment représentatif de cette culture. Le film incluait la représentation de l’homosexualité mais pour traiter de choses qui allaient au-delà. Dans les années 1970, j’étais intéressé par l’activisme gay, mais je ne pourrais pas dire que j’en faisais partie. C’est plus tard, dans les années 1980-90, lorsque le mouvement s’est amplifié et que l’épidémie du sida a structuré ses revendications politiques, que j’ai accompagné de plus près ces luttes. Quand on m’a proposé de tourner Harvey Milk, je me souviens que j’hésitais à faire ce long métrage mainstream à plus de 40 millions de dollars de budget. Le souci avec ce film, c’est qu’il était d’avantage concentré sur le tueur d’Harvey Milk et son procès que sur Milk lui-même. C’était un thriller où la culture gay était plus une trame de fond que le véritable sujet du film : il n’y avait pas de scène de sexe, par exemple.
Les Inrockuptibles — Est-ce que ta rencontre avec le scénariste Dustin Lance Black (qui a scénarisé Harvey Milk et When We Rise) a marqué un cap dans ton souci d’attester de cette histoire du militantisme gay par la fiction ?
GVS — C’est surtout grâce à Cleve Jones, l’activiste gay qui a conçu le Aids Memorial Quilt et qui est au centre de la série When We Rise. Au début des années 1990, j’ai fait déplacer le montage d’Even Cowgirls Get the Blues à San Francisco, afin d’en apprendre plus sur l’histoire politique de la ville et de rencontrer des gens. Je logeais chez Cleve Jones, il m’avait loué une chambre dans son appartement. J’ai beaucoup appris à travers son point de vue sur le rôle politique qu’a joué le quartier de Castro dans l’histoire de l’homosexualité. C’est lui qui m’a poussé à faire When We Rise. C’était lui le vrai militant.
Je me souviens d’une anecdote sur le tournage. On filmait la scène de manifestation où la police jette du gaz lacrymogène sur les militants. Cleve, qui était avec nous tout le temps, était très mécontent de la réaction des acteurs. Il regardait le moniteur et criait à l’équipe qui filmait avec plusieurs caméras : “Avez-vous déjà été gazés ?” Dustin Lance Black et moi avons répondu non. Il a continué : “Eh bien, c’est pas marrant ! Tu as l’’impression que tu vas mourir, tu ne cours pas simplement dans la fumée pour faire joli !”
E. L. — Tu n’es jamais allé dans une manifestation ?
GVS — Si, j’ai déjà assisté à des manifs, bien sûr. Mais je n’ai jamais été gazé.
E. L. — Dans une interview à la presse, tu parlais d’Elephant en tant que cinéma-vérité. Est-ce que tu qualifierais de la même façon Don’t Worry… et ton travail en général ? Les personnages exclus, dans ton cinéma, disent-ils quelque chose sur la vérité de notre monde, dans la mesure où leur exclusion atteste de la façon dont ce monde fonctionne, avec un dedans et un dehors, des inclus et des exclus ?
GVS — Je ne suis pas sûr que je pensais au cinéma-vérité quand je faisais Elephant, même si j’étais influencé par différents films et notamment par ceux de Béla Tarr, qui peut être vu comme un des descendants du cinéma-vérité. Sur Elephant, mon projet était davantage d’essayer de représenter les différents scénarios, tous les facteurs de causalité qu’on avance généralement pour expliquer la violence de la fusillade de Columbine, et les fusillades dans les lycées américains en général. Le film effectue une sorte de sampling de toutes ces hypothèses. Son paradoxe est qu’il devait avoir l’air vrai parce que les acteurs étaient de vrais étudiants, que les événements décrits sont très proches d’épisodes survenus dans la réalité et pourtant, quelque chose d’irréel traverse le film, comme si on assistait à une pantomime.
E. L. — Et il y a dans Elephant, là encore, quelque chose de Beckett, les personnages sont piégés, coincés dans une situation.
GVS — Oui, il y a quelque chose de ça. Je voulais en tout cas que le film laisse toutes les questions ouvertes. Que ce soit le spectateur qui y chemine pour en constituer le sens. En tant que cinéaste, je ne suis pas là pour donner des réponses. La gageure du film était vraiment de laisser le public penser par lui-même. Elephant peut donc être interprété de manières très différentes. Pour Matt Damon, par exemple, sa clé réside dans l’absence d’adultes, aussi bien dans les maisons où vivent ces adolescents qu’au lycée où on ne voit quasiment jamais les profs. Cette clé, je ne l’ai pas déposée intentionnellement. Le film s’est construit de façon très intuitive.
E. L. — Penses-tu que le cinéma puisse avoir un effet sur la réalité, alors que nous vivons une période très violente ? Je sais que c’est une grande question qui peut paraître absurde…
GVS — Oui, bien sûr, le cinéma peut avoir un effet incroyable. L’inspiration pour Elephant est venue de tous les comptes rendus dans les journaux et magazines après le massacre de Columbine. Il y avait des théories et des spéculations sans fin, et c’est là que je me suis dit qu’il y avait la place pour en faire une fiction. Car je pense qu’il s’est produit une sorte d’échange de propriétés. Le reportage, l’enquête journalistique, l’information sous toutes ses formes, ont peu à peu glissé vers l’entertainment. Et inversement, je pensais que le cinéma de fiction pouvait être une forme très performante d’investigation sur la réalité. Attendez… Donnez-moi un instant. (Il s’adresse alors à des personnes hors champ et leur demande de déplacer un tableau. Il fait pivoter son ordinateur pour nous révéler dans un panoramique une immense toile portée par deux jeunes hommes au look de skateurs.) Tenez, en voici une autre. Ce sont mes nouvelles peintures. Je vais peut-être les exposer, mais elles ne sont pas encore tout à fait finies.
Les Inrockuptibles — Tu peins tous les jours ?
GVS — Pas tous les jours, même si j’essaie. J’ai commencé à peindre quand j’étais jeune. J’ai étudié aux Beaux-Arts. Depuis cinq ans, j’essaie de m’y remettre.
E. L. — Tes films mettent en scène des adultes et des adolescents mais presque jamais des enfants. Est-ce que l’enfance ne t’intéresse pas ? Les souvenirs de ton enfance sont importants pour toi ?
GVS — L’enfance est quand même présente dans My Own Private Idaho. Le personnage principal est obsédé par l’enfant qu’il a été, ça le hante. Il ressasse les mêmes souvenirs, les histoires que son frère lui racontait. Mais c’est vrai que je n’ai pas représenté beaucoup d’enfants. J’ai grandi au Colorado, juste à côté de l’école de Columbine, avant de déménager pour le Connecticut. Je vivais avec ma famille dans une banlieue nouvelle, à la périphérie de Denver. Mais je ne peux pas dire que mon enfance soit très présente dans ma vie actuelle. Parfois, des souvenirs me reviennent mais je n’y pense pas très souvent.
E. L. — Pour finir, on voulait te demander quelle avait été ta relation avec Joaquin Phoenix, depuis Prête à tout, où il débutait, jusqu’à ton dernier film ?
GVS — J’ai rencontré Joaquin juste avant le tournage de My Own Private Idaho, dont son frère, River, interprétait le rôle principal. Joaquin avait 15 ans, n’avait pas encore tourné. Je leur ai rendu visite le temps d’un week-end, à Seattle, en juin 1990, alors que River tournait le film Dogfight de Nancy Savoca. Leurs grands-parents les accompagnaient. River venait de s’acheter une vieille voiture et on a fait un road-trip à trois jusqu’à Olympia, Washington. J’ai pu faire leur connaissance.
Puis Joaquin est venu rendre visite à son grand frère sur le plateau de My Own… à Portland. Je suis toujours resté en contact, notamment après la mort de River, en 1993. J’ai fait jouer Joaquin quand il avait 19 ans dans Prête à tout. Quelques années plus tard, alors qu’il était devenu un acteur expérimenté, nous sommes devenus voisins à New York, pendant un année. Et aujourd’hui, lui et moi sommes voisins à Los Angeles. Donc oui, il n’est jamais vraiment sorti de mon entourage, et on se parle régulièrement.
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