A l’occasion de la sortie de « The Look of Silence », qui revient une nouvelle fois, trois ans après la sortie de « The Act of Killing », sur le massacre de près d’1 million d’Indonésiens par le régime de Suharto survenu en 1965, rencontre avec le cinéaste Joshua Oppenheimer.
En 1965 en Indonésie, le régime de Suharto massacre près d’ 1 million de ses citoyens sous prétexte de lutte contre le communisme. Après cinquante ans de silence, les documentaires The Act of killing et The Look of silence (sur les écrans cette semaine) brisent l’omerta de tout un pays. Entretien avec leur réalisateur, Joshua Oppenheimer.
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Pourquoi deux films ?
Dès le départ, j’avais l’intention de réaliser ces deux films en dyptique. Le jour où j’ai vu deux bourreaux rejouer leurs tueries en exprimant de la fierté, sur le lieu même où ont été massacrées 10500 personnes, ce jour-là a été fondamental pour moi. Je me suis demandé si ces deux individus frimaient juste devant moi ou s’ils auraient eu le même comportement seuls entre eux. J’ai du abandonner l’idée confortable que ces individus étaient des monstres, des psychopathes, et mesurer qu’ils étaient les exécutants d’un système politique. Cette monstruosité collective était le produit d’une idéologie. J’ai réalisé que l’Indonésie, c’était comme si j’étais en Allemagne aujourd’hui et que je constatais que les nazis sont toujours au pouvoir et comme si le reste du monde avait célébré ou était resté indifférent à la shoah. Les évènements de 1965 en Indonésie, c’est un crime de masse, une atrocité commise au nom de la lutte anti-communiste. Dans cette partie du sud asiatique, le fascisme n’est pas l’exception monstrueuse à la règle, il est la règle. Dès lors, je voulais étudier cette question, y passer le temps qu’il faudrait, faire ces deux films.
Le premier était flamboyant et consacré aux récits des bourreaux. Celui-là est consacré à ce que ça fait de vivre pendant cinquante ans dans le déni d’un massacre de masse, sous un régime qui a perpétré les tueries, et avec pour voisins les familles des tueurs. Je voulais filmer ce silence douloureux, induit par la peur de s’exprimer.
Votre protagoniste, Adi, frère d’une victime assassinée dans des conditions atroces, fascine par son calme, son absence visible de colère et de pulsion de vengeance.
J’ai su assez tôt qu’Adi serait un de mes collaborateurs, mais je ne savais pas qu’il tiendrait le premier rôle. Mais Adi m’a dit : « j’ai passé sept années à visionner les images que tu as tournées pour The Act of killing, c’est-à-dire les récits fanfarons des tueurs, je veux les rencontrer pour savoir qui a tué mon frère ». J’ai voulu le dissuader, pensant que c’était trop dangereux, le régime et les milices étant toujours en place. Il a pris ma caméra, y a introduit une cassette en tremblant. C’était une scène filmée par lui montrant son vieux père rampant dans sa maison. Il m’a dit, « c’est le premier jour où mon père a perdu toute mémoire, n’a plus reconnu ses proches. C’était insupportable pour moi de ne plus pouvoir l’aider. C’est un moment où c’est devenu trop tard pour mon père, il ne se souvenait de rien, sauf de la peur. Il est prisonnier d’une cage de peur. Je ne veux pas que mes enfants héritent de cette peur ». J’avais trouvé la raison profonde de faire The Look of silence et de prendre Adi comme personnage principal.
Comment fait-il pour rester zen face aux tueurs ?
Adi avait l’intention d’aller voir les tueurs et leurs familles sans colère, pour leur parler calmement, espérant ainsi qu’ils arrêteraient d’être fiers ou coupables de leurs actes, et qu’ils prendraient conscience de l’horreur de ce qu’ils ont commis. Une manière de se réconcilier et de pouvoir vivre en paix avec ses voisins, sans le poids de non-dit. Personnellement, je ne croyais pas du tout à cette possibilité d’aveux et de regret de la part des tueurs, mais filmer ce dialogue me semblait quand même important ne serait-ce que pour briser le silence, et pour capter la complexité des êtres humains, la fracture de cette société indonésienne. Mon film ne serait pas un document à charge, un film punitif, mais plutôt un poème sur un pays hanté par des fantômes.
Contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne et en France pour la shoah, au Cambodge pour le régime khmer, il n’y a pas de procès en Indonésie et pour cause puisque les tueurs sont toujours au pouvoir.
L’impunité est la règle et les procès que vous citez sont l’exception, hélas. En Indonésie, mon premier film (The Act of killing) a changé la façon dont les médias et la société parlent du passé. Le silence a été brisé, la propagande n’a plus le monopole exclusif de la parole. On parle maintenant ouvertement de génocide. The Look of silence a prolongé ce processus, le film étant mieux distribué et diffusé. La police, les milices paramilitaires continuent de défendre leur action et de nier le génocide. Mais les médias ne marchent plus dans cette propagande. Il est important que les Indonésiens voient ces films et en parlent. Mais je ne sais pas si cela va aboutir à des procès.
Est-ce dangereux pour vous et votre équipe d’avoir tourné ces films ?
Je ne peux plus du tout revenir en Indonésie. Disons que je pourrais y entrer, mais je ne serais pas sûr de pouvoir en ressortir vivant. Adi peut entrer et sortir du pays. On a pris énormément de précaution pendant le tournage afin de nous protéger, de protéger Adi. Nous avions prévu des voitures prêtes à évacuer si nécessaire, Adi n’avait pas de papiers sur lui, mon ambassade était prévenue, etc. Mais depuis que The Act of killing a été nommé aux oscars, depuis que les deux films ont eu du retentissement, le gouvernement a mis la pédale douce. Jusqu’à présent, Adi n’a reçu aucune menace. D’autres collaborateurs sont anonymes parce qu’on ne pouvait pas mettre en place les précautions pour une dizaine de personnes. Mais il faut comprendre que tous mes collaborateurs indonésiens n’ont pas hésité à prendre un certain degré de risque parce que faire ce film était pour eux de la plus haute importance.
Avez-vous vu les films de Claude Lanzmann (sur la shoah) et de Rithy Panh (sur le génocide commis par les khmers rouges) ?
S21 de Rithy Panh m’a aidé à réfléchir à mon propre projet. C’est un ami qui m’a prêté le dvd alors que j’avais déjà vécu ma scène traumatique où les deux bourreaux de The Act of killing miment leurs tueries sur le lieu même où elles avaient été commises. J’ai réalisé en regardant ce film que les bourreaux ont une mémoire de leurs massacres y compris dans leurs corps, leurs gestes. Dans mon film, c’est un peu différent. Ce n’est pas juste un mime où les tueurs reproduisent leurs gestes, c’est une performance : ils dramatisent leurs tueries, ils en rajoutent. S21 et Shoah sont des films sur le passé et sur la présence du passé dans le présent, alors que mes films sont sur le présent et sur l’impunité.
The Look of silence de Joshua Oppenheimer, sortie le 23 septembre
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