Rencontre avec Eric Rohmer publiée en 1996, à la sortie du lumineux Conte d’été, l’un des pics de sa longue filmographie. Retour sur les origines du cinéaste le plus secret de la bande répertoriée sous l’étiquette Nouvelle Vague.
Maniant le paradoxe et les concepts avec la dextérité pédagogique du brillant professeur de lettres qu’il fut, l’auteur des Comédies et proverbes raconte le bouillonnement cinéphilique de l’après-guerre, réhabilite Marcel Carné, étaie son admiration pour le carré magique Hawks-Hitchcock-Renoir-Rossellini. Et redéfinit l’idée essentielle de « la beauté spécifique du cinéma ».
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Je n’ai pas été cinéphile dès l’enfance. Je n’étais pas un enfant qui allait beaucoup au cinéma, contrairement à certains de mes contemporains ou collègues des Cahiers, qui avaient sucé le lait du cinéma pratiquement dès le berceau. J’ai commencé par voir des muets, des films de forains. Il y avait encore du cinéma sur la place publique : les forains arrivaient en ville, installaient un banc circulaire, un peu comme au cirque, et projetaient la nuit… Je n’avais jamais été à la mer, et mon premier souvenir frappant de cinéma fut une vue de la mer. J’ai sans doute vu aussi des Pathé-Baby, des Charlot, des burlesques… Un jour, au lycée, on a eu comme sujet de dissertation « Préférez-vous le théâtre ou le cinéma ? » J’ai répondu que je préférais nettement le théâtre : Racine, Corneille, Molière, c’était quand même mieux que le cinéma qui montrait des énergumènes grimpant sur des gratte-ciel (allusion au comique Harold Lloyd).
A quel moment vous êtes-vous intéressé de plus près au cinéma ?
Quand j’étais étudiant à Paris. Là, je fréquentais souvent la salle des Ursulines : ils passaient du cinéma de répertoire et leur programme changeait tous les jours. J’ai pu y découvrir tout un pan du cinéma nouveau pour moi, essentiellement des films anciens parlants, des années 30. L’Opéra de quat’ sous de Pabst m’avait particulièrement marqué peut-être à cause de son aspect théâtral. Voyez, je n’étais pas encore complètement converti au cinéma ! Et puis j’ai vu un film qui venait de sortir et qui m’a beaucoup plu : Quai des brumes de Marcel Carné. Je suis resté fidèle à Quai des brumes, je continue à défendre ce film contre certaines attaques dont il est, ou a été, l’objet.
Quel est le cinéaste que vous placez au-dessus de tout ?
Renoir. Mais je trouve actuellement Carné et René Clair trop méprisés. Au début, ils ont connu la gloire, furent considérés comme les plus grands cinéastes français. En revanche, le succès de Renoir s’est limité à certains milieux connaisseurs, alors que c’était le plus grand de tous. Mais Clair et Carné ont ensuite connu une espèce de disgrâce, comme s’ils payaient le contrecoup de leur renommée. René Clair a réalisé quelques films essentiels dans l’histoire du cinéma français : Sous les toits de Paris, 14 juillet, A nous la liberté… On parle peu d’A nous la liberté, et pourtant Chaplin s’en est inspiré dans Les Temps modernes. Et Quai des brumes est peut-être le film qui m’a vraiment fait entrer en contact avec le cinéma. Ensuite, pendant la guerre, j’ai vu les quelques films qu’il fallait voir à l’époque, comme L’Eternel retour. Mais mon grand choc fut, après la guerre, la découverte du cinéma muet à la Cinémathèque. Je me suis mis à la fréquenter assidûment : on y passait beaucoup de muets, c’est avec eux que j’ai fait mes armes. Je pense que ce qui manque le plus aux cinéastes actuels, c’est une fréquentation régulière du muet. Et n’en déplaise à tous ceux qui ne retiennent chez moi que les dialogues, je me considère comme un cinéaste muet. Et je peux le prouver. D’une part, le cinéma muet est un cinéma de dialogues il contient énormément de titres et d’intertitres. La parole y joue un rôle important : on ne l’entend pas, certes, mais on la lit. D’autre part, pendant le montage, j’ai souvent l’occasion de voir mes films sans le son et je pense qu’ils tiennent le coup ainsi. L’essentiel n’est pas de suivre l’histoire mais de s’intéresser à ce que font les personnages. Et dans mes films, les gens sont intéressants à voir, même sans la parole : il suffirait de quelques intertitres pour qu’on comprenne tout.
Comment avez-vous vécu le déferlement du cinéma américain après-guerre ?
A cette époque, j’étais professeur dans une institution. Un de mes élèves, très débrouillard, récupérait des copies de film destinées au pilon. Le ciné-club de cette institution passait donc énormément de films américains des années 30 des comédies, des McCarey, etc. J’étais le présentateur de ce ciné-club et c’était mon premier contact avec la critique de cinéma. On avait un questionnaire et le spectateur qui répondait juste gagnait une entrée gratuite. Il y avait un jeune garçon qui répondait à toutes les questions, un incollable, qui débarquait de sa Normandie : c’était Rivette. C’est également là que j’ai connu Godard, qui n’était pas tellement participant, et Chabrol. Rivette a écrit un article remarquable dans le bulletin du ciné-club où il défendait les positions qu’il tient toujours actuellement il attaquait notamment le cinéma de montage de façon encore plus violente que Bazin. Et depuis, il est toujours resté fidèle à ce cinéma de « plan large ». C’est dans ce ciné-club que j’ai connu la future bande des Cahiers sauf Truffaut, dont j’ai fait la connaissance au Festival du film maudit à Biarritz, en 49. Ce festival était organisé par la défunte Revue du cinéma, c’est-à-dire André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Alexandre Astruc. Moi-même, grâce à mon premier grand article, « Le Cinéma, art de l’espace », j’étais invité parmi les professionnels et faisais partie du comité du Festival. En 51, c’est un exploitant de salles, Leonard Keigel, qui a financé la création des Cahiers du cinéma.
La critique était-elle marquée par les courants de pensée de l’après-guerre, la phénoménologie, les formalistes russes, etc. ?
A cette époque, on se gardait de faire de la philosophie, on essayait de se démarquer des universitaires. Sous un pseudonyme, Bazin a écrit dans les Cahiers un article assez sévère contre la phénoménologie. Mais en même temps, il a intitulé son premier article « Ontologie de l’image cinématographique ». Il est donc certain que le courant de pensée dominant de ces années-là était la phénoménologie. A des titres divers, nous avions tous fait des études de philosophie. En ce qui me concerne, la phénoménologie, Heidegger, Alain, toutes ces influences se sont mêlées. Deux grands penseurs français contemporains nous ont également marqués : Sartre et Malraux, qui était plutôt hégélien qu’existentialiste. Nous étions donc dans une tradition de pensée qu’on pourrait appeler la philosophie des essences, qui irait de Platon jusqu’à Heidegger, en passant par Hegel. Même des gens qui ne faisaient pas partie de notre groupe d’origine, comme Truffaut, ont été marqués par ce courant. Quand Truffaut parle de la politique des auteurs, c’est finalement une attitude transcendantale, idéaliste ce n’est pas une conception scientifique mais une conception philosophique, fondée sur l’a priori. Cela dit, malgré cette influence, notre génération a eu une attitude radicalement différente, inspirée des sciences humaines aussi bien de la psychanalyse que de la linguistique. Pour résumer, il y a eu deux grandes époques, deux grands courants de pensée dans les Cahiers : la revue est passée d’une philosophie des essences à un courant beaucoup plus scientifique, de l’ontologie aux sciences expérimentales sémiologie, psychanalyse.
Contrairement à la critique dominante fondée sur des critères politiques et sociaux, vous vous inscriviez dans une grille esthétique, s’appuyant sur diverses traditions philosophiques. Est-ce pour cette raison que les meilleures plumes se sont cristallisées aux Cahiers ?
Il y avait avant tout une raison purement matérielle : les Cahiers étaient la seule revue vraiment professionnelle. Les autres étaient plutôt des feuilles de chou, des bricolages ronéotypés. Les Cahiers avaient du beau papier, des belles photos, etc. D’autre part, il y avait déjà des noms aux Cahiers Bazin était même connu à l’étranger. Tout cela a fait qu’on avait envie de venir aux Cahiers : ce n’était pas une revue de petits débutants. Mais ce n’était pas si facile, notre tirage était très faible. Notre rayonnement n’était pas du tout proportionnel à notre tirage et à nos ventes. Peut-être les Cahiers étaient-ils fauchés dans les kiosques, ou bien on se les passait de main en main.
Les cinéastes sur lesquels vous avez créé votre appareil critique étaient Renoir, Hawks, Hitchcock, Rossellini. Parmi ceux-là, Hitchcock semble un intrus.
Il y avait plusieurs tendances au sein même des Cahiers. Ceux qui défendaient plutôt un cinéma politique : Doniol-Valcroze, Pierre Kast. Bazin était plutôt un chrétien de gauche, tendance Esprit. Et nous moi, Rivette, Godard, Douchet, Chabrol , on nous a souvent accusés d’être de droite car, par réaction, on ne voulait pas parler de politique : on défendait des films que d’autres considéraient comme réactionnaires. Le formalisme, l’esthétique étaient considérés comme des valeurs bourgeoises. Pourtant, parfois, nos idées étaient proches de celles de Bazin : il dominait un peu tout le monde une sorte de grand conciliateur. C’était un grand admirateur de Renoir et de Rossellini : sur ce point, nous étions tout à fait d’accord avec lui. Par contre, nous étions en désaccord sur le cinéma américain. Il aimait ce qu’il appelait « la profondeur dans la superficialité » du cinéma américain, du western… Il considérait Hitchcock ou Hawks comme des cinéastes superficiels, ne pensait pas qu’ils étaient profonds comme Renoir ou Rossellini pouvaient l’être. Nous, nous pensions que ces cinéastes américains étaient aussi directement profonds que Renoir. Du coup, Bazin nous a qualifiés d’hitchcocko-hawksiens.
Mais Hitchcock, cinéaste de la manipulation reine, n’est-il pas à l’opposé de l’ontologie hawksienne ou rossellinienne ?
Pour nous, ce qui rapproche Hitchcock, Hawks, Rossellini, c’est la mise en scène, la spécificité cinématographique. Pour moi, il ne s’agit pas d’une spécificité des moyens, mais des fins. C’est-à-dire, chez les uns et les autres, la découverte d’une beauté spécifiquement cinématographique incomparable avec les autres. La beauté d’un film d’Hitchcock ou d’Hawks n’a rien à voir avec celle des autres arts : entre un roman policier et un film d’Hitchcock, il y a la même différence qu’entre une note de musique et un tableau. Or, beaucoup de gens, quand ils voient un film d’Hitchcock ou d’Hawks, le regardent et le pensent comme ils liraient un roman policier. J’aime beaucoup les romans de Chandler, mais un film d’Hawks n’est pas du tout un simple Chandler filmé, c’est autre chose : l’ uvre de Chandler et l’ uvre d’Hawks ne proposent pas la même idée du monde, ce n’est pas la même révélation d’une certaine beauté spécifique. D’une façon plus précise, ce que j’aimais chez tous ces cinéastes, c’était qu’ils créaient des formes et non pas de la forme. Ce n’était pas des cinéastes formalistes : chez eux, la forme n’était pas dissociée du contenu. Chez Hitchcock, il y avait une pensée constante de mise en scène en fonction d’un schéma temporel ou spatial : une dialectique de la ligne droite et du cercle dans L’Inconnu du Nord-Express, une construction hélicoïdale dans Vertigo. Ces schémas n’étaient pas artificiellement plaqués, ils correspondaient à la structure de l’histoire, à la pensée des personnages… Voilà pourquoi j’aimais Hitchcock. Et je retrouvais cette pensée de mise en scène et cette beauté spécifiquement cinématographique chez Hawks, Keaton, Renoir ou Rossellini.
Vous avez commencé à tourner votre premier court métrage en 1950, ce qui faisait de vous le premier de l’équipe des Cahiers à devenir metteur en scène. Ce passage derrière la caméra a-t-il modifié votre réflexion critique ?
C’est la spécificité de notre école, celle de la Nouvelle Vague : nous avions envie de faire du cinéma avant même d’en parler. On se sentait un peu artistes, un peu frères des cinéastes, on n’était pas uniquement spectateurs. Toutes mes idées sur le cinéma me sont venues lorsque j’étais spectateur, et la pratique du cinéma ne m’a strictement rien appris dans ce domaine. Nous avons appris le cinéma non pas en écrivant dessus, mais en le regardant. Le fait de voir des films muets nous a appris beaucoup de choses, mais nous n’avons pas pour autant appliqué de théorie. Nous nous sommes très vite affranchis de nos maîtres.
Est-ce parce que, dans votre cas, vous faites plus référence à la littérature et à la peinture qu’au cinéma lui-même ?
Je crois. Ma mise en scène est très spontanée, aléatoire et dictée par les circonstances, le décor et les acteurs. Par le possible, pour donner un terme plus générique. Je ne peux donc pas me référer à quelque chose qui existe et qui aurait été tourné dans des conditions différentes. Truffaut disait, si je me souviens bien, « Quand je fais un plan et que je ne sais pas très bien que faire, je pense à quelque chose qu’aurait fait Hitchcock. » Cela ne m’est jamais venu à l’idée. Lorsque je fais un plan, je pense à l’endroit où va être la caméra en fonction du relief ou de la physionomie de l’acteur.
Vous étiez plus âgé que Truffaut, Godard ou Chabrol. Cela vous conférait-il une autorité morale sur le groupe des Cahiers ?
Ce qui m’a conféré une autorité morale, c’est d’avoir écrit des articles comme « Le Cinéma, art de l’espace » dans La Revue du cinéma, alors que les autres n’avaient pas vraiment écrit d’article. J’avais écrit aux Cahiers un article qui s’appelait « Vanité de la peinture » ; Rivette s’est imposé avec un article sur Rossellini, puis un sur Hawks intitulé « Génie d’Howard Hawks ». Il fallait s’imposer par des articles de fond, montrer qu’on avait une théorie du cinéma et ne pas se contenter de faire une petite critique au jour le jour. Truffaut s’est imposé avec un article beaucoup plus journalistique et moins philosophique : « Une Certaine tendance du cinéma français ».
Croyez-vous qu’à travers cet article Truffaut avait des visées stratégiques ?
Nous aimions bien nous comparer à des stratèges. On disait « Il faut s’emparer du cinéma. » D’ailleurs, on a réussi.
Il y avait une volonté chez vous, chez Godard ou chez Truffaut de mettre au point des outils théoriques spécifiques à la critique de cinéma, qui ne seraient pas seulement empruntés à la philosophie ou à la critique littéraire.
C’était ça. On se méfiait des littéraires et des philosophes. J’avais essayé à un certain moment de faire le vide de toutes les références, de toutes les façons de penser que j’avais apprises. On a tenté d’avoir un regard neuf sur le cinéma. Cela explique pourquoi on n’a pas été compris tout de suite : on n’avait pas tout à fait les mêmes critères que les autres.
Dans les Cahiers, vous signez au début vos articles de votre vrai nom : Maurice Scherer. D’où vient le pseudonyme de Rohmer ?
C’est une anagramme. Je voulais depuis longtemps prendre un pseudonyme pour des tas de raisons. J’étais à ce moment-là professeur, je ne voulais pas créer de confusion. J’ai fini par préférer mon pseudonyme. Mes camarades qui avaient pris un pseudonyme, comme Godard, ne l’ont pas gardé par la suite.
Vous avez été rédacteur en chef des Cahiers. Comment héritait-on d’une telle fonction ? Fallait-il en passer par des batailles de pouvoir pour y accéder ?
Doniol a commencé à faire des films, et Bazin était déjà malade. Il fallait quelqu’un pour remplacer Lo Duca et j’ai été désigné. Le problème a été de trouver de nouveaux collaborateurs, ce qui a été très difficile. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis parti. Il ne s’agissait pas du tout d’une querelle entre conservateurs et progressistes c’est plus complexe. A ce moment-là, les anciens des Cahiers partaient car ils n’avaient plus envie d’écrire, moi y compris. Je venais de faire Le Signe du lion. Les jeunes qui venaient à savoir, Fieschi, Comolli, Narboni écrivaient des articles considérés par beaucoup comme très obscurs, peu journalistiques et illisibles. La Nouvelle Vague commençait à être attaquée, nous étions en 61-62, et Truffaut aurait voulu une revue plus combative. Beaucoup de personnes avaient cette attitude critique vis-à-vis de la Nouvelle Vague : Douchet, Comolli, Barbet Schroeder, la tendance macmahonienne. Toutes ces courants ne représentaient pas tellement la ligne Truffaut. J’ai ouvert les Cahiers à ces jeunes gens, tout en les critiquant d’ailleurs. C’est même Rivette qui m’a encouragé à passer un article de Mourlet très anti-Cahiers. Rossellini, Hawks, Hitchcock, Bresson étaient attaqués. Je pensais que les Cahiers devaient être une revue dans laquelle les idées puissent s’exprimer. La mission des gens de la Nouvelle Vague aux Cahiers était finie et il fallait autre chose. Cette ouverture m’a été reprochée, je suis parti et Rivette m’a remplacé.
Dans votre série d’articles intitulée « Le Celluloïd et le marbre », une des idées fortes était que le cinéma prenait le relais des autres arts parce que, selon vous, la peinture était à bout de souffle, la littérature aussi, alors que le cinéma était lui en plein essor. Ecririez-vous la même chose aujourd’hui ?
C’était vrai à cette époque-là, mais je ne sais pas si ça l’est maintenant. Je ne peux pas être juge et partie. Je ne connais pas assez les autres arts, mais il semble qu’ils sommeillent beaucoup. Je suis quand même moins mélancolique que certains de mes collègues. Mais je ne peux plus faire de futurologie, je ne suis plus à l’âge où l’on regarde l’avenir. Je ne serai pas là au xxie siècle, je n’ai donc pas envie de voir ce qui se passera. Quand j’avais 20 ou 30 ans, je sentais que je pouvais intervenir dans cette fin du xxe siècle. Je ne peux plus juger de manière péremptoire comme je le faisais autrefois, et je ne suis plus tellement au courant de ce qui se passe. Les seuls films que je vois en salle sont ceux de mes camarades. Je vois les autres quelques années plus tard. Je suis comme beaucoup de cinéastes, lorsqu’ils prennent de l’âge, ils deviennent moins curieux. Jean Cocteau a été très curieux jusqu’à sa mort : je ne suis pas de cette espèce.
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