Abdellatif Kechiche parle de la décision de justice qui a supprimé le visa d’exploitation de La Vie d’Adèle, de la situation politique et sociale de la France, puis de son prochain film.
Mercredi dernier, coup de fil d’Abdellatif Kechiche. Fébrile, nerveux, il veut « vider son sac » à propos de la décision de la cour administrative d’appel qui a annulé le visa d’exploitation de La Vie d’Adèle et des débats qui ont suivi. Nous prenons rendez-vous dans son café habituel et comme attendu, l’entretien ponctuel devient une conversation au long cours, sinueuse, parfois murmurée, parfois torrentielle, prenant de larges bifurcations vers l’état de la société, la politique nationale, la géopolitique mondiale, avant de revenir vers le cinéma.
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Soyons clairs, nous ne souscrivons pas à tous les propos et analyses de Kechiche (pas éloignés de ceux d’un Michel Onfray), mais nous aimons toujours écouter ce cinéaste considérable, sa sincérité à fleur de peau, parfois confuse, souvent émouvante, et qui traduit un sentiment existant dans notre pays. Abdellatif Kechiche aura beaucoup parlé du procès autour de La Vie d’Adèle, de politique, de notre société, peu de son prochain film consacré à une sœur mystique du XIIIe siècle, Marguerite Porete, qui fut brûlée vive avec son livre, Le Miroir des âmes simples, car jugés hérétiques – une vie et une oeuvre qui feront assurément écho à notre contemporain.
Les murs des bureaux du cinéaste sont ainsi tapissés de portraits de jeunes acteurs et actrices (casting), de photos superbes de monastères, couvents et villages de pierres (repérages), et d’images de tableaux anciens et de films (Bresson, Dreyer…) représentant des gros plans de visages magnifiques. Même quand il « vide son sac », Kechiche reste un cinéaste, un artiste en quête permanente de sens et de beauté, et dont on attend déjà impatiemment le prochain film.
La Cour administrative d’appel a annulé le visa d’exploitation de la Vie d’Adèle, donnant raison à l’association Promouvoir. A la surprise générale, tu as exprimé ton accord avec cette décision, regrettant que le ministère de la Culture aille en Cassation.
Abdellatif Kechiche – J’aurais voulu rester en dehors de tout ça, qu’on m’oublie avec La Vie d’Adèle. Je veux tourner mon prochain film et surtout pas qu’on me remette à « l’honneur » (rires)…
Cette décision n’est-elle pas absurde trois ans après que le film a été diffusé en salles, en dvd, que son public l’a vu et sait de quoi il retourne ?
Les procès, c’est toujours long. Je n’ai pas suivi cette procédure et c’est récemment que j’ai appris qu’il y avait des polémiques et que certains ont pris la « défense » de mon film, ce qui m’est insupportable. On ose parler au nom de mon film, on crée encore de la discorde, comme au moment de sa sortie. L’association Promouvoir n’a pas créé la discorde et n’est pas responsable de la décision de la justice.
C’est quand même cette association qui a saisi la justice et qui est à l’origine de cette affaire !
Mais elle est en droit de saisir la justice, et les juges sont en droit de rendre un verdict, et on est en droit de le respecter.
Est-on aussi en droit d’être en désaccord avec cette décision et d’aller en Cassation ?
Oui, mais qui va en Cassation ? Au nom de qui et au nom de quoi ? Et si moi j’estime que la décision de la Cour d’appel est très bonne ? Je n’aime pas que mon film sème la discorde, alors si ce jugement peut apaiser ceux qui ont saisi la justice, a priori adversaires de mon film, j’en suis content pour eux. Ensuite, il y a le fond. Faut-il montrer ou non La Vie d’Adèle à des enfants de 12 ans ? A mon avis, non.
L’interdiction aux – 12 ans a laissé la liberté à ce segment du public (12 à 16 ans) de voir le film mais ne l’a pas contraint… Personne n’a obligé les enfants de 12 ans à voir ton film. Par ailleurs, peut-être que des enfants de 14 ou 15 ans l’ont vu et l’ont apprécié. Ne confonds-tu pas l’obligation avec la liberté de voir ou pas ?
Peut-être, mais c’est bien que les censeurs s’expriment, que ceux qui sont anti-censure s’expriment aussi. En l’occurrence, je suis d’accord avec ceux à qui la justice a donné raison. Et je les remercie de m’avoir éveillé et obligé à rectifier ma position par rapport à ce film. Qui suis-je dans cette œuvre par rapport au ministère de la Culture ou à Wild Bunch qui se cirent les chaussures en se faisant passer pour des héros de la liberté d’expression ? Une classe d’enfants de 12 ans pourrait-elle voir La Vie d’Adèle ? Ce serait stupide de mettre des enfants devant un film où, pendant trois heures, des filles jouent à touche-pipi.
La Vie d’Adèle ne peut pas se réduire à ça !
Pour des enfants de 12 ans, si. A cet âge, ils ont besoin d’autre chose, notamment de lire, de se cultiver.
Ce besoin de lire, de se cultiver, de transmettre est précisément un des enjeux de La Vie d’Adèle.
Oui, mais la façon dont le film traite ce sujet s’adresse à des adultes, des étudiants, des enseignants, pas à des enfants. J’aimerais que les 12 ans lisent plutôt Les Caprices de Marianne, texte vivifiant, pas angoissant, ouvrant l’esprit… En tant que réalisateur, je me sens citoyen et je veux apporter des choses positives à la collectivité. Cette polémique autour du visa d’exploitation est typique de la petite agitation à la française, on ne débat pas en profondeur du fond des choses. On voit « censure », horreur, on s’oppose automatiquement. On ne réfléchit pas, on ne se dit pas que Promouvoir a peut-être raison sur ce sujet, tort sur d’autres.
Il n’y a pas que l’aspect moral et le fond, il y a aussi les effets politiques secondaires de cette décision et de ton positionnement. Ne prends-tu pas le risque de légitimer une association extrémiste et de futures censures ?
Mais ils ne sont pas illégitimes. C’est une voix parmi d’autres, ils s’expriment. De même que je n’aime pas qu’on détourne ce que je voulais exprimer à travers La Vie d’Adèle, je n’aime pas qu’on délégitime l’expression de cette association. Ce qui ne signifie pas non plus que je suis d’accord avec toutes leurs thèses. Ils sont catholiques, moi, je n’ai aucune envie de froisser les catholiques.
Promouvoir ne représente pas la totalité des catholiques mais une certaine conception ultraconservatrice du catholicisme.
Ils sont catholiques, tout le reste, ce sont des mots. Je dois respecter la vision de mon film par les catholiques.
Tu crois qu’aucun spectateur catholique n’est susceptible d’avoir aimé La Vie d’Adèle ?
Je ne crois pas ça et j’espère bien qu’il existe de tels spectateurs, mais on n’a pas besoin d’afficher sa religion pour voir mes films ! (rires) En tous cas, l’étiquette catholique ne me dérange pas du tout et j’ai d’ailleurs beaucoup d’espoir en le nouveau Pape qui affiche des convictions sociales, qui essaye de répandre la fraternité entre musulmans et chrétiens, qui fait ce qu’il peut. On a besoin de paroles claires comme celles du Pape, qui dit non à la guerre.
Pas sûr que le Pape François et Promouvoir se situent sur la même ligne et sur la même conception de leur religion. Promouvoir est traditionnaliste, beaucoup plus à droite et moins social que François…
Vous voulez parler de l’extrême-droite, du FN ? Ceux qui votent pour eux sont des millions. Le principe sacré de la démocratie est de laisser l’autre s’exprimer. Utiliser la peur, le scandale, dénoncer l’autre, ce n’est pas la démocratie. Faire barrage, museler, faire taire, c’est dangereux.
Le FN omniprésent dans les médias et les conversations serait muselé, réduit au silence, vraiment ?!
Oui, un peu. Ce parti représente une majorité de Français que l’on traite d’imbéciles…
Le FN représente environ 1/3 de suffrages exprimés, ce qui ne fait pas une majorité de Français.
Certes, mais le FN est devenu pour beaucoup le représentant du peuple, des classes populaires. Le peuple français est respectable et en ce moment, on ne le respecte pas. On le méprise, on le réduit, on lui demande de se taire au profit de ceux qui sont pires qu’eux, qui parlent de « race blanche » ! Entre la droite et l’extrême-droite, je choisis la seconde. Entre Sarkozy et Marine Le Pen, je préfère Le Pen, elle n’irait pas faire la guerre en Syrie ou en Libye. Elle est plus intelligente que Sarkozy, elle dirait « en tant que femme, en tant que mère, je n’irais pas tuer des Arabes en Syrie en me mettant à la botte des Américains ».
D’abord, la guerre en Syrie n’est pas contre les Arabes mais contre Daesh. Ensuite, Marine Le Pen passe son temps à condamner l’immigration, les musulmans, les prières de rues, le halal, etc.
Tous les politiques condamnent l’immigration depuis longtemps. Rocard disait que « la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde ».
Mais « elle doit en prendre sa part », disait-il ensuite.
L’immigration est le thème central d’autres partis que le FN. Mais le FN parle clairement de ça, alors que les autres en parlent de façon plus insidieuse, hypocrite. En 74, la droite voulait faire peur avec le PS. Aujourd’hui, c’est le PS qui veut faire peur avec le FN en parlant de risque de « guerre civile ».
N’est-ce pas surtout le FN qui sème la peur : peur des immigrés, peur de l’autre, insistance incessante sur les sujets anxiogènes, exagération et simplification des problèmes…
Ils sèment tous la peur, mais pour l’instant, dans cette concurrence, c’est Le Pen qui gagne. Les autres partis suivent le FN, reviennent à la sécurité, aux frontières, etc. Et pendant ce temps, on tue des Syriens. On n’est pas conscient de la sale image que cette guerre donne de la France dans le monde arabe.
Tu disais que combattre le FN équivaut à mépriser ses électeurs. C’est contestable, il y a une différence entre un parti, ses idées, ses leaders d’un côté, et ses électeurs de l’autre.
C’est facile d’être de gauche quand on habite les beaux quartiers. Je vis au milieu de gens qui votent FN, ils ne sont pas tous racistes, et je discute avec eux.
On comprend les raisons qui poussent à voter contre les partis de gouvernement (chômage, relégation, impuissance publique, etc.), mais pourquoi aller en masse vers le FN et pas vers le PC, le PG ou le NPA, à l’instar des Grecs qui votent Syriza ?
L’histoire de la Grèce est très ancienne, chaque pays s’exprime avec son passé, sa culture. Je ne suis militant d’aucun parti, je les observe tous depuis longtemps. La xénophobie existe ailleurs qu’au FN, chez Les Républicains par exemple, avec la « race blanche ». Je comprends que le FN puisse séduire plus que la droite ou même que la gauche. Sarkozy est responsable de ce qui se passe en ce moment.
On a vécu une année marquée par les attentats. Comment vois-tu l’état de l’intégration, entre la jeunesse des quartiers en rupture et la réussite des enfants d’immigrés qui trouvent leur place dans tous les secteurs professionnels, y compris dans les plus hautes sphères de la politique ?
Toute une jeunesse issue de l’immigration cultive une rancœur contre la France parce qu’elle se sent rejetée, insultée dans son identité. Moi-même je ressens ça.
Pourtant, tu es un cinéaste largement célébré en France et dans le monde, collectionneur de prix et autres signes de reconnaissance ?
C’est l’aspect sympathique, mais les drames que nous vivons comptent plus que ma petite reconnaissance personnelle. Je ne suis pas un symbole de l’intégration, je suis un homme libre. Je ressens une appartenance charnelle et intellectuelle à la France et c’est cet aspect intellectuel qui est touché. Les penseurs d’aujourd’hui servent des intérêts, ou leurs intérêts. On ne voit plus les équivalents des Sartre, Genet, Camus, comme si une part de notre identité s’était perdue.
Ils existent, mais on ne les voit pas à la télé, effet pervers des logiques d’audimat qui privilégient les « grandes gueules »…
Oui, on incite aux discours simplistes. Sur ce plan-là, la télé est un outil de propagande. Propagande de guerre, en ce moment. On ne s’offusque pas que la France parte en guerre contre les Arabes.
Pas contre les Arabes mais contre Daesh, et pas parce qu’ils sont Arabes mais parce qu’ils sont dangereux…
Non, c’est contre les Arabes et pour le pétrole. La France tombe dans le piège des Américains. Chirac ne serait pas tombé dans ce piège. Je te parle de ce que ressentent beaucoup d’Arabes, en France et ailleurs. Ils estiment que la France leur fait la guerre et ça leur rappelle les mauvais souvenirs de la guerre d’Algérie. L’image de la France au Maghreb est salie auprès d’une grande partie de la population. Ça me fait de la peine, parce que la France, c’était l’amitié, la fraternité avec ces pays-là.
Tu as beaucoup parlé du FN, de ses électeurs des classes populaires, de ceux qui les rejettent… Cela peut susciter des incompréhensions, des malentendus. Où te situes-tu politiquement ?
Je redis qu’entre Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy, je préfère Marine Le Pen. Mais je dis aussi que je ne vote ni pour l’une ni pour l’autre. Mon souhait serait qu’une femme dirige la France. Elle n’irait pas en guerre en Syrie, elle s’occuperait avant tout des affaires intérieures, en « famille ». Pas Marine Le Pen, plutôt Martine Aubry pour qui j’éprouve depuis longtemps de la sympathie, notamment en raison des 35h.
C’est un peu plus clair, on aurait pu croire que tu défendais bec et ongle le FN ?
Je ne défends pas le FN, j’essaye de comprendre comment on en est arrivé là. En 79, ce parti faisait 0,5% dans ma région Paca. Aujourd’hui, il est à 40% en Paca et rassemble un maximum de voix dans les classes populaires. Si le FN est si haut, ce n’est pas de ma faute, j’ai même essayé de m’opposer à cette montée. Le FN a toujours tenu un discours qui me semblait dangereux, mais aujourd’hui, j’entends des propos dangereux à droite et à gauche. Aucun parti aujourd’hui ne me semble en mesure de faire espérer les classes populaires qui ne rêvent que d’une chose : la baisse du chômage, avoir un boulot, un avenir. J’aimerais qu’on arrête de faire peur – faire peur avec les Arabes, faire peur avec les musulmans, faire peur avec le FN… Non, l’esprit français, ce n’est pas la peur, c’est la raison. Tu vas encore m’accuser d’être pro-FN mais je suis d’accord avec eux sur un point, c’est le retour au Franc. Parce que je trouvais magnifique de voir les billets à l’effigie de Pascal ou de Voltaire. On tenait tous les jours dans sa main, dans sa poche, ces figures de la pensée française. C’est ça aussi, l’identité de notre pays.
Revenons à la procédure autour de La Vie d’Adèle. Que souhaiterais-tu ?
Qu’on n’utilise pas mon film pour se faire passer pour de soi-disant défenseurs de la liberté d’expression. Je rappelle que ce film est ma propriété intellectuelle si ce n’est matérielle. Quand on fait des procès au nom de mon film, on me vole cette propriété intellectuelle. D’autre part, j’aimerais que l’on retienne de ce film que les enfants ont avant tout besoin de lire afin qu’on ne se retrouve pas avec des générations enfermées dans l’ignorance, ce qu’on a fait hélas depuis des décennies. Ce qui arrive en ce moment dans la société se résume à un mot : ignorance. Les jeunes doivent lire beaucoup, des classiques ou des livres d’aujourd’hui comme ceux de Virginie Despentes – Apocalypse bébé est une œuvre sublime. Il faut lire les Grecs anciens, les jeunes ont besoin de mythologies, regarde le succès de Star Wars. C’est pour ça que je fais des films, pour montrer, dire, inciter, mais je ne veux pas que ce soit dans la discorde.
Le débat n’est pas la discorde, et il est utile, nécessaire…
Oui, mais je me retrouve toujours dans des accusations publiques qui font très mal aux films. A moi aussi, mais je ne veux pas restreindre les choses à mon petit ego. Ce qui me tient aussi à cœur, c’est de dire que tout n’est pas foutu, que quand on est désespéré, il y a aussi de l’espoir. Et j’aimerais que la France arrête cette guerre, parce qu’il m’est insupportable d’entendre la France être insultée quand je vais en Tunisie ou dans certains quartiers. Nos valeurs, il faut les défendre ici, en France. Ceux qui ont commis des actes barbares en France sont des pupilles de la nation. Les frères Kouachi étaient orphelins ! Il en va de la responsabilité de la nation ! Occupons-nous d’abord de nos problèmes ici et n’allons pas nous en créer à l’extérieur ! C’est une illusion de croire qu’une guerre va tout arranger.
Pour finir sur une note positive, sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Sur la vie et l’œuvre de Marguerite Porete, nonne mystique du courant des Beguines, qui a vécu au XIIIe siècle, a écrit Le Miroir des âmes simples, et a fini brûlée avec son livre en place de Grève. J’aimerais faire connaître cette femme et sa pensée. J’attends beaucoup de ce film, j’aurais préféré te le montrer plutôt que d’en parler. J’en suis au casting, aux repérages, et à courir après l’argent des banques. Je suis accompagné dans ce projet par Pathé, la société de Jérôme Seydoux.
Te voilà réconcilié avec la famille Seydoux !
Professionnellement, Léa et Jérôme Seydoux n’ont rien à voir, ne font pas le même métier. Je n’engage pas Jérôme Seydoux comme acteur ! C’est par ailleurs un homme fort sympathique et je me souviens surtout que Pathé est une société très professionnelle qui avait très bien distribué La Graine et le Mulet.
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